La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 17

 

L’Immaculée-Conception, sur la commode de noyer, souriaittendrement, du coin de ses lèvres minces, indiquées d’un trait decarmin. Elle était petite, toute blanche. Son grand voile blanc,qui lui tombait de la tête aux pieds, n’avait, sur le bord, qu’unfilet d’or, imperceptible. Sa robe, drapée à longs plis droits surun corps sans sexe, la serrait au cou, ne dégageait que ce couflexible. Pas une seule mèche de ses cheveux châtains ne passait.Elle avait le visage rose, avec des yeux clairs tournés vers leciel ; elle joignait des mains roses, des mains d’enfant,montrant l’extrémité des doigts sous les plis du voile, au-dessusde l’écharpe bleue, qui semblait nouer à sa taille deux boutsflottants du firmament. De toutes ses séductions de femme, aucunen’était nue, excepté ses pieds, des pieds adorablement nus, foulantl’églantier mystique. Et, sur la nudité de ses pieds, poussaientdes roses d’or, comme la floraison naturelle de sa chair deux foispure.

– Vierge fidèle, priez pour moi ! répétaitdésespérément le prêtre.

Celle-là ne l’avait jamais troublé. Elle n’était pas mèreencore ; ses bras ne lui tendaient point Jésus, sa taille neprenait point les lignes rondes de la fécondité. Elle n’était pasla reine du ciel, qui descendait couronnée d’or, vêtue d’or, ainsiqu’une princesse de la terre, portée triomphalement par un vol dechérubins. Celle-là ne s’était jamais montrée redoutable, ne luiavait jamais parlé avec la sévérité d’une maîtressetoute-puissante, dont la vue seule courbe les fronts dans lapoussière. Il osait la regarder, l’aimer, sans craindre d’être émupar la courbe molle de ses cheveux châtains ; il n’avait quel’attendrissement de ses pieds nus, ses pieds d’amour, quifleurissaient comme un jardin de chasteté, trop miraculeusementpour qu’il contentât son envie de les couvrir de caresses. Elleparfumait la chambre de son odeur de lis. Elle était le lisd’argent planté dans un vase d’or, la pureté précieuse, éternelle,impeccable. Dans son voile blanc, si étroitement serré autourd’elle, il n’y avait plus rien d’humain, rien qu’une flamme viergebrûlant d’un feu toujours égal. Le soir à son coucher, le matin àson réveil, il la trouvait là, avec son même sourire d’extase. Illaissait tomber ses vêtements devant elle, sans une gêne, commedevant sa propre pudeur.

– Mère très pure, Mère très chaste, Mère toujours vierge,priez pour moi ! balbutia-t-il peureusement, se serrant auxpieds de la Vierge, comme s’il avait entendu derrière son dos legalop sonore d’Albine. Vous êtes mon refuge, la source de ma joie,le temple de ma sagesse, la tour d’ivoire où j’ai enfermé mapureté. Je me remets dans vos mains sans tache, je vous supplie deme prendre, de me recouvrir d’un coin de votre voile, de me cachersous votre innocence, derrière le rempart sacré de votre vêtement,pour qu’aucun souffle charnel ne m’atteigne là. J’ai besoin devous, je me meurs sans vous, je me sens à jamais séparé de vous, sivous ne m’emportez entre vos bras secourables, loin d’ici, aumilieu de la blancheur ardente que vous habitez. Marie conçue sanspéché, anéantissez-moi au fond de la neige immaculée tombant dechacun de vos membres. Vous êtes le prodige d’éternelle chasteté.Votre race a poussé sur un rayon, ainsi qu’un arbre merveilleuxqu’aucun germe n’a planté. Votre fils Jésus est né du souffle deDieu, vous-même êtes née sans que le ventre de votre mère fûtsouillé, et je veux croire que cette virginité remonte ainsi d’âgeen âge, dans une ignorance sans fin de la chair. Oh ! vivre,grandir, en dehors de la honte des sens ! Oh !multiplier, enfanter, sans la nécessité abominable du sexe, sous laseule approche d’un baiser céleste !

Cet appel désespéré, ce cri épuré de désir, avait rassuré lejeune prêtre. La Vierge, toute blanche, les yeux au ciel, semblaitsourire plus doucement de ses minces lèvres roses. Il reprit d’unevoix attendrie :

– Je voudrais encore être enfant. Je voudrais n’être jamaisqu’un enfant marchant à l’ombre de votre robe. J’étais tout petit,je joignais les mains pour dire le nom de Marie. Mon berceau étaitblanc, mon corps était blanc, toutes mes pensées étaient blanches.Je vous voyais distinctement, je vous entendais m’appeler, j’allaisà vous dans un sourire, sur des roses effeuillées. Et rien autre,je ne sentais pas, je ne pensais pas, je vivais juste assez pourêtre une fleur à vos pieds. On ne devrait point grandir. Vousn’auriez autour de vous que des têtes blondes, un peuple d’enfantsqui vous aimeraient, les mains pures, les lèvres saines, lesmembres tendres, sans une souillure, comme au sortir d’un bain delait. Sur la joue d’un enfant, on baise son âme. Seul un enfantpeut dire votre nom sans le salir. Plus tard, la bouche se gâte,empoisonne les passions. Moi-même, qui vous aime tant, qui me suisdonné à vous, je n’ose à toute heure vous appeler, ne voulant pasvous faire rencontrer avec mes impuretés d’homme. J’ai prié, j’aicorrigé ma chair, j’ai dormi sous votre garde, j’ai vécuchaste ; et je pleure, en voyant aujourd’hui que je ne suispas encore assez mort à ce monde pour être votre fiancé. Ô Marie,Vierge adorable, que n’ai-je cinq ans, que ne suis-je restél’enfant qui collait ses lèvres sur vos images ! Je vousprendrais sur mon cœur, je vous coucherais à mon côté, je vousembrasserais comme une amie, comme une fille de mon âge. J’auraisvotre robe étroite, votre voile enfantin, votre écharpe bleue,toute cette enfance qui fait de vous une grande sœur. Je nechercherais pas à baiser vos cheveux, car la chevelure est unenudité qu’on ne doit point voir ; mais je baiserais vos piedsnus, l’un après l’autre, pendant des nuits entières, jusqu’à ce quej’aie effeuillé sous mes lèvres les roses d’or, les roses mystiquesde vos veines.

Il s’arrêta, attendant que la Vierge abaissât ses yeux bleus,l’effleurât au front du bord de son voile. La Vierge restaitenveloppée dans la mousseline jusqu’au cou, jusqu’aux ongles,jusqu’aux chevilles, tout entière au ciel, avec cet élancement ducorps qui la rendait fluette, dégagée déjà de la terre.

– Eh bien, continua-t-il plus follement, faites que jeredevienne enfant, Vierge bonne, Vierge puissante. Faites que j’aiecinq ans. Prenez mes sens, prenez ma virilité. Qu’un miracleemporte tout l’homme qui a grandi en moi. Vous régnez au ciel, rienne vous est plus facile que de me foudroyer, que de sécher mesorganes, de me laisser sans sexe, incapable du mal, si dépouillé detoute force, que je ne puisse même plus lever le petit doigt sansvotre consentement. Je veux être candide, de cette candeur qui estla vôtre, que pas un frisson humain ne saurait troubler. Je ne veuxplus sentir ni mes nerfs, ni mes muscles, ni le battement de moncœur, ni le travail de mes désirs. Je veux être une chose, unepierre blanche à vos pieds, à laquelle vous ne laisserez qu’unparfum, une pierre qui ne bougera pas de l’endroit où vous l’aurezjetée, sans oreilles, sans yeux, satisfaite d’être sous votretalon, ne pouvant songer à des ordures avec les autres pierres duchemin. Oh ! alors quelle béatitude ! J’atteindrai sanseffort, du premier coup, à la perfection que je rêve. Je meproclamerai enfin votre véritable prêtre. Je serai ce que mesétudes, mes prières, mes cinq années de lente initiation n’ont pufaire de moi. Oui, je nie la vie, je dis que la mort de l’espèceest préférable à l’abomination continue qui la propage. La fautesouille tout. C’est une puanteur universelle gâtant l’amour,empoisonnant la chambre des époux, le berceau des nouveau-nés, etjusqu’aux fleurs pâmées sous le soleil, et jusqu’aux arbreslaissant éclater leurs bourgeons. La terre baigne dans cetteimpureté dont les moindres gouttes jaillissent en végétationshonteuses. Mais pour que je sois parfait, ô Reine des anges, Reinedes vierges, écoutez mon cri, exaucez-le ! Faites que je soisun de ces anges qui n’ont que deux grandes ailes derrière lesjoues ; je n’aurai plus de tronc, plus de membres ; jevolerai à vous, si vous m’appelez ; je ne serai plus qu’unebouche qui dira vos louanges, qu’une paire d’ailes sans tache quibercera vos voyages dans les cieux. Oh ! la mort, la mort,Vierge vénérable, donnez-moi la mort de tout ! Je vous aimeraidans la mort de mon corps, dans la mort de ce qui vit et de ce quise multiplie. Je consommerai avec vous l’unique mariage dontveuille mon cœur. J’irai plus haut, toujours plus haut, jusqu’à ceque j’aie atteint le brasier où vous resplendissez. Là, c’est ungrand astre, une immense rose blanche dont chaque feuille brûlecomme une lune, un trône d’argent d’où vous rayonnez avec un telembrasement d’innocence, que le paradis entier reste éclairé de laseule lueur de votre voile. Tout ce qu’il y a de blanc, lesaurores, la neige des sommets inaccessibles, les lis à peine éclos,l’eau des sources ignorées, le lait des plantes respectées dusoleil, les sourires des vierges, les âmes des enfants morts auberceau, pleuvent sur vos pieds blancs. Alors, je monterai à voslèvres, ainsi qu’une flamme subtile ; j’entrerai en vous, parvotre bouche entr’ouverte, et les noces s’accompliront, pendant queles archanges tressailleront de notre allégresse. Être vierge,s’aimer vierge, garder au milieu des baisers les plus doux sablancheur vierge ! Avoir tout l’amour, couché sur des ailes decygne, dans une nuée de pureté, aux bras d’une maîtresse de lumièredont les caresses sont des jouissances d’âme ! Perfection,rêve surhumain, désir dont mes os craquent, délices qui me mettentau ciel ! Ô Marie, Vase d’élection, châtrez en moi l’humanité,faites-moi eunuque parmi les hommes, afin de me livrer sans peur letrésor de votre virginité !

Et l’abbé Mouret, claquant des dents, terrassé par la fièvre,s’évanouit sur le carreau.

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