La Faneuse d’amour

Chapitre 27

 

Sussel Waarloos avait été ramassé en toutehâte par Malcorpus et Pierlo ; le premier le portait par lespieds, l’autre le soutenait sous les aisselles. Précédés du petitMalsec et de Kartouss, qui servaient d’éclaireurs, écartaient lesronces et frayaient le passage à travers les taillis de noisetiers,ils s’engagèrent dans les bois de Zœrsel, qui se développent sur lagauche, avec des intervalles de bruyères et de garigues jusqu’àHalle, Saint-Antoine et Santhoven.

Ils marchaient d’un pas aussi alerte que leleur permettaient leur charge, l’obscurité, le sol glissant.Derrière eux, venaient Polvliet, Morgel, Basteni et le reste ducontingent de Santhoven et de Zœrsel ; Maris Valk, deHalle ; Ariaan Teunis, de Viersel ; Sus Modaf, deRanst ; Nest Malyse, d’Oostmalle ; Zander Zillebeck, dePouderlée ; Vard Overpelt, de Casterlée ; Guile Gabrielset Jan Zwartlée, de Grobbendonck ; enfin, Jurg Daniels etDrisse Mabilde, de Wortel.

À dessein, ils ménageaient un intervalleconsidérable entre la tête et l’arrière-garde. Rejoints par lesgendarmes, les derniers auraient mis les bonnets à poil sur unefausse piste ou empêché la capture de leur chef blessé, enprovoquant une nouvelle escarmouche.

Pour plus de sûreté, Pierlo, le féal second deWaarloos, engagea la petite troupe à se fractionner encore ;l’escorte de Santhoven étant assez nombreuse.

Au fur et à mesure que les gars des diversesparoisses rencontraient des sentes ou des embranchements menant àleurs clochers, ils se rabattaient à gauche ou à droite, aprèsavoir fait promettre à ceux de Zœrsel de leur mander des nouvellesdu chef.

À chaque pas un peu brusque de ses rudesporteurs, la tête du blessé se renversait en arrière ou retombaitsur la poitrine. Ses amis se demandaient s’il était vivant encoreet songeaient, sombres et abattus, aux scènes que ce retourtragique provoqueraient dans la ferme des Trembles.

Ils louvoyaient constamment afin d’éviter larase campagne et ils se tenaient le plus près possible de lalisière du bois où ils se seraient rejetés à la premièrealerte.

De temps en temps, Pierlo commandait halte,pour s’orienter et prendre haleine.

Pendant un de ces courts repos, le charronexamina plus attentivement le blessé.

– C’est qu’il saigne comme un veau !constata Pierlo. Si cela continue, il n’arrivera jamais vivant à saferme !

Ils déposèrent un moment Sussel sur untalus ; ramenèrent sa blouse bleue en bourrelet sous sonmenton, défirent ses culottes et, écartant la chemise, constatèrentque le sang s’échappait d’un trou dans la hanche gauche.

Justement ils n’étaient pas loin d’unruisseau. Basteni et le petit Malsec coururent puiser de l’eau dansleurs casquettes et lavèrent la blessure avec des feuilles defougère. Ceux qui avaient des mouchoirs, Polvliet et Malcorpusentre autres, en firent des compresses ; quelques-unsvoulaient mettre leurs sarraux en pièces ou offraient leur foulardde cou. Drisse Mabilde prononçait des paroles magiques qu’il avaitapprises de la vieille sorcière de Wortel pour préserver lesmoutons de la clavelée.

– Pourquoi ce qui soulage les bêtes neguérirait-il pas les hommes ? se disait le digne Drisse.

Mais Sander Basteni le rabrouait pour sonimpiété et, s’approchant à son tour, traçait sept signes de croixsur la hanche blessée en invoquant Notre-Dame desSept-Douleurs.

S’aidant de leurs sciences réunies les frustesgaillards, plus aptes à ouvrir des plaies qu’à les fermer,parvinrent cependant à étancher le sang.

Tandis qu’ils se pressaient autour deWaarloos, pâle, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte, lesmembres flasques, beaucoup le croyaient mort et murmuraient unDe profundis.

Stan Malcorpus, dont les doigts gourdsrajustaient maladroitement les vêtements du blessé, essayait deplaisanter.

– Hein, si sa bonne amie ou même la grossedame de tout à l’heure était ici, il y a longtemps qu’ellesl’auraient réveillé en le chatouillant ? Mais nos caresses nelui disent rien…

Pierlo, impatienté par les lenteurs et lesmaladresses de Stan, le repoussa. Le brave Frans, lui, se seraitobstiné jusqu’au matin à trouver un indice de vie chezWaarloos : il approchait l’oreille de son cœur et luisoufflait dans les narines et dans la bouche, comme il avait vufaire un jour à un enfant noyé.

Cette scène se passait à l’orée du bois desGrille-Pieds. La lune éclairait ces figures apitoyées et maculéesde sang, ces mouvements gauches d’infirmiers improvisés.

– Je jurerais qu’il vit ! clama soudainFrans Pierlo. Son haleine revient, sa poitrine se soulève, il arespiré… Nous n’avons pas de temps à perdre… À quelques arbaletéesd’ici nous débouchons dans la drève du château d’Alava. Je proposede conduire notre Sussel chez le forestier… Sussel sera mieux cachéet mieux protégé sur les terres du comte qu’à la ferme desTrembles… Vous savez l’amitié que nos seigneurs lui portent ;s’il y a moyen de nous le conserver, c’est eux qui trouveront cemoyen…

Tous se rallièrent à cet avis. Ils avaienttaillé quelques branches et ils en formèrent une civière surlaquelle ils chargèrent le blessé en ayant soin de lui faire unoreiller de feuillage. Comme leur troupe se remettait enmarche :

– Camarades, dit encore Pierlo, il s’agitd’arracher notre porte-drapeau non seulement à la mort, mais aussiaux juges de la ville, capables de le jeter en prison, tout abîméet saigné qu’il soit… Écoutez, comme on va le rechercher, ilimporte que vous déclariez tous qu’il n’était pas avec nous et quemoi je vous commandais… Ce sera aussi mon sang qui aura rougi lesbuissons…

– C’est brave ça, Frans, approuvèrent lesautres. Compte sur nous pour t’aider.

Afin de faciliter cette généreuse supercherie,le crâne garçon laboura de ses ongles l’estafilade qui luitraversait le visage et où le sang se coagulait en poissant sescheveux. Il se barbouilla les mains de ce sang qui s’était remis àcouler et il en fit pleuvoir les gouttelettes sur une grandelongueur du premier chemin qui se séparait du leur. Puis ilrejoignit ses amis.

Les tourelles en poivrière flanquant le combledu château d’Alava pointèrent enfin au-dessus des hautes futaies.Les gars ne suivirent pas la drève d’entrée, mais s’enfoncèrent parune contre-allée dans le parc et les pépinières. De la lumièrebrillait aux croisillons de la chaumière du garde. Pierlofrappa.

Au premier coup, une femme, la comtessed’Adembrode en personne, leur ouvrit.

Ses pressentiments du matin ne l’avaient pastrompée. Elle eut la force de cacher sa terrible émotion et parvintà se roidir. Ce fut d’une voix relativement calme qu’elle demanda àPierlo si Waarloos vivait. Et les yeux du féal lui répondantaffirmativement, elle étouffa ses transports de jubilation, commeelle avait réprimé son cri de désespoir.

Le village venait d’apprendre le résultat duguet-apens par le fils du garde, qui faisait partie de l’embuscade,et qui avait pris les devants. C’est à la maison forestière, oùelle s’était rendue au moins dix fois pendant le jour, que lacomtesse entendit parler de l’échauffourée. Quelles ne furent sesaffres avant l’arrivée du blessé !

La comtesse fit transporter immédiatementSussel Waarloos dans un pavillon du château.

Elle félicita le dévoué Pierlo et le remerciade sa confiance dans les sentiments des d’Adembrode.

Comme elle s’inquiétait de sa blessure àlui :

– Bah ! un simple abreuvoir àmouches ! dit Pierlo. Ne l’étanchez pas, car il me faut encoreexhiber du sang ce soir dans le pays à la ronde !

Et, pour se dérober aux marques de gratitude,lorsqu’on avait demandé un homme de bonne volonté pour aller quérirle médecin de Viersel, l’ami des d’Adembrode, c’était encore lemême Frans Pierlo qui s’était offert. Sans attendre de réponse lecrâne gaillard enfourcha le cheval sellé pour cette commission etpartit à fond de train.

À Viersel, le jeune charron cédait sa montureà l’officier de santé et regagnait Santhoven à pied. Puis,exécutant jusqu’au bout le plan de conduite arrêté avec sescompagnons, il entrait dans les cabarets fréquentés par lesgendarmes, feignait l’ivresse, affichait sa sanglade et se donnait,en tapant du poing sur les tables, pour le chef de la bagarre. Ilmanœuvra si bien, que les gendarmes s’assurèrent de lui et leconduisirent au poste.

Au château, le docteur opérait prestementl’extraction de la balle, et ayant abstergé la plaie, constataitqu’aucun organe principal n’était lésé. Sussel en réchapperait.Après quelques semaines de repos, il pourrait reprendre son trainde vie ordinaire.

Dès qu’il avait été averti de l’accident, lecomte d’Adembrode s’était empressé de se rendre auprès dublessé.

– Connaissant l’affection des d’Adembrode pourles Waarloos, lui dit la comtesse, j’ai pris sur moi d’introduirece jeune homme au château, dans la certitude qu’il serait mieuxsoigné ici que chez ses parents. Ai-je bien fait, Warner ?

Pour toute réponse, le comte prit la main desa femme et la baisa longuement.

– Si vous le permettez, ajouta-t-elleencouragée, je veillerai moi-même ce pauvre garçon ; pourcette nuit, du moins, je serai sa garde-malade et lui ferai prendresa potion ?

Le comte ne put qu’acquiescer à cetarrangement.

Tout en admirant le zèle et l’enthousiasmereligieux de son jeune fermier, il déplorait cette équipée inutileet même funeste au point de vue de leur cause.

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