La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 9

 

Cependant, le cabriolet suivait de nouveau le chemin creux, lelong de l’interminable mur du Paradou. L’abbé Mouret, silencieux,levait les yeux, regardait les grosses branches qui se tendaientpar-dessus ce mur, comme des bras de géants cachés. Des bruitsvenaient du parc, des frôlements d’ailes, des frissons de feuilles,des bonds furtifs cassant les branches, de grands soupirs ployantles jeunes pousses, toute une haleine de vie roulant sur les cimesd’un peuple d’arbres. Et, parfois, à certain cri d’oiseau quiressemblait à un rire humain, le prêtre tournait la tête avec unesorte d’inquiétude.

– Une drôle de gamine ! disait l’oncle Pascal, enlâchant un peu les guides. Elle avait neuf ans, lorsqu’elle esttombée chez ce païen. Un frère à lui, qui s’est ruiné, je ne saisplus dans quoi. La petite se trouvait en pension quelque part,quand le père s’est tué. C’était même une demoiselle, savante déjà,lisant, brodant, bavardant, tapant sur les pianos. Et coquettedonc ! Je l’ai vue arriver, avec des bas à jour, des jupesbrodées, des guimpes, des manchettes, un tas de falbalas… Ahbien ! les falbalas ont duré longtemps !

Il riait. Une grosse pierre faillit faire verser lecabriolet.

– Si je ne laisse pas une roue de ma voiture dans ce gredinde chemin ! murmura-t-il. Tiens-toi ferme, mon garçon.

La muraille continuait toujours. Le prêtre écoutait.

– Tu comprends, reprit le docteur, que le Paradou, avec sonsoleil, ses cailloux, ses chardons, mangerait une toilette parjour. Il n’a fait que trois ou quatre bouchées des belles robes dela petite. Elle revenait nue… Maintenant, elle s’habille comme unesauvage. Aujourd’hui, elle était encore possible. Mais il y a desfois où elle n’a guère que ses souliers et sa chemise… Tu asentendu ? le Paradou est à elle. Dès le lendemain de sonarrivée, elle en a pris possession. Elle vit là, sautant par lafenêtre, lorsque Jeanbernat ferme la porte, s’échappant quand même,allant on ne sait où, au fond de trous perdus, connus d’elle seule…Elle doit mener un joli train, dans ce désert.

– Écoutez donc, mon oncle, interrompit l’abbé Mouret. Ondirait un trot de bête, derrière cette muraille.

L’oncle Pascal écouta.

– Non, dit-il au bout d’un silence, c’est le bruit de lavoiture, contre les pierres… Va, la petite ne tape plus sur lespianos, à présent. Je crois même qu’elle ne sait plus lire.Imagine-toi une demoiselle retournée à l’état de vaurienne libre,lâchée en récréation dans une île abandonnée. Elle n’a gardé queson fin sourire de coquette, quand elle veut… Ah ! parexemple, si tu sais jamais une fille à élever, je ne te conseillepas de la confier à Jeanbernat. Il a une façon de laisser agir lanature tout à fait primitive. Lorsque je me suis hasardé à luiparler d’Albine, il m’a répondu qu’il ne fallait pas empêcher lesarbres de pousser à leur gré. Il est, dit-il, pour le développementnormal des tempéraments… N’importe, ils sont bien intéressants tousles deux. Je ne passe pas dans les environs sans leur rendrevisite.

Le cabriolet sortait enfin du chemin creux. Là, le mur duParadou faisait un coude, se développant ensuite à perte de vue,sur la crête des coteaux. Au moment où l’abbé Mouret tournait latête pour donner un dernier regard à cette barre grise, dont lasévérité impénétrable avait fini par lui causer un singulieragacement, des bruits de branches violemment secouées se firententendre, tandis qu’un bouquet de jeunes bouleaux semblaient saluerles passants, du haut de la muraille.

– Je savais bien qu’une bête courait là derrière, dit leprêtre.

Mais, sans qu’on vît personne, sans qu’on aperçût autre chose,en l’air, que les bouleaux balancés de plus en plus furieusement,on entendit une voix claire, coupée de rires, qui criait :

– Au revoir, docteur ! au revoir, monsieur lecuré !… J’embrasse l’arbre, l’arbre vous envoie mesbaisers.

– Eh ! c’est Albine, dit le docteur Pascal. Elle aurasuivi notre voiture au trot. Elle n’est pas embarrassée pour sauterles buissons, cette petite fée !

Et criant, à son tour :

– Au revoir, mignonne !… Tu es joliment grande, pournous saluer comme ça.

Les rires redoublèrent, les bouleaux saluèrent plus bas, semantles feuilles au loin, jusque sur la capote du cabriolet.

– Je suis grande comme les arbres, toutes les feuilles quitombent sont des baisers, reprit la voix, changée parl’éloignement, si musicale, si fondue dans les haleines roulantesdu parc, que le jeune prêtre resta frissonnant.

La route devenait meilleure. À la descente, les Artaudreparurent, au fond de la plaine brûlée. Quand le cabriolet coupale chemin du village, l’abbé Mouret ne voulut jamais que son onclele reconduisît à la cure. Il sauta à terre en disant :

– Non, merci, j’aime mieux marcher, cela me fera dubien.

– Comme il te plaira, finit par répondre le docteur.

Puis, lui serrant la main :

– Hein ! si tu n’avais que des paroissiens comme cetanimal de Jeanbernat, tu n’aurais pas souvent à te déranger. Enfin,c’est toi qui as voulu venir… Et porte-toi bien. Au moindre bobo,de nuit ou de jour, envoie-moi chercher. Tu sais que je soignetoute la famille pour rien… Adieu, mon garçon.

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