La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 9

 

L’église était silencieuse. Seule, la pluie, qui redoublait,mettait sous la nef un frisson d’orgue. Dans ce calme brusque, lacolère du prêtre tomba ; il se sentit pris d’unattendrissement. Et ce fut le visage baigné de larmes, les épaulessecouées par des sanglots, qu’il revint se jeter à genoux devant legrand Christ. Un acte d’ardent remerciement s’échappait de seslèvres.

– Oh ! merci mon Dieu, du secours que vous avez bienvoulu m’envoyer. Sans votre grâce, j’écoutais la voix de ma chair,je retournais misérablement à mon péché. Votre grâce me ceignaitles reins comme une ceinture de combat ; votre grâce était monarmure, mon courage, le soutien intérieur qui me tenait debout,sans une faiblesse. Ô mon Dieu, vous étiez en moi ; c’étaitvous qui parliez en moi, car je ne reconnaissais plus ma lâcheté decréature, je me sentais fort à couper tous les liens de mon cœur.Et voici mon cœur tout saignant ; il n’est plus à personne, ilest à vous. Pour vous, je l’ai arraché au monde. Mais ne croyezpas, ô mon Dieu, que je tire quelque vanité de cette victoire. Jesais que je ne suis rien sans vous. Je m’abîme à vos pieds, dansmon humilité.

Il s’était affaissé, à demi assis sur la marche de l’autel, netrouvant plus de paroles, laissant son haleine fumer comme unencens, entre ses lèvres entrouvertes. L’abondance de la grâce lebaignait d’une extase ineffable. Il se repliait sur lui-même, ilcherchait Jésus au fond de son être, dans le sanctuaire d’amourqu’il préparait à chaque minute pour le recevoir dignement. EtJésus était présent, il le sentait là, à la douceur extraordinairequi l’inondait. Alors, il entama avec Jésus une de cesconversations intérieures, pendant lesquelles il était ravi à laterre, causant bouche à bouche avec son Dieu. Il balbutiait leverset du cantique : « Mon bien-aimé est à moi, et jesuis à lui ; il repose entre les lis, jusqu’à ce que l’aurorese lève et que les ombres déclinent. » Il méditait les mots del’Imitation : « C’est un grand art que de savoir causeravec Jésus, et une grande prudence que de savoir le retenir près desoi. » Puis, c’était une familiarité adorable. Jésus sebaissait jusqu’à lui, l’entretenait pendant des heures de sesbesoins, de ses bonheurs, de ses espoirs. Et deux amis qui, aprèsune séparation, se retrouvent, s’en vont à l’écart, au bord dequelque rivière solitaire, ont des confidences moinsattendries ; car Jésus, à ces heures d’abandon divin, daignaitêtre son ami, le meilleur, le plus fidèle, celui qui ne letrahissait jamais, qui lui rendait pour un peu d’affection tous lestrésors de la vie éternelle. Cette fois surtout, le prêtre voulutle posséder longtemps. Six heures sonnaient dans l’église muette,qu’il l’écoutait encore, au milieu du silence des créatures.

Confession de l’être entier, entretien libre, sans l’embarras dela langue, effusion naturelle du cœur, s’envolant avant la penséeelle-même. L’abbé Mouret disait tout à Jésus, comme à un Dieu venudans l’intimité de sa tendresse, et qui peut tout entendre. Ilavouait qu’il aimait toujours Albine ; il s’étonnait d’avoirpu la maltraiter, la chasser, sans que ses entrailles se fussentrévoltées ; cela l’émerveillait, il souriait d’une façonsereine, comme mis en présence d’un acte miraculeusement fort,accompli par un autre. Et Jésus répondait que cela ne devait pasl’étonner, que les plus grands saints étaient souvent des armesinconscientes aux mains de Dieu. Alors, l’abbé exprimait undoute : n’avait-il pas eu moins de mérite à se réfugier aupied de l’autel et jusque dans la Passion de son Seigneur ?N’était-il pas encore d’un faible courage, puisqu’il n’osaitcombattre seul ? Mais Jésus se montrait tolérant ; ilexpliquait que la faiblesse de l’homme est la continuelleoccupation de Dieu, il disait préférer les âmes souffrantes, danslesquelles il venait s’asseoir comme un ami au chevet d’un ami.Était-ce une damnation d’aimer Albine ? Non, si cet amourallait au-delà de la chair, s’il ajoutait une espérance au désir del’autre vie. Puis, comment fallait-il l’aimer ? Sans uneparole, sans un pas vers elle, en laissant cette tendresse toutepure s’exhaler ainsi qu’une bonne odeur, agréable au ciel. Là,Jésus avait un léger rire de bienveillance, se rapprochant,encourageant les aveux, si bien que le prêtre peu à peus’enhardissait à lui détailler la beauté d’Albine. Elle avait lescheveux blonds des anges. Elle était toute blanche avec de grandsyeux doux, pareille aux saintes qui ont des auréoles. Jésus setaisait, mais riait toujours. Et qu’elle avait grandi ! Elleressemblait à une reine, maintenant, avec sa taille ronde, sesépaules superbes. Oh ! la prendre à la taille, ne fût-cequ’une seconde, et sentir ses épaules se renverser sous cetteétreinte ! Le rire de Jésus pâlissait, mourait comme un rayond’astre au bord de l’horizon. L’abbé Mouret parlait seul, àprésent. Vraiment, il s’était montré trop dur. Pourquoi avoirchassé Albine, sans un mot de tendresse, puisque le ciel permettaitd’aimer ?

– Je l’aime, je l’aime ! cria-t-il tout haut, d’unevoix éperdue, qui emplit l’église.

Il la voyait encore là. Elle lui tendait les bras, elle étaitdésirable, à lui faire rompre tous ses serments. Et il se jetaitsur sa gorge, sans respect pour l’église ; il lui prenait lesmembres, il la possédait sous une pluie de baisers. C’était devantelle qu’il se mettait à genoux, implorant sa miséricorde, luidemandant pardon de ses brutalités. Il expliquait qu’à certainesheures, il y avait en lui une voix qui n’était pas la sienne.Est-ce que jamais il l’aurait maltraitée ! La voix étrangèreseule avait parlé. Ce ne pouvait être lui, qui n’aurait pas, sansun frisson, touché à un de ses cheveux. Et il l’avait chassée,l’église était bien vide ! Où devait-il courir, pour larejoindre, pour la ramener, en essuyant ses larmes sous descaresses ? La pluie tombait plus fort. Les chemins étaient deslacs de boue. Il se l’imaginait battue par l’averse, chancelant lelong des fossés, avec des jupes trempées, collées à sa peau. Non,non, ce n’était pas lui, c’était l’autre, la voix jalouse, quiavait eu cette cruauté de vouloir la mort de son amour.

– Ô Jésus ! cria-t-il plus désespérément, soyez bon,rendez-la-moi.

Mais Jésus n’était plus là… Alors l’abbé Mouret, s’éveillantcomme en sursaut, devint horriblement pâle. Il comprenait. Iln’avait pas su garder Jésus. Il perdait son ami, il restait sansdéfense contre le mal. Au lieu de cette clarté intérieure, dont ilétait tout éclairé, et dans laquelle il avait reçu son Dieu, il netrouvait plus en lui que des ténèbres, une fumée mauvaise, quiexaspérait sa chair. Jésus, en se retirant, avait emporté la grâce.Lui, si fort depuis le matin du secours du ciel, il se sentait toutd’un coup misérable, abandonné, d’une faiblesse d’enfant. Et quelleatroce chute, quelle immense amertume ! Avoir luttéhéroïquement, être resté debout invincible, implacable, pendant quela tentation était là, vivante, avec sa taille ronde, ses épaulessuperbes, son odeur de femme passionnée ; puis, succomberhonteusement, haleter d’un désir abominable, lorsque la tentations’éloignait, ne laissant derrière elle qu’un frisson de jupe, unparfum envolé de nuque blonde ! Maintenant, avec les seulssouvenirs, elle rentrait toute-puissante, elle envahissaitl’église.

– Jésus ! Jésus ! cria une dernière fois leprêtre, revenez, rentrez en moi, parlez-moi encore !

Jésus restait sourd. Un instant, l’abbé Mouret implora le cielde ses bras éperdument levés. Ses épaules craquaient de l’élanextraordinaire de ses supplications. Et bientôt ses mainsretombèrent, découragées. Il y avait au ciel un de ces silencessans espoir que les dévots connaissent. Alors, il s’assit denouveau sur la marche de l’autel, écrasé, le visage terreux, seserrant les flancs de ses coudes, comme pour diminuer sa chair. Ilse rapetissait sous la dent de la tentation.

– Mon Dieu ! vous m’abandonnez, murmura-t-il. Quevotre volonté soit faite !

Et il ne prononça plus une parole, soufflant fortement, pareil àune bête traquée, immobile dans la peur des morsures. Depuis safaute, il était ainsi le jouet des caprices de la grâce. Elle serefusait aux appels les plus ardents ; elle arrivait,imprévue, charmante, lorsqu’il n’espérait plus la posséder avantdes années. Les premières fois, il s’était révolté, parlant enamant trahi, exigeant le retour immédiat de cette consolatrice,dont le baiser le rendait si fort. Puis, après des crises stérilesde colère, il avait compris que l’humilité le meurtrissait moins etpouvait seule l’aider à supporter son abandon. Alors, pendant desheures, pendant des journées, il s’humiliait, dans l’attente d’unsoulagement qui ne venait pas. Il avait beau se remettre entre lesmains de Dieu, s’anéantir devant lui, répéter jusqu’à satiété lesprières les plus efficaces : il ne sentait plus Dieu ; sachair, échappée, se soulevait de désir ; les prières,s’embarrassant sur ses lèvres, s’achevaient en un balbutiementordurier. Agonie lente de la tentation, où les armés de la foitombaient, une à une, de ses mains défaillantes, où il n’était plusqu’une chose inerte aux griffes des passions, où il assistait,épouvanté, à sa propre ignominie, sans avoir le courage de lever lepetit doigt pour chasser le péché. Telle était sa vie maintenant.Il connaissait toutes les attaques du péché. Pas un jour ne passaitsans qu’il fût éprouvé. Le péché prenait mille formes, entrait parses yeux, par ses oreilles, le saisissait de face à la gorge, luisautait traîtreusement sur les épaules, le torturait jusque dansses os. Toujours, la faute était là, la nudité d’Albine, éclatantecomme un soleil, éclairant les verdures du Paradou. Il ne cessa dela voir qu’aux rares instants où la grâce voulait bien lui fermerles paupières de ses caresses fraîches. Et il cachait son mal ainsiqu’un mal honteux. Il s’enfermait dans ces silences blêmes, qu’onne savait comment lui faire rompre, emplissant le presbytère de sonmartyre et de sa résignation, exaspérant la Teuse, qui, derrièrelui, montrait le poing au ciel.

Cette fois, il était seul, il pouvait agoniser sans honte. Lepéché venait de l’abattre d’un tel coup, qu’il n’avait pas la forcede quitter la marche de l’autel, où il était tombé. Il continuait ày haleter d’un souffle fort, brûlé par l’angoisse, ne trouvant pasune larme. Et il pensait à sa vie sereine d’autrefois. Ah !quelle paix, quelle confiance, lors de son arrivée auxArtaud ! Le salut lui semblait une belle route. Il riait, àcette époque, quand on parlait de la tentation. Il vivait au milieudu mal, sans le connaître, sans le craindre, avec la certitude dele décourager. Il était un prêtre parfait, si chaste, si ignorantdevant Dieu, que Dieu le menait par la main, ainsi qu’un petitenfant. Maintenant, toute cette puérilité était morte. Dieu levisitait le matin, et aussitôt il l’éprouvait. La tentationdevenait sa vie sur la terre. Avec l’âge, avec la faute, il entraitdans le combat éternel. Était-ce donc que Dieu l’aimait davantage,à cette heure ? Les grands saints ont tous laissé des lambeauxde leurs corps aux épines de la voie douloureuse. Il tâchait de sefaire une consolation de cette croyance. À chaque déchirement de sachair, à chaque craquement de ses os, il se promettait desrécompenses extraordinaires. Jamais le ciel ne le frapperait assez.Il allait jusqu’à mépriser son ancienne sérénité, sa facileferveur, qui l’agenouillait dans un ravissement de fille, sansqu’il sentît même la meurtrissure du sol à ses genoux. Ils’ingéniait à trouver une volupté au fond de la souffrance, à s’ycoucher, à s’y endormir. Mais, pendant qu’il bénissait Dieu, sesdents claquaient avec plus d’épouvante, la voix de son sang révoltélui criait que tout cela était un mensonge, que la seule joiedésirable était de s’allonger aux bras d’Albine, derrière une haieen fleurs du Paradou.

Cependant, il avait quitté Marie pour Jésus, sacrifiant soncœur, afin de vaincre sa chair, rêvant de mettre de la virilitédans sa foi. Marie le troublait trop, avec ses minces bandeaux, sesmains tendues, son sourire de femme. Il ne pouvait s’agenouillerdevant elle, sans baisser les yeux, de peur d’apercevoir le bord deses jupes. Puis, il l’accusait de s’être faite trop douce pour lui,autrefois ; elle l’avait si longtemps gardé entre les plis desa robe, qu’il s’était laissé glisser de ses bras dans ceux de lacréature, en ne s’apercevant même pas qu’il changeait de tendresse.Et il se rappelait les brutalités de Frère Archangias, son refusd’adorer Marie, le regard méfiant dont il semblait la surveiller.Lui, désespérait de se hausser jamais à cette rudesse ; il ladélaissait simplement, cachait ses images, désertait son autel.Mais elle restait au fond de son cœur, comme un amour inavoué,toujours présente. Le péché, par un sacrilège dont l’horreurl’anéantissait, se servait d’elle pour le tenter. Lorsqu’ill’invoquait encore, à certaines heures d’attendrissementinvincible, c’était Albine qui se présentait, dans le voile blanc,l’écharpe bleue nouée à la ceinture, avec des roses d’or sur sespieds nus. Toutes les Vierges, la Vierge au royal manteau d’or, laVierge couronnée d’étoiles, la Vierge visitée par l’Ange del’Annonciation, la Vierge paisible entre un lis et une quenouille,lui apportaient un ressouvenir d’Albine, les yeux souriants, ou labouche délicate, ou la courbe molle des joues. Sa faute avait tuéla virginité de Marie. Alors, d’un effort suprême, il chassait lafemme de la religion, il se réfugiait dans Jésus, dont la douceurl’inquiétait même parfois. Il lui fallait un Dieu jaloux, un Dieuimplacable, le Dieu de la Bible, environné de tonnerres, ne semontrant que pour châtier le monde épouvanté. Il n’y avait plus desaints, plus d’anges, plus de mère de Dieu ; il n’y avait queDieu, un maître omnipotent, qui exigeait pour lui toutes leshaleines. Il sentait la main de ce Dieu lui écraser les reins, letenir à sa merci dans l’espace et dans le temps, comme un atomecoupable. N’être rien, être damné, rêver l’enfer, se débattrestérilement contre les monstres de la tentation, cela était bon. DeJésus, il ne prenait que la croix. Il avait cette folie de lacroix, qui a usé tant de lèvres sur le crucifix. Il prenait lacroix et il suivait Jésus. Il l’alourdissait, la rendaitaccablante, n’avait pas de plus grande joie que de succomber souselle, de la porter à genoux, l’échine cassée. Il voyait en elle laforce de l’âme, la joie de l’esprit, la consommation de la vertu,la perfection de la sainteté. Tout se trouvait en elle, toutaboutissait à mourir sur elle. Souffrir, mourir, ces mots sonnaientsans cesse à ses oreilles, comme la fin de la sagesse humaine. Et,lorsqu’il s’était attaché sur la croix, il avait la consolationsans bornes de l’amour de Dieu. Ce n’était plus Marie qu’il aimaitd’une tendresse de fils, d’une passion d’amant. Il aimait, pouraimer, dans l’absolu de l’amour. Il aimait Dieu au-dessus delui-même, au-dessus de tout, au fond d’un épanouissement delumière. Il était ainsi qu’un flambeau qui se consume en clarté. Lamort, quand il la souhaitait, n’était à ses yeux qu’un grand éland’amour.

Que négligeait-il donc, pour être soumis à des épreuves sirudes ? Il essuya de la main la sueur qui coulait de sestempes, il songea que, le matin encore, il avait fait son examen deconscience, sans trouver en lui aucune offense grave. Ne menait-ilpas une vie d’austérités et de macérations ? N’aimait-il pasDieu seul, aveuglément ? Ah ! qu’il l’aurait béni, s’illui avait enfin rendu la paix, en le jugeant assez puni de safaute. Mais jamais peut-être cette faute ne pourrait être expiée.Et, malgré lui, il revint à Albine, au Paradou, aux souvenirscuisants. D’abord, il chercha des excuses. Un soir, il tombait surle carreau de sa chambre, foudroyé par une fièvre cérébrale.Pendant trois semaines, il appartenait à cette crise de sa chair.Son sang, furieusement, lavait ses veines, jusqu’au bout de sesmembres, grondait au travers de lui avec un vacarme de torrentlâché ; son corps, du crâne à la plante des pieds, étaitnettoyé, renouvelé, battu par un tel travail de la maladie, quesouvent, dans son délire, il avait cru entendre les marteaux desouvriers reclouant ses os. Puis, il s’éveillait, un matin, commeneuf. Il naissait une seconde fois, débarrassé de ce que vingt-cinqans de vie avait déposé successivement en lui. Ses dévotionsd’enfant, son éducation du séminaire, sa foi de jeune prêtre, touts’en était allé, submergé, emporté, laissant la place nette.Certes, l’enfer seul l’avait préparé ainsi pour le péché, ledésarmant, faisant de ses entrailles un lit de mollesse, où le malpouvait entrer et dormir. Et lui, restait inconscient,s’abandonnait à ce lent acheminement vers la faute. Au Paradou,lorsqu’il rouvrait les yeux, il se sentait baigné d’enfance, sansmémoire du passé, n’ayant plus rien du sacerdoce. Ses organesavaient un jeu doux, un ravissement de surprise, à recommencer lavie, comme s’ils ne la connaissaient pas et qu’ils eussent une joieextrême à l’apprendre. Oh ! l’apprentissage délicieux, lesrencontres charmantes, les adorables retrouvailles ! CeParadou était une grande félicité. En le mettant là, l’enfer savaitbien qu’il y serait sans défense. Jamais, dans sa premièrejeunesse, il n’avait goûté à grandir une pareille volupté. Cettepremière jeunesse, s’il l’évoquait maintenant, lui apparaissaittoute noire, passée loin du soleil, ingrate, blême, infirme. Aussicomme il avait salué le soleil, comme il s’était émerveillé dupremier arbre, de la première fleur, du moindre insecte aperçu, duplus petit caillou ramassé ! Les pierres elles-mêmes lecharmaient. L’horizon était un prodige extraordinaire. Ses sens,une matinée claire dont ses yeux s’emplissaient, une odeur dejasmin respirée, un chant d’alouette écouté, lui causaient desémotions si fortes, que ses membres défaillaient. Il avait pris unlong plaisir à s’enseigner jusqu’aux plus légers tressaillements dela vie. Et le matin où Albine était née, à son côté, au milieu desroses ! Il riait encore d’extase à ce souvenir. Elle se levaitainsi qu’un astre nécessaire au soleil lui-même. Elle éclairaittout, expliquait tout. Elle l’achevait. Alors, il recommençait avecelle leurs promenades, aux quatre coins du Paradou. Il se rappelaitles petits cheveux qui s’envolaient sur sa nuque, lorsqu’ellecourait devant lui. Elle sentait bon, elle balançait des jupestièdes, dont les frôlements ressemblaient à des caresses.Lorsqu’elle le prenait entre ses bras nus, souples comme descouleuvres, il s’attendait à la voir, tant elle était mince,s’enrouler à son corps, s’endormir là, collée à sa peau. C’étaitelle qui marchait en avant. Elle le conduisait par un sentierdétourné, où ils s’attardaient, pour ne pas arriver trop vite. Ellelui donnait la passion de la terre. Il apprenait à l’aimer, enregardant comment s’aiment les herbes ; tendresse longtempstâtonnante, et dont un soir enfin ils avaient surpris la grandejoie, sous l’arbre géant, dans l’ombre suant la sève. Là, ilsétaient au bout de leur chemin. Albine, renversée, la tête rouléeau milieu de ses cheveux, lui tendait les bras. Lui, la prenaitd’une étreinte. Oh ! la prendre, la posséder encore, sentirson flanc tressaillir de fécondité, faire de la vie, êtreDieu !

Le prêtre, brusquement, poussa une plainte sourde. Il se dressa,comme sous un coup de dent invisible ; puis, il s’abattit denouveau. La tentation venait de le mordre. Dans quelle ordures’égaraient donc ses souvenirs ? Ne savait-il pas que Satan atoutes les ruses, qu’il profite même des heures d’examen intérieurpour glisser jusqu’à l’âme sa tête de serpent ? Non, non, pasd’excuse ! La maladie n’autorisait point le péché. C’était àlui de se garder, de retrouver Dieu, au sortir de la fièvre. Aucontraire, il avait pris plaisir à s’accroupir dans sa chair. Etquelle preuve de ses appétits abominables ! Il ne pouvaitconfesser sa faute, sans glisser malgré lui au besoin de lacommettre encore en pensée. N’imposerait-il pas silence à safange ! Il rêvait de se vider le crâne, pour ne pluspenser ; de s’ouvrir les veines, pour que son sang coupable nele tourmentât plus. Un instant, il resta la face entre les mains,grelottant, cachant les moindres bouts de sa peau, comme si lesbêtes qui rôdaient autour de lui, lui eussent hérissé le poil deleur haleine chaude.

Mais il pensait quand même, et le sang battait quand même dansson cœur. Ses yeux, qu’il fermait de ses poings, voyaient, sur lenoir des ténèbres, les lignes souples du corps d’Albine, tracéesd’un trait de flamme. Elle avait une poitrine nue aveuglante commeun soleil. À chaque effort qu’il faisait pour enfoncer ses yeux,pour chasser cette vision, elle devenait plus lumineuse, elles’accusait avec des renversements de reins, des appels de brastendus, qui arrachaient au prêtre un râle d’angoisse. Dieul’abandonnait donc tout à fait, qu’il n’y avait plus pour lui derefuge ? Et, malgré la tension de sa volonté, la fauterecommençait toujours, se précisait avec une effrayante netteté. Ilrevoyait les moindres brins d’herbe, au bord des jupesd’Albine ; il retrouvait, accrochée à ses cheveux, une petitefleur de chardon, à laquelle il se souvenait d’avoir piqué seslèvres. Jusqu’aux odeurs, les sucres un peu âcres des tigesécrasées, qui lui revenaient ; jusqu’aux sons lointains qu’ilentendait encore, le cri régulier d’un oiseau, un grand silence,puis un soupir passant sur les arbres. Pourquoi le ciel ne lefoudroyait-il pas tout de suite ? Il aurait moins souffert. Iljouissait de son abomination avec une volupté de damné. Une rage lesecouait, en écoutant les paroles scélérates qu’il avait prononcéesaux pieds d’Albine. Elles retentissaient, à cette heure, pourl’accuser devant Dieu. Il avait reconnu la femme comme sasouveraine. Il s’était donné à elle en esclave, lui baisant lespieds, rêvant d’être l’eau qu’elle buvait, le pain qu’ellemangeait. Maintenant, il comprenait pourquoi il ne pouvait plus sereprendre. Dieu le laissait à la femme. Mais il la battrait, il luicasserait les membres, pour qu’elle le lâchât. C’était ellel’esclave, la chair impure, à laquelle l’Église aurait dû refuserune âme. Alors, il se roidit, il leva les poings sur Albine. Et lespoings s’ouvraient, les mains coulaient le long des épaules nues,avec une caresse molle, tandis que la bouche, pleine d’injures, secollait sur les cheveux dénoués, en balbutiant des parolesd’adoration.

L’abbé Mouret ouvrit les yeux. La vision ardente d’Albinedisparut. Ce fut un soulagement brusque, inespéré. Il put pleurer.Des larmes lentes rafraîchirent ses joues, pendant qu’il respiraitlonguement, n’osant encore remuer, de crainte d’être repris à lanuque. Il entendait toujours un grondement fauve derrière lui.Puis, cela était si doux de ne plus tant souffrir, qu’il s’oublia àgoûter ce bien-être. Au-dehors, la pluie avait cessé. Le soleil secouchait dans une grande lueur rouge, qui semblait pendre auxfenêtres des rideaux de satin rose. L’église, maintenant, étaittiède, toute vivante de cette dernière haleine du soleil. Le prêtreremerciait vaguement Dieu du répit qu’il voulait bien lui donner.Un large rayon, une poussière d’or, qui traversait la nef, allumaitle fond de l’église, l’horloge, la chaire, le maître-autel.Peut-être était-ce la grâce qui lui revenait sur ce sentier delumière, descendant du ciel ? Il s’intéressait aux atomesallant et venant le long du rayon, avec une vitesse prodigieuse,pareils à une foule de messagers affairés portant sans cesse desnouvelles du soleil à la terre. Mille cierges allumés n’auraientpas rempli l’église d’une telle splendeur. Derrière lemaître-autel, des draps d’or étaient tendus ; sur les gradins,des ruissellements d’orfèvrerie coulaient, des chandelierss’épanouissant en gerbes de clartés, des encensoirs où brûlait unebraise de pierreries, des vases sacrés peu à peu élargis, avec desrayonnements de comètes ; et, partout, c’était une pluie defleurs lumineuses au milieu de dentelles volantes, des nappes, desbouquets, des guirlandes de roses, dont les cœurs en s’ouvrantlaissaient tomber des étoiles. Jamais il n’avait souhaité unepareille richesse pour sa pauvre église. Il souriait, il faisait lerêve de fixer là ces magnificences, il les arrangeait à son gré.Lui, aurait préféré voir les rideaux de drap d’or attachés plushaut ; les vases lui paraissaient aussi trop négligemmentjetés ; il ramassait encore les fleurs perdues, renouant lesbouquets, donnant aux guirlandes une courbe molle. Mais quelémerveillement, lorsque toute cette pompe était ainsi étalée !Il devenait le pontife d’une église d’or. Les évêques, les princes,des femmes traînant des manteaux royaux, des foules dévotes, lefront dans la poussière, la visitaient, campaient dans la vallée,attendaient des semaines à la porte, avant de pouvoir entrer. Onlui baisait les pieds, parce que ses pieds, eux aussi, étaient enor, et qu’ils accomplissaient des miracles. L’or montait jusqu’àses genoux. Un cœur d’or battait dans sa poitrine d’or avec un sonmusical si clair, que les foules, du dehors, l’entendaient. Alors,un orgueil immense le ravissait. Il était idole. Le rayon de soleilmontait toujours, le maître-autel flambait, le prêtre se persuadaitque c’était bien la grâce qui lui revenait, pour qu’il éprouvât unetelle jouissance intérieure. Le grondement fauve, derrière lui, sefaisait câlin. Il ne sentait plus sur sa nuque que la douceur d’unepatte de velours, comme si quelque chat géant l’eût caressé.

Et il continua sa rêverie. Jamais il n’avait vu les choses sousun jour aussi éclatant. Tout lui semblait aisé, à présent, tant ilse jugeait fort. Puisque Albine l’attendait, il irait la rejoindre.Cela était naturel. Le matin, il avait bien marié le grand Fortunéà la Rosalie. L’Église ne défendait pas le mariage. Il les voyaitencore se souriant, se poussant du coude sous ses mains qui lesbénissaient. Puis, le soir, on lui avait montré leur lit. Chacunedes paroles qu’il leur avait adressées éclatait plus haut à sesoreilles. Il disait au grand Fortuné que Dieu lui envoyait unecompagne, parce qu’il n’a pas voulu que l’homme vécût solitaire. Ildisait à la Rosalie qu’elle devait s’attacher à son mari, ne lequitter jamais, être sa servante soumise. Mais il disait aussi ceschoses pour lui et pour Albine. N’était-elle pas sa compagne, saservante soumise, celle que Dieu lui envoyait, afin que sa viriliténe se séchât pas dans la solitude ? D’ailleurs, ils étaientliés. Il restait très surpris de ne pas avoir compris cela tout desuite, de ne pas s’en être allé avec elle, comme le devoirl’exigeait. Mais c’était chose décidée, il la rejoindrait, dès lelendemain. En une demi-heure, il serait auprès d’elle. Iltraverserait le village, il prendrait le chemin du coteau ;c’était de beaucoup le plus court. Il pouvait tout, il était lemaître, personne ne lui dirait rien. Si on le regardait, il ferait,d’un geste, baisser toutes les têtes. Puis, il vivrait avec Albine.Il l’appellerait sa femme. Ils seraient très heureux. L’or montaitde nouveau, ruisselait entre ses doigts. Il rentrait dans un baind’or. Il emportait les vases sacrés pour les besoins de son ménage,menant grand train, payant ses gens avec des fragments de calicequ’il tordait entre ses doigts, d’un léger effort. Il mettait à sonlit de noces les rideaux de drap d’or de l’autel. Comme bijoux, ildonnait à sa femme les cœurs d’or, les chapelets d’or, les croixd’or, pendus au cou de la Vierge et des Saintes. L’église même,s’il l’élevait d’un étage, pourrait leur servir de palais. Dieun’aurait rien à dire, puisqu’il permettait d’aimer. Du reste, quelui importait Dieu ! N’était-ce pas lui, à cette heure, quiétait Dieu, avec ses pieds d’or que la foule baisait, et quiaccomplissait des miracles.

L’abbé Mouret se leva. Il fit ce geste large de Jeanbernat, cegeste de négation embrassant tout l’horizon.

– Il n’y a rien, rien, rien, dit-il. Dieu n’existe pas.

Un grand frisson parut passer dans l’église. Le prêtre, effaré,redevenu d’une pâleur mortelle, écoutait. Qui donc avaitparlé ? Qui avait blasphémé ? Brusquement la caresse develours, dont il sentait la douceur sur sa nuque, était devenueféroce ; des griffes lui arrachaient la chair, son sangcoulait une fois encore. Il resta debout pourtant, luttant contrela crise. Il injuriait le péché triomphant, qui ricanait autour deses tempes, où tous les marteaux du mal recommençaient à battre. Neconnaissait-il pas ses traîtrises ? ne savait-il pas qu’il sefait un jeu souvent d’approcher avec des pattes douces, pour lesenfoncer ensuite comme des couteaux jusqu’aux os de sesvictimes ? Et sa rage redoublait, à la pensée d’avoir été prisà ce piège, ainsi qu’un enfant. Il serait donc toujours par terre,avec le péché accroupi victorieusement sur sa poitrine !Maintenant, voilà qu’il niait Dieu. C’était la pente fatale. Lafornication tuait la foi. Puis, le dogme croulait. Un doute de lachair, plaidant son ordure, suffisait à balayer tout le ciel. Larègle divine irritait, les mystères faisaient sourire ; dansun coin de la religion abattue, on se couchait en discutant sonsacrilège, jusqu’à ce qu’on se fût creusé un trou de bête cuvant saboue. Alors venaient les autres tentations : l’or, lapuissance, la vie libre, une nécessité irrésistible de jouir, quiramenait tout à la grande luxure, vautrée sur un lit de richesse etd’orgueil. Et l’on volait Dieu. On cassait les ostensoirs pour lespendre à l’impureté d’une femme. Eh bien ! il était damné.Rien ne le gênait plus, le péché pouvait parler haut en lui. Celaétait bon de ne plus lutter. Les monstres qui avaient rôdé derrièresa nuque se battaient dans ses entrailles, à cette heure. Ilgonflait les flancs pour sentir leurs dents davantage. Ils’abandonnait à eux avec une joie affreuse. Une révolte lui faisaitmontrer les poings à l’église. Non, il ne croyait plus à ladivinité de Jésus, il ne croyait plus à la sainte Trinité, il necroyait qu’à lui, qu’à ses muscles, qu’aux appétits de ses organes.Il voulait vivre. Il avait le besoin d’être un homme. Ah !courir au grand air, être fort, n’avoir pas de maître jaloux, tuerses ennemis à coups de pierre, emporter à son cou les filles quipassent ! Il ressusciterait du tombeau où des mains rudesl’avaient couché. Il éveillerait sa virilité, qui ne devait êtrequ’endormie. Et qu’il expirât de honte, s’il trouvait sa virilitémorte ! Et que Dieu fût maudit, s’il l’avait retiré d’entreles créatures, en le touchant de son doigt, afin de le garder pourson service seul !

Le prêtre était debout, halluciné. Il crut qu’à ce nouveaublasphème l’église croulait. La nappe de soleil qui inondait lemaître-autel avait grandi lentement, allumant les murs d’unerougeur d’incendie. Des flammèches montèrent encore, léchèrent leplafond, s’éteignirent dans une lueur saignante de braise.L’église, brusquement, devint toute noire. Il sembla que le feu dece coucher d’astre venait de crever la toiture, de fendre lesmurailles, d’ouvrir de toutes parts des brèches béantes auxattaques du dehors. La carcasse sombre branlait, dans l’attente dequelque assaut formidable. La nuit, rapidement, grandissait.

Alors, de très loin, le prêtre entendit un murmure monter de lavallée des Artaud. Autrefois, il ne comprenait pas l’ardent langagede ces terres brûlées, où ne se tordaient que des pieds de vignesnoueux, des amandiers décharnés, de vieux oliviers se déhanchantsur leurs membres infirmes. Il passait au milieu de cette passion,avec les sérénités de son ignorance. Mais, aujourd’hui, instruitdans la chair, il saisissait jusqu’aux moindres soupirs desfeuilles pâmées sous le soleil. Ce furent d’abord, au fond del’horizon, les collines, chaudes encore de l’adieu du couchant, quitressaillirent et qui parurent s’ébranler avec le piétinement sourdd’une armée en marche. Puis, les roches éparses, les pierres deschemins, tous les cailloux de la vallée, se levèrent, eux aussi,roulant, ronflant, comme jetés en avant par le besoin de semouvoir. À leur suite, les mares de terre rouge, les rares champsconquis à coups de pioche, se mirent à couler et à gronder, ainsique des rivières échappées, charriant dans le flot de leur sang desconceptions de semences, des éclosions de racines, des copulationsde plantes. Et bientôt tout fut en mouvement ; les souches desvignes rampaient comme de grands insectes ; les blés maigres,les herbes séchées, faisaient des bataillons armés de hauteslances ; les arbres s’échevelaient à courir, étiraient leursmembres, pareils à des lutteurs qui s’apprêtent au combat ;les feuilles tombées marchaient, la poussière des routes marchait.Multitude recrutant à chaque pas des forces nouvelles, peuple enrut dont le souffle approchait, tempête de vie à l’haleine defournaise, emportant tout devant elle, dans le tourbillon d’unaccouchement colossal. Brusquement, l’attaque eut lieu. Du bout del’horizon, la campagne entière se rua sur l’église, les collines,les cailloux, les terres, les arbres. L’église, sous ce premierchoc, craqua. Les murs se fendirent, des tuiles s’envolèrent. Maisle grand Christ, secoué, ne tomba pas.

Il y eut un court répit. Au-dehors, les voix s’élevaient, plusfurieuses. Maintenant, le prêtre distinguait des voix humaines.C’était le village, les Artaud, cette poignée de bâtards pousséssur le roc, avec l’entêtement des ronces, qui soufflaient à leurtour un vent chargé d’un pullulement d’êtres. Les Artaudforniquaient par terre, plantaient de proche en proche une forêtd’hommes, dont les troncs mangeaient autour d’eux toute la place.Ils montaient jusqu’à l’église, ils en crevaient la porte d’unepoussée, ils menaçaient d’obstruer la nef des branchesenvahissantes de leur race. Derrière eux, dans le fouillis desbroussailles, accouraient les bêtes, des bœufs cherchant à enfoncerles murs de leurs cornes, des troupeaux d’ânes, de chèvres, debrebis, battant l’église en ruine, comme des vagues vivantes, desfourmilières de cloportes et de grillons attaquant les fondations,les émiettant de leurs dents de scie. Et il y avait encore, del’autre côté, la basse-cour de Désirée, dont le fumier exhalait desbuées d’asphyxie ; le grand coq Alexandre y sonnait l’assautde son clairon, les poules descellaient les pierres à coups de bec,les lapins creusaient des terriers jusque sous les autels, afin deles miner et de les abîmer, le cochon, gras à ne pas bouger,grognait, attendait que les ornements sacrés ne fussent plus qu’unepoignée de cendre chaude, pour y vautrer son ventre. Une rumeurformidable roula, un second assaut fut donné. Le village, lesbêtes, toute cette marée de vie qui débordait, engloutit un instantl’église sous une rage de corps faisant ployer les poutres. Lesfemelles, dans la mêlée, lâchaient de leurs entrailles unenfantement continu de nouveaux combattants. Cette fois, l’égliseeut un pan de muraille abattu ; le plafond fléchissait, lesboiseries des fenêtres étaient emportées, la fumée du crépuscule,de plus en plus noire, entrait par les brèches bâillantaffreusement. Sur la croix, le grand Christ ne tenait plus que parle clou de sa main gauche.

L’écroulement du pan de muraille fut salué d’une clameur. Maisl’église restait encore solide, malgré ses blessures. Elles’entêtait d’une façon farouche, muette, sombre, se cramponnant auxmoindres pierres de ses fondations. Il semblait que cette ruine,pour demeurer debout, n’eût besoin que du pilier le plus mince,portant, par un prodige d’équilibre, la toiture crevée. Alors,l’abbé Mouret vit les plantes rudes du plateau se mettre à l’œuvre,ces terribles plantes durcies dans la sécheresse des rocs, noueusescomme des serpents, d’un bois dur, bossué de muscles. Les lichens,couleur de rouille, pareils à une lèpre enflammée, mangèrentd’abord les crépis de plâtre. Ensuite, les thyms enfoncèrent leursracines entre les briques, ainsi que des coins de fer. Les lavandesglissaient leurs longs doigts crochus sous chaque maçonnerieébranlée, les tiraient à elles, les arrachaient d’un effort lent etcontinu. Les genévriers, les romarins, les houx épineux, montaientplus haut, donnaient des poussées invincibles. Et jusqu’aux herbeselles-mêmes, ces herbes dont les brins séchés passaient sous lagrand-porte, qui se raidissaient comme des piques d’acier,éventrant la grand-porte, s’avançant dans la nef, où ellessoulevaient les dalles de leurs pinces puissantes. C’était l’émeutevictorieuse, la nature révolutionnaire dressant des barricades avecdes autels renversés, démolissant l’église qui lui jetait tropd’ombre depuis des siècles. Les autres combattants laissaient faireles herbes, les thyms, les lavandes, les lichens, ce rongement despetits plus destructeur que les coups de massue des forts, cetémiettement de la base dont le travail sourd devait acheverd’abattre tout l’édifice. Puis, brusquement, ce fut la fin. Lesorbier, dont les hautes branches pénétraient déjà sous la voûte,par les carreaux cassés, entra violemment, d’un jet de verdureformidable. Il se planta au milieu de la nef. Là, il granditdémesurément. Son tronc devint colossal, au point de faire éclaterl’église, ainsi qu’une ceinture trop étroite. Les branchesallongèrent de toutes parts des nœuds énormes, dont chacunemportait un morceau de muraille, un lambeau de toiture ; etelles se multipliaient toujours, chaque branche se ramifiant àl’infini, un arbre nouveau poussant de chaque nœud, avec une tellefureur de croissance, que les débris de l’église, trouée comme uncrible, volèrent en éclats, en semant aux quatre coins du ciel unecendre fine. Maintenant, l’arbre géant touchait aux étoiles. Saforêt de branches était une forêt de membres, de jambes, de bras,de torses, de ventres, qui suaient la sève ; des chevelures defemmes pendaient ; des têtes d’hommes faisaient éclaterl’écorce, avec des rires de bourgeons naissants ; tout enhaut, les couples d’amants, pâmés au bord de leurs nids,emplissaient l’air de la musique de leur jouissance et de l’odeurde leur fécondité. Un dernier souffle de l’ouragan qui s’était ruésur l’église en balaya la poussière, la chaire et le confessionnalen poudre, les images saintes lacérées, les vases sacrés fondus,tous ces décombres que piquait avidement la bande des moineaux,autrefois logée sous les tuiles. Le grand Christ, arraché de lacroix, resté pendu un moment à une des chevelures de femmeflottantes, fut emporté, roulé, perdu, dans la nuit noire, au fondde laquelle il tomba avec un retentissement. L’arbre de vie venaitde crever le ciel. Et il dépassait les étoiles.

L’abbé Mouret applaudit furieusement, comme un damné, à cettevision. L’église était vaincue. Dieu n’avait plus de maison. Àprésent, Dieu ne le gênerait plus. Il pouvait rejoindre Albine,puisqu’elle triomphait. Et comme il riait de lui, qui, une heureauparavant, affirmait que l’église mangerait la terre de sonombre ! La terre s’était vengée en mangeant l’église. Le rirefou qu’il poussa le tira en sursaut de son hallucination. Stupide,il regarda la nef lentement noyée de crépuscule ; par lesfenêtres, des coins de ciel se montraient, piqués d’étoiles. Et ilallongeait les bras, avec l’idée de tâter les murs, lorsque la voixde Désirée l’appela, du couloir de la sacristie.

– Serge ! es-tu là ?… Parle donc ! Il y aune demi-heure que je te cherche.

Elle entra. Elle tenait une lampe. Alors, le prêtre vit quel’église était toujours debout. Il ne comprit plus, il resta dansun doute affreux, entre l’église invincible, repoussant de sescendres, et Albine toute-puissante, qui ébranlait Dieu d’une seulede ses haleines.

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