La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 10

 

Désirée approchait, avec sa gaieté sonore.

– Tu es là ! tu es là ! cria-t-elle. Ahbien ! tu joues donc à cache-cache ? Je t’ai appelé plusde dix fois de toutes mes forces… Je croyais que tu étaissorti.

Elle fouillait les coins d’ombre du regard, d’un air curieux.Elle alla même jusqu’au confessionnal, sournoisement, comme si elles’apprêtait à surprendre quelqu’un, caché en cet endroit. Ellerevint, désappointée, reprenant :

– Alors, tu es seul ? Tu dormais peut-être ? Àquoi peux-tu t’amuser tout seul, quand il fait noir ?… Allons,viens, nous nous mettons à table.

Lui, passait ses mains fiévreuses sur son front, pour effacerdes pensées que tout le monde sûrement allait lire. Il cherchaitmachinalement à reboutonner sa soutane, qui lui semblait défaite,arrachée, dans un désordre honteux. Puis, il suivit sa sœur, laface sévère, sans un frisson, raidi dans cette volonté de prêtrecachant les agonies de sa chair sous la dignité du sacerdoce.Désirée ne s’aperçut pas même de son trouble. Elle dit simplement,en entrant dans la salle à manger :

– Moi, j’ai bien dormi. Toi, tu as trop bavardé, tu es toutpâle.

Le soir, après le dîner, Frère Archangias vint faire sa partiede bataille avec la Teuse. Il avait, ce soir-là, une gaieté énorme.Quand le Frère était gai, il allongeait des coups de poing dans lescôtes de la Teuse, qui lui rendait des soufflets, à toute volée.Cela les faisait rire, d’un rire dont les plafonds tremblaient.Puis, il inventait des farces extraordinaires : il cassaitavec son nez des assiettes posées à plat, il pariait de fendre àcoup de derrière la porte de la salle à manger, il jetait tout letabac de sa tabatière dans le café de la vieille servante, ou bienapportait une poignée de cailloux qu’il lui glissait dans la gorge,en les enfonçant avec la main, jusqu’à la ceinture. Cesdébordements de joie sanguine éclataient pour un rien, au milieu deses colères accoutumées ; souvent un fait dont personne neriait lui donnait une véritable attaque de folie bruyante, tapantdes pieds, tournant comme une toupie, se tenant le ventre.

– Alors, vous ne voulez pas me dire pourquoi vous êtesgai ? demanda la Teuse.

Il ne répondit pas. Il s’était assis à califourchon sur unechaise, il faisait le tour de la table en galopant.

– Oui, oui, faites la bête, reprit-elle. Mon Dieu !que vous êtes bête ! Si le bon Dieu vous voit, il doit êtrecontent de vous !

Le Frère venait de se laisser aller à la renverse, l’échine surle carreau, les jambes en l’air. Sans se relever, il ditgravement :

– Il me voit, il est content de me voir. C’est lui qui veutque je sois gai… Quand il consent à m’envoyer une récréation, ilsonne la cloche dans ma carcasse. Alors, je me roule. Ça fait riretout le paradis.

Il marcha sur l’échine jusqu’au mur ; puis, se dressant surla nuque, il tambourina des talons, le plus haut qu’il pût. Sasoutane, qui retombait, découvrait son pantalon noir raccommodé auxgenoux avec des carrés de drap vert. Il reprenait :

– Monsieur le curé, voyez donc où j’arrive. Je parie quevous ne faites pas ça… Allons, riez un peu. Il vaut mieux setraîner sur le dos, que de souhaiter pour matelas la peau d’unecoquine. Vous m’entendez, hein ! On est une bête pour unmoment, on se frotte, on laisse sa vermine. Ça repose. Moi, lorsqueje me frotte, je m’imagine être le chien de Dieu, et c’est ça quime fait dire que tout le paradis se met aux fenêtres, riant de mevoir… Vous pouvez rire aussi, monsieur le curé. C’est pour lessaints et pour vous. Tenez, voici une culbute pour saint Joseph, envoici une autre pour saint Jean, une autre pour saint Michel, unepour saint Marc, une pour saint Mathieu…

Et il continua, défilant tout un chapelet de saints, culbutantautour de la pièce. L’abbé Mouret, resté silencieux, les poignetsau bord de la table, avait fini par sourire. D’ordinaire, les joiesdu Frère l’inquiétaient. Puis, comme celui-ci passait à la portéede la Teuse, elle lui allongea un coup de pied.

– Voyons, dit-elle, jouons-nous, à la fin ?

Frère Archangias répondit par des grognements. Il s’était mis àquatre pattes. Il marchait droit à la Teuse, faisant le loup.Lorsqu’il l’eut atteinte, il enfonça la tête sous ses jupons, illui mordit le genou droit.

– Voulez-vous bien me lâcher ! criait-elle. Est-ce quevous rêvez des saletés, maintenant !

– Moi ! balbutia le Frère, si égayé par cette idée,qu’il resta sur la place, sans pouvoir se relever. Eh !regarde, j’étrangle, rien que d’avoir goûté à ton genou. Il esttrop salé, ton genou… Je mords les femmes, puis je les crache, tuvois.

Il la tutoyait, il crachait sur ses jupons. Quand il eut réussià se mettre debout, il souffla un instant, en se frottant lescôtes. Des bouffées de gaieté secouaient encore son ventre, commeune outre qu’on achève de vider. Il dit enfin, d’une grosse voixsérieuse :

– Jouons… Si je ris, c’est mon affaire. Vous n’avez pasbesoin de savoir pourquoi, la Teuse.

Et la partie s’engagea. Elle fut terrible. Le Frère abattait lescartes avec des coups de poing. Quand il criait :Bataille ! les vitres sonnaient. C’était la Teuse qui gagnait.Elle avait trois as depuis longtemps, elle guettait le quatrièmed’un regard luisant. Cependant, Frère Archangias se livrait àd’autres plaisanteries. Il soulevait la table, au risque de casserla lampe ; il trichait effrontément, se défendant à l’aide demensonges énormes, pour la farce, disait-il ensuite. Brusquement,il entonna les Vêpres, qu’il chanta d’une voix pleine dechantre au lutrin. Et il ne cessa plus, ronflant lugubrement,accentuant la chute de chaque verset en tapant ses cartes, sur lapaume de sa main gauche. Quand sa gaieté était au comble, quand ilne trouvait plus rien pour l’exprimer, il chantait ainsi lesVêpres, pendant des heures. La Teuse, qui le connaissaitbien, se pencha pour lui crier, au milieu du mugissement dont ilemplissait la salle à manger :

– Taisez-vous, c’est insupportable !… Vous êtes tropgai, ce soir.

Alors, il entama les Complies. L’abbé Mouret était allés’asseoir près de la fenêtre. Il semblait ne pas voir, ne pasentendre ce qui se passait autour de lui. Pendant le dîner, ilavait mangé comme à son ordinaire, il était même parvenu à répondreaux éternelles questions de Désirée. Maintenant, il s’abandonnait,à bout de force ; il roulait, brisé, anéanti, dans la querellefurieuse qui continuait en lui, sans trêve. Le courage même luimanquait pour se lever et monter à sa chambre. Puis, il craignaitque, s’il tournait la face du côté de la lampe, on ne vît seslarmes, qu’il ne pouvait plus retenir. Il appuya le front contreune vitre, il regarda les ténèbres du dehors, s’endormant peu àpeu, glissant à une stupeur de cauchemar.

Frère Archangias, psalmodiant toujours, cligna les yeux, enmontrant le prêtre endormi, d’un mouvement de tête.

– Quoi ? demanda la Teuse.

Le Frère répéta son jeu de paupière, en l’accentuant.

– Eh ! quand vous vous démancherez le cou ! ditla servante. Parlez, je vous comprendrai… Tenez, un roi. Bon !je prends votre dame.

Il posa un instant ses cartes, se courba sur la table, luisouffla dans la figure :

– La gueuse est venue.

– Je le sais bien, répondit-elle. Je l’ai vue avecmademoiselle entrer dans la basse-cour.

Il la regarda terriblement, il avança les poings.

– Vous l’avez vue, vous l’avez laissée entrer ! Ilfallait m’appeler, nous l’aurions pendue par les pieds à un clou devotre cuisine.

Mais elle se fâcha, tout en contenant sa voix, pour ne pasréveiller l’abbé Mouret.

– Ah bien ! bégaya-t-elle, vous êtes encore bon,vous ! Venez donc pendre quelqu’un dans ma cuisine !…Sans doute, je l’ai vue. Et même, j’ai tourné le dos, quand elleest allée rejoindre monsieur le curé dans l’église, après lecatéchisme. Ils ont bien pu y faire ce qu’ils ont voulu. Est-ce queça me regarde ? Est-ce que je n’avais pas à mettre mesharicots sur le feu ?… Moi, je l’abomine, cette fille. Mais dumoment qu’elle est la santé de monsieur le curé… Elle peut bienvenir à toutes les heures du jour et de la nuit. Je les enfermeraiensemble, s’ils veulent.

– Si vous faisiez cela, la Teuse, dit le Frère avec unerage froide, je vous étranglerais.

Elle se mit à rire, en le tutoyant à son tour.

– Ne dis donc pas des bêtises, petit ! Les femmes, tusais bien que ça t’est défendu comme le Pater aux ânes. Essaye dem’étrangler un jour, tu verras ce que je te ferai… Sois sage,finissons la partie. Tiens, voilà encore un roi.

Lui, tenant sa carte levée, continuait à gronder :

– Il faut qu’elle soit venue par quelque chemin connu dudiable seul, pour m’avoir échappé aujourd’hui. Je vais pourtanttous les après-midi me poster là-haut, au Paradou. Si je lessurprends encore ensemble, je ferai faire connaissance à la gueused’un bâton de cornouiller, que j’ai taillé exprès pour elle…Maintenant, je surveillerai aussi l’église.

Il joua, se laissa enlever un valet par la Teuse, puis serenversa sur sa chaise, repris par son rire énorme. Il ne pouvaitse fâcher sérieusement, ce soir-là. Il murmurait :

– N’importe, si elle l’a vu, elle n’en est pas moins tombéesur le nez… Je veux tout de même vous conter ça, la Teuse. Voussavez, il pleuvait. Moi, j’étais sur la porte de l’école, quand jel’ai aperçue qui descendait de l’église. Elle marchait toutedroite, avec son air orgueilleux, malgré l’averse. Et voilà qu’enarrivant à la route, elle s’est étalée tout de son long, à cause dela terre qui devait être glissante. Oh ! j’ai ri, j’airi ! Je tapais dans mes mains… Lorsqu’elle s’est relevée, elleavait du sang à un poignet. Ça m’a donné de la joie pour huitjours. Je ne puis pas me l’imaginer par terre, sans avoir à lagorge et au ventre des chatouillements qui me font éclaterd’aise.

Et enflant les joues, tout à son jeu désormais, il chanta leDe profundis. Puis, il le recommença. La partie s’achevaau milieu de cette lamentation, qu’il grossissait par moments,comme pour la goûter mieux. Ce fut lui qui perdit, mais il n’enéprouva pas la moindre contrariété. Quand la Teuse l’eut misdehors, après avoir réveillé l’abbé Mouret, on l’entendit se perdreau milieu du noir de la nuit, en répétant le dernier verset dupsaume : Et ipse redimet Israel ex omnibus iniquitatibusejus, d’un air d’extraordinaire jubilation.

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