La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 16

 

Lorsque Albine et Serge s’éveillèrent de la stupeur de leurfélicité, ils se sourirent. Ils revenaient d’un pays de lumière.Ils redescendaient de très haut. Alors, ils se serrèrent la main,pour se remercier. Ils se reconnurent et se dirent :

– Je t’aime, Albine.

– Serge, je t’aime.

Et jamais ce mot : « Je t’aime » n’avait eu poureux un sens si souverain. Il signifiait tout, il expliquait tout.Pendant un temps qu’ils ne purent mesurer, ils restèrent là, dansun repos délicieux, s’étreignant encore. Ils éprouvaient uneperfection absolue de leur être. La joie de la création lesbaignait, les égalait aux puissances mères du monde, faisait d’euxles forces mêmes de la terre. Et il y avait encore, dans leurbonheur, la certitude d’une loi accomplie, la sérénité du butlogiquement trouvé, pas à pas.

Serge disait, la reprenant dans ses bras forts :

– Vois, je suis guéri ; tu m’as donné toute tasanté.

Albine répondait, s’abandonnant :

– Prends-moi toute, prends ma vie.

Une plénitude leur mettait de la vie jusqu’aux lèvres. Sergevenait, dans la possession d’Albine, de trouver enfin son sexed’homme, l’énergie de ses muscles, le courage de son cœur, la santédernière qui avait jusque-là manqué à sa longue adolescence.Maintenant, il se sentait complet. Il avait des sens plus nets, uneintelligence plus large. C’était comme si, tout d’un coup, il sefût réveillé lion, avec la royauté de la plaine, la vue du ciellibre. Quand il se leva, ses pieds se posèrent carrément sur lesol, son corps se développa, orgueilleux de ses membres. Il pritles mains d’Albine, qu’il mit debout à son tour. Elle chancelait unpeu, et il dut la soutenir.

– N’aie pas peur, dit-il. Tu es celle que j’aime.

Maintenant, elle était la servante. Elle renversait la tête surson épaule, le regardant d’un air de reconnaissance inquiète. Nelui en voudrait-il jamais de ce qu’elle l’avait amené là ? Nelui reprocherait-il pas un jour cette heure d’adoration danslaquelle il s’était dit son esclave ?

– Tu n’es point fâché ? demanda-t-elle humblement.

Il sourit, renouant ses cheveux, la flattant du bout des doigtscomme une enfant. Elle continua :

– Oh ! tu verras, je me ferai toute petite. Tu nesauras même pas que je suis là. Mais tu me laisseras ainsi,n’est-ce pas ? dans tes bras, car j’ai besoin que tum’apprennes à marcher… Il me semble que je ne sais plus marcher, àcette heure.

Puis elle devint très grave.

– Il faut m’aimer toujours, et je serai obéissante, jetravaillerai à tes joies, je t’abandonnerai tout, jusqu’à mes plussecrètes volontés.

Serge avait comme un redoublement de puissance, à la voir sisoumise et si caressante. Il lui demanda :

– Pourquoi trembles-tu ? Qu’ai-je donc à tereprocher ?

Elle ne répondit pas. Elle regarda presque tristement l’arbre,les verdures, l’herbe qu’ils avaient foulée.

– Grande enfant ! reprit-il avec un rire. As-tu doncpeur que je ne te garde rancune du don que tu m’as fait ? Va,ce ne peut être une faute. Nous nous sommes aimés comme nousdevions nous aimer… Je voudrais baiser les empreintes que tes pasont laissées, lorsque tu m’as amené ici, de même que je baise teslèvres qui m’ont tenté, de même que je baise tes seins qui viennentd’achever la cure, commencée, tu te souviens ? par tes petitesmains fraîches.

Elle hocha la tête. Et, détournant les yeux, évitant de voirl’arbre davantage :

– Emmène-moi, dit-elle à voix basse.

Serge l’emmena à pas lents. Lui, largement, regarda l’arbre unedernière fois. Il le remerciait. L’ombre devenait plus noire dansla clairière ; un frisson de femme surprise à son couchertombait des verdures. Quand ils revirent, au sortir des feuillages,le soleil, dont la splendeur emplissait encore un coin del’horizon, ils se rassurèrent, Serge surtout, qui trouvait à chaqueêtre, à chaque plante, un sens nouveau. Autour de lui, touts’inclinait, tout apportait un hommage à son amour. Le jardinn’était plus qu’une dépendance de la beauté d’Albine, et ilsemblait avoir grandi, s’être embelli, dans le baiser de sesmaîtres.

Mais la joie d’Albine restait inquiète. Elle interrompait sesrires, pour prêter l’oreille, avec des tressaillementsbrusques.

– Qu’as-tu donc ? demandait Serge.

– Rien, répondait-elle, avec des coups d’œil jetésfurtivement derrière elle.

Ils ne savaient dans quel coin perdu du parc ils étaient.D’ordinaire, cela les égayait, d’ignorer où leur caprice lespoussait. Cette fois, ils éprouvaient un trouble, un embarrassingulier. Peu à peu, ils hâtèrent le pas. Ils s’enfonçaient deplus en plus, au milieu d’un labyrinthe de buissons.

– N’as-tu pas entendu ? dit peureusement Albine, quis’arrêta essoufflée.

Et comme il écoutait, pris à son tour de l’anxiété qu’elle nepouvait plus cacher :

– Les taillis sont pleins de voix, continua-t-elle. Ondirait des gens qui se moquent… Tiens, n’est-ce pas un rire quivient de cet arbre ? Et, là-bas, ces herbes n’ont-elles pas euun murmure, quand je les ai effleurées de ma robe ?

– Non, non, dit-il, voulant la rassurer ; le jardinnous aime. S’il parlait, ce ne serait pas pour t’effrayer. Ne terappelles-tu pas toutes les bonnes paroles chuchotées dans lesfeuilles ?… Tu es nerveuse, tu as des imaginations.

Mais elle hocha la tête, murmurant :

– Je sais bien que le jardin est notre ami… Alors, c’estque quelqu’un est entré. Je t’assure que j’entends quelqu’un. Jetremble trop ! Ah ! je t’en prie, emmène-moi,cache-moi.

Ils se remirent à marcher, surveillant les taillis, croyant voirdes visages apparaître derrière chaque tronc. Albine jurait qu’unpas, au loin, les cherchait.

– Cachons-nous, cachons-nous, répétait-elle d’un tonsuppliant.

Et elle devenait toute rose. C’était une pudeur naissante, unehonte qui la prenait comme un mal, qui tachait la candeur de sapeau, où jusque-là pas un trouble du sang n’était monté. Serge eutpeur, à la voir ainsi toute rose, les joues confuses, les yeux grosde larmes. Il voulait la reprendre, la calmer d’une caresse ;mais elle s’écarta, elle lui fit signe, d’un geste désespéré,qu’ils n’étaient plus seuls. Elle regardait, rougissant davantage,sa robe dénouée qui montrait sa nudité, ses bras, son cou, sagorge. Sur ses épaules, les mèches folles de ses cheveux mettaientun frisson. Elle essaya de rattacher son chignon ; puis, ellecraignit de découvrir sa nuque. Maintenant, le frôlement d’unebranche, le heurt léger d’une aile d’insecte, la moindre haleine duvent, la faisaient tressaillir, comme sous l’attouchementdéshonnête d’une main invisible.

– Tranquillise-toi, implorait Serge. Il n’y a personne… Tevoilà rouge de fièvre. Reposons-nous un instant, je t’ensupplie.

Elle n’avait point la fièvre, elle voulait rentrer tout desuite, pour que personne ne pût rire, en la regardant. Et, hâtantle pas de plus en plus, elle cueillait, le long des haies, desverdures dont elle cachait sa nudité. Elle noua sur ses cheveux unrameau de mûrier ; elle s’enroula aux bras des liserons,qu’elle attacha à ses poignets ; elle se mit au cou uncollier, fait de brins de viorne, si longs, qu’ils couvraient sapoitrine d’un voile de feuilles.

– Tu vas au bal ? demanda Serge, qui cherchait à lafaire rire.

Mais elle lui jeta les feuillages qu’elle continuait decueillir. Elle lui dit à voix basse, d’un air d’alarme :

– Ne vois-tu pas que nous sommes nus ?

Et il eut honte à son tour, il ceignit les feuillages sur sesvêtements défaits.

Cependant, ils ne pouvaient sortir des buissons. Tout d’un coup,au bout d’un sentier, ils se trouvèrent en face d’un obstacle,d’une masse grise, haute, grave. C’était la muraille.

– Viens, viens ! cria Albine.

Elle voulait l’entraîner. Mais ils n’avaient pas fait vingt pas,qu’ils retrouvèrent la muraille. Alors, ils la suivirent encourant, pris de panique. Elle restait sombre, sans une fente surle dehors. Puis, au bord d’un pré, elle parut subitements’écrouler. Une brèche ouvrait sur la vallée voisine une fenêtre delumière. Ce devait être le trou dont Albine avait parlé, un jour,ce trou qu’elle disait avoir bouché avec des ronces et despierres ; les ronces traînaient par bouts épars comme descordes coupées, les pierres étaient rejetées au loin, le trousemblait avoir été agrandi par quelque main furieuse.

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