La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 17

 

– Ah ! je le sentais ! dit Albine, avec un cri desuprême désespoir. Je te suppliais de m’emmener… Serge, par grâce,ne regarde pas !

Serge regardait, malgré lui, cloué au seuil de la brèche. Enbas, au fond de la plaine, le soleil couchant éclairait d’une napped’or le village des Artaud, pareil à une vision surgissant ducrépuscule dont les champs voisins étaient déjà noyés. Ondistinguait nettement les masures bâties à la débandade le long dela route, les petites cours pleines de fumier, les jardins étroitsplantés de légumes. Plus haut, le grand cyprès du cimetièredressait son profil sombre. Et les tuiles rouges de l’églisesemblaient un brasier, au-dessus duquel la cloche, toute noire,mettait comme un visage d’un dessin délié ; tandis que levieux presbytère, à côté, ouvrait ses portes et ses fenêtres àl’air du soir.

– Par pitié, répétait Albine, en sanglotant, ne regardepas, Serge !… Souviens-toi que tu m’as promis de m’aimertoujours. Ah ! m’aimeras-tu jamais assez, maintenant !…Tiens, laisse-moi te fermer les yeux de mes mains. Tu sais bien quece sont mes mains qui t’ont guéri… Tu ne peux me repousser.

Il l’écartait lentement. Puis, pendant qu’elle lui embrassaitles genoux, il se passa les mains sur la face, comme pour chasserde ses yeux et de son front un reste de sommeil. C’était donc là lemonde inconnu, le pays étranger auquel il n’avait jamais songé sansune peur sourde. Où avait-il donc vu ce pays ? De quel rêves’éveillait-il, pour sentir monter de ses reins une angoisse sipoignante, qui grossissait peu à peu dans sa poitrine, jusqu’àl’étouffer ? Le village s’animait du retour des champs. Leshommes rentraient, la veste jetée sur l’épaule, d’un pas de bêtesharassées ; les femmes, au seuil des maisons, avaient desgestes d’appel ; tandis que les enfants, par bandes,poursuivaient les poules à coups de pierre. Dans le cimetière, deuxgalopins se glissaient, un garçon et une fille, qui marchaient àquatre pattes, le long du petit mur, pour ne pas être vus. Des volsde moineaux se couchaient sous les tuiles de l’église. Une jupe decotonnade bleue venait d’apparaître sur le perron du presbytère, silarge, qu’elle bouchait la porte.

– Ah ! misère ! balbutiait Albine, il regarde, ilregarde… Écoute-moi. Tu jurais de m’obéir tout à l’heure. Je t’ensupplie, tourne-toi, regarde le jardin… N’as-tu pas été heureux,dans le jardin ? C’est lui qui m’a donnée à toi. Et qued’heureuses journées il nous réserve, quelle longue félicité,maintenant que nous connaissons tout le bonheur de l’ombre !…Au lieu que la mort entrera par ce trou, si tu ne te sauves pas, situ ne m’emportes pas. Vois, ce sont les autres, c’est tout ce mondequi va se mettre entre nous. Nous étions si seuls, si perdus, sigardés par les arbres !… Le jardin, c’est notre amour. Regardele jardin, je t’en prie à genoux.

Mais Serge était secoué d’un tressaillement. Il se souvenait. Lepassé ressuscitait. Au loin, il entendait nettement vivre levillage. Ces paysans, ces femmes, ces enfants, c’était le maireBambousse, revenant de son champ des Olivettes, en chiffrant laprochaine vendange ; c’étaient les Brichet, l’homme traînantles pieds, la femme geignant de misère ; c’était la Rosalie,derrière un mur, se faisant embrasser par le grand Fortuné. Ilreconnaissait aussi les deux galopins, dans le cimetière, cevaurien de Vincent et cette effrontée de Catherine, en train deguetter les grosses sauterelles volantes, au milieu destombes ; même ils avaient avec eux Voriau, le chien noir, quiles aidait, quêtant parmi les herbes sèches, soufflant à chaquefente des vieilles dalles. Sous les tuiles de l’église, lesmoineaux se battaient, avant de se coucher ; les plus hardisredescendaient, entraient d’un coup d’aile, par les carreauxcassés, si bien qu’en les suivant des yeux, il se rappelait leurbeau tapage, au bas de la chaire, sur la marche de l’estrade, où ily avait toujours du pain pour eux. Et, au seuil du presbytère, laTeuse, en robe de cotonnade bleue, semblait avoir encoregrossi ; elle tournait la tête, souriant à Désirée, quirevenait de la basse-cour, avec de grands rires, accompagnée detout un troupeau. Puis, elles disparurent toutes deux. Alors,Serge, éperdu, tendit les bras.

– Il est trop tard, va ! murmura Albine, ens’affaissant au milieu des bouts de ronces coupés. Tu ne m’aimerasjamais assez.

Elle sanglotait. Lui, ardemment, écoutait, cherchant à saisirles moindres bruits lointains, attendant qu’une voix l’éveillâttout à fait. La cloche avait eu un léger saut. Et, lentement, dansl’air endormi du soir, les trois coups de l’Angelusarrivèrent jusqu’au Paradou. C’étaient des souffles argentins, desappels très doux, réguliers. Maintenant, la cloche semblaitvivante.

– Mon Dieu ! cria Serge, tombé à genoux, renversé parles petits souffles de la cloche.

Il se prosternait, il sentait les trois coups del’Angelus lui passer sur la nuque, lui retentir jusqu’aucœur. La cloche prenait une voix plus haute. Elle revint,implacable, pendant quelques minutes qui lui parurent durer desannées. Elle évoquait toute sa vie passée, son enfance pieuse, sesjoies du séminaire, ses premières messes, dans la vallée brûlée desArtaud, où il rêvait la solitude des saints. Toujours elle luiavait parlé ainsi. Il retrouvait jusqu’aux moindres inflexions decette voix de l’église, qui sans cesse s’était élevée à sesoreilles, pareille à une voix de mère grave et douce. Pourquoi nel’avait-il plus entendue ? Autrefois, elle lui promettait lavenue de Marie. Était-ce Marie qui l’avait emmené, au fond desverdures heureuses, où la voix de la cloche n’arrivait pas ?Jamais il n’aurait oublié, si la cloche n’avait cessé de sonner.Et, comme il se courbait davantage, la caresse de sa barbe sur sesmains jointes lui fit peur. Il ne se connaissait pas ce poil long,ce poil soyeux qui lui donnait une beauté de bête. Il tordit sabarbe, il prit ses cheveux à deux mains, cherchant la nudité de latonsure ; mais ses cheveux avait poussé puissamment, latonsure était noyée sous un flot viril de grandes boucles rejetéesdu front jusqu’à la nuque. Toute sa chair, jadis rasée, avait unhérissement fauve.

– Ah ! tu avais raison, dit-il, en jetant un regarddésespéré à Albine ; nous avons péché, nous méritons quelquechâtiment terrible… Moi, je te rassurais, je n’entendais pas lesmenaces qui te venaient à travers les branches.

Albine tenta de le reprendre dans ses bras, enmurmurant :

– Relève-toi, fuyons ensemble… Il est peut-être tempsencore de nous aimer.

– Non, je n’ai plus la force, le moindre gravier me feraittomber… Écoute. Je m’épouvante moi-même. Je ne sais quel homme esten moi. Je me suis tué, et j’ai de mon sang plein les mains. Si tum’emmenais, tu n’aurais plus jamais de mes yeux que des larmes.

Elle baisa ses yeux qui pleuraient. Elle reprit avecemportement :

– N’importe ! M’aimes-tu ?

Lui, terrifié, ne put répondre. Un pas lourd, derrière lamuraille, faisait rouler les cailloux. C’était comme l’approchelente d’un grognement de colère. Albine ne s’était pas trompée,quelqu’un était là, troublant la paix des taillis d’une haleinejalouse. Alors, tous deux voulurent se cacher derrière unebroussaille, pris d’un redoublement de honte. Mais déjà, debout auseuil de la brèche, Frère Archangias les voyait.

Le Frère resta un instant, les poings fermés, sans parler. Ilregardait le couple, Albine réfugiée au cou de Serge, avec undégoût d’homme rencontrant une ordure au bord d’un fossé.

– Je m’en doutais, mâcha-t-il entre ses dents. On avait dûle cacher là.

Il fit quelques pas, il cria :

– Je vous vois, je sais que vous êtes nus… C’est uneabomination. Êtes-vous une bête, pour courir les bois avec cettefemelle ? Elle vous a mené loin, dites ! Elle vous atraîné dans la pourriture, et vous voilà tout couvert de poilscomme un bouc… Arrachez donc une branche pour la lui casser sur lesreins !

Albine, d’une voix ardente, disait tout bas :

– M’aimes-tu ? M’aimes-tu ?

Serge, la tête basse, se taisait, sans la repousser encore.

– Heureusement que je vous ai trouvé, continua FrèreArchangias. J’avais découvert ce trou… Vous avez désobéi à Dieu,vous avez tué votre paix. Toujours la tentation vous mordra de sadent de flamme, et désormais vous n’aurez plus votre ignorance pourla combattre… C’est cette gueuse qui vous a tenté, n’est-cepas ? Ne voyez-vous pas la queue du serpent se tordre parmiles mèches de ses cheveux ? Elle a des épaules dont la vueseule donne un vomissement… Lâchez-la, ne la touchez plus, car elleest le commencement de l’enfer… Au nom de Dieu, sortez de cejardin !

– M’aimes-tu ? M’aimes-tu ? répétait Albine.

Mais Serge s’était écarté d’elle, comme véritablement brûlé parses bras nus, par ses épaules nues.

– Au nom de Dieu ! Au nom de Dieu ! criait leFrère d’une voix tonnante.

Serge, invinciblement, marchait vers la brèche. Quand FrèreArchangias, d’un geste brutal, l’eut tiré hors du Paradou, Albine,glissée à terre, les mains follement tendues vers son amour quis’en allait, se releva, la gorge brisée de sanglots. Elle s’enfuit,elle disparut au milieu des arbres, dont elle battait les troncs deses cheveux dénoués.

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