La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 10

 

Huit jours plus tard, il y eut de nouveau un grand voyage dansle parc. Il s’agissait d’aller plus loin que le verger, à gauche,du côté des larges prairies que quatre ruisseaux traversaient. Onferait plusieurs lieues en pleine herbe ; on vivrait de sapêche, si l’on venait à s’égarer.

– J’emporte mon couteau, dit Albine, en montrant un couteaude paysan, à lame épaisse.

Elle mit de tout dans ses poches, de la ficelle, du pain, desallumettes, une petite bouteille de vin, des chiffons, un peigne,des aiguilles. Serge dut prendre une couverture ; mais, aubout des tilleuls, lorsqu’ils arrivèrent devant les décombres duchâteau, la couverture l’embarrassait déjà à un tel point, qu’il lacacha sous un pan de mur écroulé.

Le soleil était plus fort. Albine s’était attardée à sespréparatifs. Dans la matinée chaude, ils s’en allèrent côte à côte,presque raisonnables. Ils faisaient jusqu’à des vingtaines de pas,sans se pousser, pour rire. Ils causaient.

– Moi, je ne m’éveille jamais, dit Albine. J’ai bien dormi,cette nuit. Et toi ?

– Moi aussi, répondit Serge.

Elle reprit :

– Qu’est-ce que ça signifie, quand on rêve un oiseau quivous parle ?

– Je ne sais pas… Et que disait-il, ton oiseau ?

– Ah ! j’ai oublié… Il disait des choses très bien,beaucoup de choses qui me semblaient drôles… Tiens, vois donc cegros coquelicot, là-bas. Tu ne l’auras pas ! Tu ne l’auraspas !

Elle prit son élan ; mais Serge, grâce à ses longuesjambes, la devança, cueillit le coquelicot qu’il agitavictorieusement. Alors, elle resta les lèvres pincées, sans riendire, avec une grosse envie de pleurer. Lui, ne sut que jeter lafleur. Puis, pour faire la paix :

– Veux-tu monter sur mon dos ? Je te porterai, commel’autre jour.

– Non, non.

Elle boudait. Mais elle n’avait pas fait trente pas, qu’elle seretournait, toute rieuse. Une ronce la retenait par la jupe.

– Tiens ! je croyais que c’était toi qui marchaisexprès sur ma robe… C’est qu’elle ne veut pas me lâcher !Décroche-moi, dis !

Et, quand elle fut décrochée, ils marchèrent de nouveau à côtél’un de l’autre, très sagement. Albine prétendait que c’était plusamusant, de se promener ainsi, comme des gens sérieux. Ils venaientd’entrer dans les prairies. À l’infini, devant eux, se déroulaientde larges pans d’herbes, à peine coupés de loin en loin par lefeuillage tendre d’un rideau de saules. Les pans d’herbes seduvetaient, pareils à des pièces de velours ; ils étaient d’ungros vert peu à peu pâli dans les lointains, se noyant de jaunevif, au bord de l’horizon, sous l’incendie du soleil. Les bouquetsde saules, tout là-bas, semblaient d’or pur, au milieu du grandfrisson de la lumière. Des poussières dansantes mettaient auxpointes des gazons un flux de clartés, tandis qu’à certainssouffles de vent, passant librement sur cette solitude nue, lesherbes se moiraient d’un tressaillement de plantes caressées. Et,le long des prés les plus voisins, des foules de petitespâquerettes blanches, en tas, à la débandade, par groupes, ainsiqu’une population grouillant sur le pavé pour quelque fêtepublique, peuplaient de leur joie répandue le noir des pelouses.Des boutons-d’or avaient une gaieté de grelots de cuivre poli, quel’effleurement d’une aile de mouche allait faire tinter ; degrands coquelicots isolés éclataient avec des pétards rouges, s’enallaient plus loin, en bandes, étaler des mares réjouissantes commedes fonds de cuvier encore pourpres de vin ; de grands bleuetsbalançaient leurs légers bonnets de paysanne ruchés de bleu,menaçant de s’envoler par-dessus les moulins à chaque souffle. Puisc’étaient des tapis de houques laineuses, de flouves odorantes, delotiers velus, des nappes de fétuques, de crételles, d’agrostis, depâturins. Le sainfoin dressait ses longs cheveux grêles, le trèfledécoupait ses feuilles nettes, le plantain brandissait des forêtsde lances, la luzerne faisait des couches molles, des édredons desatin vert d’eau broché de fleurs violâtres. Cela, à droite, àgauche, en face, partout, roulant sur le sol plat, arrondissant lasurface moussue d’une mer stagnante, dormant sous le ciel quiparaissait plus vaste. Dans l’immensité des herbes, par endroits,les herbes étaient limpidement bleues, comme si elles avaientréfléchi le bleu du ciel.

Cependant, Albine et Serge marchaient au milieu des prairies,ayant de la verdure jusqu’aux genoux. Il leur semblait avancer dansune eau fraîche qui leur battait les mollets. Ils se trouvaient parinstants au travers de véritables courants, avec des ruissellementsde hautes tiges penchées dont ils entendaient la fuite rapide entreleurs jambes. Puis, des lacs calmes sommeillaient, des bassins degazons courts, où ils trempaient à peine plus haut que leschevilles. Ils jouaient en marchant ainsi, non plus à tout casser,comme dans le verger, mais à s’attarder, au contraire, les piedsliés par les doigts souples des plantes goûtant là une pureté, unecaresse de ruisseau, qui calmait en eux la brutalité du premierâge. Albine s’écarta, alla se mettre au fond d’une herbe géante quilui arrivait au menton. Elle ne passait que la tête. Elle se tintun instant bien tranquille, appelant Serge.

– Viens donc ! On est comme dans un bain. On a del’eau verte partout.

Puis, elle s’échappa d’un saut, sans même l’attendre, et ilssuivirent la première rivière qui leur barra la route. C’était uneeau plate, peu profonde, coulant entre deux rives de cressonsauvage. Elle s’en allait ainsi mollement, avec des détoursralentis, si propre, si nette, qu’elle reflétait comme une glace lemoindre jonc de ses bords. Albine et Serge durent, pendantlongtemps, en descendre le courant, qui marchait moins vite qu’eux,avant de trouver un arbre dont l’ombre se baignât dans ce flot deparesse. Aussi loin que portaient leurs regards, ils voyaient l’eaunue, sur le lit des herbes, étirer ses membres purs, s’endormir enplein soleil du sommeil souple, à demi dénoué, d’une couleuvrebleuâtre. Enfin, ils arrivèrent à un bouquet de trois saules ;deux avaient les pieds dans l’eau, l’autre était planté un peu enarrière ; troncs foudroyés, émiettés par l’âge, quecouronnaient des chevelures blondes d’enfant. L’ombre était siclaire, qu’elle rayait à peine de légères hachures la riveensoleillée. Cependant, l’eau si unie en amont et en aval avait làun court frisson, un trouble de sa peau limpide, qui témoignait desa surprise à sentir ce bout de voile traîner sur elle. Entre lestrois saules, un coin de pré descendait par une pente insensible,mettant des coquelicots jusque dans les fentes des vieux troncscrevés. On eût dit une tente de verdure, plantée sur trois piquets,au bord de l’eau, dans le désert roulant des herbes.

– C’est ici, c’est ici ! cria Albine, en se glissantsous les saules.

Serge s’assit à côté d’elle, les pieds presque dans l’eau. Ilregardait autour de lui, il murmurait :

– Tu connais tout, tu sais les meilleurs endroits… Ondirait une île de dix pieds carrés, rencontrée en pleine mer.

– Oui, nous sommes chez nous, reprit-elle, si joyeuse,qu’elle tapa les herbes de son poing. C’est une maison à nous… Nousallons tout faire.

Puis, comme prise d’une idée triomphante, elle se jeta contrelui, lui dit dans la figure, avec une explosion de joie :

– Veux-tu être mon mari ? Je serai ta femme.

Il fut enchanté de l’invention ; il répondit qu’il voulaitbien être le mari, riant plus haut qu’elle. Alors, elle, tout d’uncoup, devint sérieuse ; elle affecta un air pressé deménagère.

– Tu sais, dit-elle, c’est moi qui commande… Nousdéjeunerons quand tu auras mis la table.

Et elle lui donna des ordres impérieux. Il dut serrer tout cequ’elle tira de ses poches dans le creux d’un saule, qu’elleappelait « l’armoire ». Les chiffons étaient lelinge ; le peigne représentait le nécessaire detoilette ; les aiguilles et la ficelle devaient servir àraccommoder les vêtements des explorateurs. Quant aux provisions debouche, elles consistaient dans la petite bouteille de vin et lesquelques croûtes de la veille. À la vérité, il y avait encore lesallumettes pour faire cuire le poisson qu’on devait prendre.

Comme il achevait de mettre la table, la bouteille au milieu,les trois croûtes alentour, il hasarda l’observation que le régalserait mince. Mais elle haussait les épaules, en femme supérieure.Elle se mit les pieds à l’eau, disant sévèrement :

– C’est moi qui pêche. Toi, tu me regarderas.

Pendant une demi-heure, elle se donna une peine infinie pourattraper des petits poissons avec les mains. Elle avait relevé sesjupes, nouées d’un bout de ficelle. Elle s’avançait prudemment,prenant des précautions infinies afin de ne pas remuer l’eau ;puis, lorsqu’elle était tout près du petit poisson, tapi entre deuxpierres, elle allongeait son bras nu, faisait un barbotageterrible, ne tenait qu’une poignée de graviers. Serge alors riaitaux éclats, ce qui la ramenait à la rive, courroucée, lui criantqu’il n’avait pas le droit de rire.

– Mais, finit-il par dire, avec quoi le feras-tu cuire, tonpoisson ? Il n’y a pas de bois.

Cela acheva de la décourager. D’ailleurs, ce poisson-là ne luiparaissait pas fameux. Elle sortit de l’eau, sans songer à remettreses bas. Elle courait dans l’herbe, les jambes nues, pour sesécher. Et elle retrouvait son rire, parce qu’il y avait des herbesqui la chatouillaient sous la plante des pieds.

– Oh ! de la pimprenelle ! dit-elle brusquement,en se jetant à genoux. C’est ça qui est bon ! Nous allons nousrégaler.

Serge dut mettre sur la table un tas de pimprenelle. Ilsmangèrent de la pimprenelle avec leur pain. Albine affirmait quec’était meilleur que de la noisette. Elle servait en maîtresse demaison, coupait le pain de Serge, auquel elle ne voulut jamaisconfier son couteau.

– Je suis la femme, répondait-elle sérieusement à toutesles révoltes qu’il tentait.

Puis, elle lui fit reporter dans « l’armoire » lesquelques gouttes de vin qui restaient au fond de la bouteille. Ilfallut même qu’il balayât l’herbe, pour qu’on pût passer de lasalle à manger dans la chambre à coucher. Albine se coucha lapremière, tout de son long, en disant :

– Tu comprends, maintenant, nous allons dormir… Tu dois tecoucher à côté de moi, tout contre moi.

Il s’allongea ainsi qu’elle le lui ordonnait. Tous deux setenaient très raides, se touchant des épaules aux pieds, les mainsvides, rejetées en arrière, par-dessus leurs têtes. C’étaientsurtout leurs mains qui les embarrassaient. Ils conservaient unegravité convaincue. Ils regardaient en l’air, de leurs yeux grandsouverts, disant qu’ils dormaient et qu’ils étaient bien.

– Vois-tu, murmurait Albine, quand on est marié, on achaud… Tu ne me sens pas ?

– Si, tu es comme un édredon… Mais il ne faut pas parler,puisque nous dormons. C’est meilleur de ne pas parler.

Ils restèrent longtemps silencieux, toujours très graves. Ilsavaient roulé leurs têtes, les éloignant insensiblement, comme sila chaleur de leurs haleines les eût gênés. Puis, au milieu dugrand silence, Serge ajouta cette seule parole :

– Moi, je t’aime bien.

C’était l’amour avant le sexe, l’instinct d’aimer qui plante lespetits hommes de dix ans sur le passage des bambines en robesblanches. Autour d’eux, les prairies largement ouvertes lesrassuraient de la légère peur qu’ils avaient l’un de l’autre. Ilsse savaient vus de toutes les herbes, vus du ciel dont le bleu lesregardait à travers le feuillage grêle ; et cela ne lesdérangeait pas. La tente des saules, sur leurs têtes, était unsimple pan d’étoffe transparente, comme si Albine avait pendu là uncoin de sa robe. L’ombre restait si claire, qu’elle ne leursoufflait pas les langueurs des taillis profonds, lessollicitations des trous perdus, des alcôves vertes. Du bout del’horizon, leur venait un air libre, un vent de santé, apportant lafraîcheur de cette mer de verdure, où il soulevait une houle defleurs ; tandis que, à leurs pieds, la rivière était uneenfance de plus, une candeur dont le filet de voix fraîche leursemblait la voix lointaine de quelque camarade qui riait. Heureusesolitude, toute pleine de sérénité, dont la nudité s’étalait avecune effronterie adorable d’ignorance ! Immense champ, aumilieu duquel le gazon étroit qui leur servait de première coucheprenait une naïveté de berceau.

– Voilà, c’est fini, dit Albine en se levant. Nous avonsdormi.

Lui, resta un peu surpris que cela fût fini si vite. Il allongeale bras, la tira par la jupe, comme pour la ramener contre lui. Etelle tomba sur les genoux, riant, répétant :

– Quoi donc ? Quoi donc ?

Il ne savait pas. Il la regardait, lui prenait les coudes. Uninstant, il la saisit par les cheveux, ce qui la fit crier. Puis,lorsqu’elle fut de nouveau debout, il s’enfonça la face dansl’herbe qui avait gardé la tiédeur de son corps.

– Voilà, c’est fini, dit-il en se levant à son tour.

Jusqu’au soir, ils coururent les prairies. Ils allaient devanteux, pour voir. Ils visitaient leur jardin. Albine marchait enavant, avec le flair d’un jeune chien, ne disant rien, toujours enquête de la clairière heureuse, bien qu’il n’y eût pas là lesgrands arbres qu’elle rêvait. Serge avait toutes sortes degalanteries maladroites ; il se précipitait si rudement pourécarter les hautes herbes, qu’il manquait la faire tomber ; illa soulevait à bras-le-corps, d’une étreinte qui la meurtrissait,lorsqu’il voulait l’aider à sauter les ruisseaux. Leur grande joiefut de rencontrer les trois autres rivières. La première coulaitsur un lit de cailloux, entre deux files continues de saules, sibien qu’ils durent se laisser glisser à tâtons au beau milieu desbranches, avec le risque de tomber dans quelque gros troud’eau ; mais Serge, roulé le premier, ayant de l’eau jusqu’auxgenoux seulement, reçut Albine dans ses bras, la porta à la riveopposée pour qu’elle ne se mouillât point. L’autre rivière étaittoute noire d’ombre, sous une allée de hauts feuillages, où ellepassait languissante, avec le froissement léger, les cassuresblanches d’une jupe de satin, traînée par quelque dame rêveuse, aufond d’un bois ; nappe profonde, glacée, inquiétante, qu’ilseurent la chance de pouvoir traverser à l’aide d’un tronc abattud’un bord à l’autre, s’en allant à califourchon, s’amusant àtroubler du pied le miroir d’acier bruni, puis se hâtant, effrayésdes yeux étranges que les moindres gouttes qui jaillissaientouvraient dans le sommeil du courant. Et ce fut surtout la dernièrerivière qui les retint. Celle-là était joueuse comme eux ;elle se ralentissait à certains coudes, partait de là en riresperlés, au milieu de grosses pierres, se calmait à l’abri d’unbouquet d’arbustes, essoufflée, vibrante encore ; ellemontrait toutes les humeurs du monde, ayant tour à tour pour litdes sables fins, des plaques de rochers, des graviers limpides, desterres grasses, que les sauts des grenouilles soulevaient enpetites fumées jaunes. Albine et Serge y pataugèrent adorablement.Les pieds nus, ils remontèrent la rivière pour rentrer, préférantle chemin de l’eau au chemin des herbes, s’attardant à chaque îlequi leur barrait le passage. Ils y débarquaient, ils y conquéraientdes pays sauvages, ils s’y reposaient au milieu de grands joncs, degrands roseaux, qui semblaient bâtir exprès pour eux des huttes denaufragés. Retour charmant, amusé par les rives qui déroulaientleur spectacle, égayé de la belle humeur des eaux vivantes.

Mais, comme ils quittaient la rivière, Serge comprit qu’Albinecherchait toujours quelque chose, le long des bords, dans les îles,jusque parmi les plantes dormant au fil du courant. Il dut l’allerenlever du milieu d’une nappe de nénuphars, dont les largesfeuilles mettaient à ses jambes des collerettes de marquise. Il nelui dit rien, il la menaça du doigt, et ils rentrèrent enfin, toutanimés du plaisir de la journée, bras dessus, bras dessous, enjeune ménage qui revient d’une escapade. Ils se regardaient, setrouvaient plus beaux et plus forts ; ils riaient pour sûrd’une autre façon que le matin.

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