La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 3

 

– Maintenant ma soupe est trop chaude, gronda la Teuse, quirevenait de la cuisine avec une écuelle, dans laquelle une cuillerde bois était plantée debout.

Elle se tint devant l’abbé Mouret, en commençant à manger sur lebout de la cuiller, avec précaution. Elle espérait l’égayer, letirer du silence accablé où elle le voyait. Depuis qu’il étaitrevenu du Paradou, il se disait guéri, il ne se plaignaitjamais ; souvent même, il souriait d’une si tendre façon, quela maladie, selon les gens des Artaud, semblait avoir redoublé sasainteté. Mais, par moments, des crises de silence leprenaient ; il semblait rouler dans une torture qu’il mettaittoutes ses forces à ne point avouer ; et c’était une agoniemuette qui le brisait, qui le rendait, pendant des heures, stupide,en proie à quelque abominable lutte intérieure, dont la violence nese devinait qu’à la sueur d’angoisse de sa face. La Teuse alors nele quittait plus, l’étourdissant d’un flot de paroles, jusqu’à cequ’il eût repris peu à peu son air doux, comme vainqueur de larévolte de son sang. Ce matin-là, la vieille servante pressentaitune attaque plus rude encore que les autres. Elle se mit à parlerabondamment, tout en continuant à se méfier de la cuiller qui luibrûlait la langue.

– Vraiment, il faut vivre au fond d’un pays de loups pourvoir des choses pareilles. Est-ce que, dans les villages honnêtes,on se marie jamais aux chandelles ? Ça montre assez que tousces Artaud sont des pas-grand-chose… Moi, en Normandie, j’ai vu desnoces qui mettaient les gens en l’air, à deux lieues à la ronde. Onmangeait pendant trois jours. Le curé en était ; le maireaussi ; même, à la noce d’une de mes cousines, les pompierssont venus. Et l’on s’amusait donc !… Mais faire lever unprêtre avant le soleil pour s’épouser à une heure où les pouleselles-mêmes sont encore couchées, il n’y a pas de bon sens ! Àvotre place, monsieur le curé, j’aurais refusé… Pardi ! vousn’avez pas assez dormi, vous avez peut-être pris froid dansl’église. C’est ça qui vous a tout retourné. Ajoutez qu’on aimeraitmieux marier des bêtes que cette Rosalie et son gueux, avec leurmioche qui a pissé sur une chaise… Vous avez tort de ne pas me direoù vous vous sentez mal. Je vous ferais quelque chose de chaud…Hein ? monsieur le curé, répondez-moi ?

Il répondit faiblement qu’il était bien, qu’il n’avait besoinque d’un peu d’air. Il venait de s’adosser à un des mûriers, larespiration courte, s’abandonnant.

– Bien, bien ! n’en faites qu’à votre tête, reprit laTeuse. Mariez les gens, lorsque vous n’en avez pas la force, etlorsque cela doit vous rendre malade. Je m’en doutais, je l’avaisdit hier… C’est comme, si vous m’écoutiez, vous ne resteriez paslà, puisque l’odeur de la basse-cour vous incommode. Ça puejoliment, dans ce moment-ci. Je ne sais pas ce que mademoiselleDésirée peut encore remuer. Elle chante, elle ; elle s’enmoque, ça lui donne des couleurs… Ah ! je voulais vous dire.Vous savez que j’ai tout fait pour l’empêcher de rester là, quandle taureau a pris la vache. Mais elle vous ressemble, elle est d’unentêtement ! Heureusement que, pour elle, ça ne tire pas àconséquence. C’est sa joie, les bêtes avec les petits… Voyons,monsieur le curé, soyez raisonnable. Laissez-moi vous conduire dansvotre chambre. Vous vous coucherez, vous vous reposerez un peu…Non, vous ne voulez pas ? Eh bien ! c’est tant pis, sivous souffrez ! On ne garde pas ainsi son mal sur laconscience, jusqu’à en étouffer.

Et, de colère, elle avala une grande cuillerée de soupe, aurisque de s’emporter la gorge. Elle tapait le manche de bois contreson écuelle, grognant, se parlant à elle-même.

– On n’a jamais vu un homme comme ça. Il crèverait plutôtque de lâcher un mot… Ah ! il peut bien se taire. J’en saisassez long. Ce n’est pas malin de deviner le reste… Oui, oui, qu’ilse taise. Ça vaut mieux.

La Teuse était jalouse. Le docteur Pascal lui avait livré unvéritable combat, pour lui enlever son malade, lorsqu’il avait jugéle jeune prêtre perdu, s’il le laissait au presbytère. Il dut luiexpliquer que la cloche redoublait sa fièvre, que les images desainteté, dont sa chambre était pleine, hantaient son cerveaud’hallucinations, qu’il lui fallait, enfin, un oubli complet, unmilieu autre, où il pût renaître, dans la paix d’une existencenouvelle. Et elle hochait la tête, elle disait que nulle part« le cher enfant » ne trouverait une garde-malademeilleure qu’elle. Pourtant, elle avait fini par consentir ;elle s’était même résignée à le voir aller au Paradou, tout enprotestant contre ce choix du docteur, qui la confondait. Mais ellegardait contre le Paradou une haine solide. Elle se trouvaitsurtout blessée du silence de l’abbé Mouret sur le temps qu’il yavait vécu. Souvent, elle s’était vainement ingéniée à le fairecauser. Ce matin-là, exaspérée de le voir tout pâle, s’entêtant àsouffrir sans une plainte, elle finit par agiter sa cuiller commeun bâton, elle cria :

– Il faut retourner là-bas, monsieur le curé, si vous yétiez si bien… Il y a là-bas une personne qui vous soignera sansdoute mieux que moi.

C’était la première fois qu’elle hasardait une allusion directe.Le coup fut si cruel, que le prêtre laissa échapper un léger cri,en levant sa face douloureuse. La bonne âme de la Teuse eutregret.

– Aussi, murmura-t-elle, c’est la faute de votre onclePascal. Allez, je lui en ai dit assez. Mais ces savants, ça tient àleurs idées. Il y en a qui vous font mourir, pour vous regarderdans le corps après… Moi, ça m’avait mise dans une telle colère,que je n’ai voulu en parler à personne. Oui, monsieur, c’est grâceà moi, si personne n’a su où vous étiez, tant je trouvais çaabominable. Quand l’abbé Guyot, de Saint-Eutrope, qui vous aremplacé pendant votre absence, venait dire la messe ici, ledimanche, je lui racontais des histoires, je lui jurais que vousétiez en Suisse. Je ne sais seulement pas où ça est, la Suisse…Certes, je ne veux point vous faire de la peine, mais c’estsûrement là-bas que vous avez pris votre mal. Vous voilà drôlementguéri. On aurait bien mieux fait de vous laisser avec moi qui ne meserais pas avisée de vous tourner la tête.

L’abbé Mouret, le front de nouveau penché, ne l’interrompaitpas. Elle s’était assise par terre, à quelques pas de lui, pourtâcher de rencontrer ses yeux. Elle reprit maternellement, ravie dela complaisance qu’il semblait mettre à l’écouter.

– Vous n’avez jamais voulu connaître l’histoire de l’abbéCaffin. Dès que je parle, vous me faites taire… Eh bien !l’abbé Caffin, dans notre pays, à Canteleu, avait eu des ennuis.C’était pourtant un bien saint homme, et qui possédait un caractèred’or. Mais, voyez-vous, il était très douillet, il aimait leschoses délicates. Si bien qu’une demoiselle rôdait autour de lui,la fille d’un meunier, que ses parents avaient mise en pension.Bref, il arriva ce qui devait arriver, vous me comprenez, n’est-cepas ? Alors, quand on a su la chose, tout le pays s’est fâchécontre l’abbé. On le cherchait pour le tuer à coups de pierres. Ils’est sauvé à Rouen, il est allé pleurer chez l’archevêque. Et onl’a envoyé ici. Le pauvre homme était bien assez puni de vivre dansce trou… Plus tard, j’ai eu des nouvelles de la fille. Elle aépousé un marchand de bœufs. Elle est très heureuse.

La Teuse, enchantée d’avoir placé son histoire, vit unencouragement dans l’immobilité du prêtre. Elle se rapprocha, ellecontinua :

– Ce bon monsieur Caffin ! Il n’était pas fier avecmoi, il me parlait souvent de son péché. Ça ne l’empêche pas d’êtredans le ciel, je vous en réponds ! Il peut dormir tranquille,là, à côté, sous l’herbe, car il n’a jamais fait de tort àpersonne… Moi, je ne comprends pas qu’on en veuille tant à unprêtre, quand il se dérange. C’est si naturel ! Ce n’est pasbeau, sans doute, c’est une saleté qui doit mettre Dieu en colère.Mais il vaut encore mieux faire ça que d’aller voler. On seconfesse donc, et on est quitte !… N’est-ce pas, monsieur lecuré, lorsqu’on a un vrai repentir, on fait son salut tout demême ?

L’abbé Mouret s’était lentement redressé. Par un effort suprême,il venait de dompter son angoisse. Pâle encore, il dit d’une voixferme :

– Il ne faut jamais pécher, jamais, jamais !

– Ah ! tenez, s’écria la vieille servante, vous êtestrop fier, monsieur ! Ce n’est pas beau non plus,l’orgueil !… À votre place, moi, je ne me raidirais pas commecela. On cause de son mal, on ne se coupe pas le cœur en quatretout d’un coup, on s’habitue à la séparation, enfin ! Ça sepasse petit à petit… Au lieu que vous, voilà que vous évitez mêmede prononcer le nom des gens. Vous défendez qu’on parle d’eux, ilssont comme s’ils étaient morts. Depuis votre retour, je n’ai pasosé vous donner la moindre nouvelle. Eh bien ! je causeraimaintenant, je dirai ce que je saurai, parce que je vois bien quec’est tout ce silence qui vous tourne sur le cœur.

Il la regardait sévèrement, levant un doigt pour la fairetaire.

– Oui, oui, continua-t-elle, j’ai des nouvelles de là-bas,très souvent même, et je vous les donnerai… D’abord, la personnen’est pas plus heureuse que vous.

– Taisez-vous ! dit l’abbé Mouret, qui trouva la forcede se mettre debout pour s’éloigner.

La Teuse se leva aussi, lui barrant le passage de sa masseénorme. Elle se fâchait, elle criait :

– Là, vous voilà déjà parti !… Mais vous m’écouterez.Vous savez que je n’aime guère les gens de là-bas, n’est-cepas ? Si je vous parle d’eux, c’est pour votre bien… Onprétend que je suis jalouse. Eh bien, je rêve de vous mener un jourlà-bas. Vous seriez avec moi, vous ne craindriez pas de mal faire…Voulez-vous ?

Il l’écarta du geste, la face calmée, en disant :

– Je ne veux rien, je ne sais rien… Nous avons unegrand-messe demain. Il faudra préparer l’autel.

Puis, s’étant mis à marcher, il ajouta avec unsourire :

– Ne vous inquiétez pas, ma bonne Teuse. Je suis plus fortque vous ne croyez. Je me guérirai tout seul.

Et il s’éloigna, l’air solide, la tête droite, ayant vaincu. Sasoutane, le long des bordures de thym, avait un frôlement trèsdoux. La Teuse, qui était restée plantée à la même place, ramassason écuelle et sa cuiller de bois, en bougonnant. Elle mâchaitentre ses dents des paroles qu’elle accompagnait de grandshaussements d’épaules.

– Ça fait le brave, ça se croit bâti autrement que lesautres hommes, parce que c’est curé… La vérité est que celui-là estjoliment dur. J’en ai connu qu’on n’avait pas besoin de chatouillersi longtemps. Et il est capable de s’écraser le cœur, comme onécrase une puce. C’est son bon Dieu qui lui donne cette force.

Elle rentrait à la cuisine, lorsqu’elle aperçut l’abbé Mouretdebout, devant la porte à claire-voie de la basse-cour. Désiréel’avait arrêté pour lui faire peser un chapon qu’elle engraissaitdepuis quelques semaines. Il disait complaisamment qu’il était trèslourd, ce qui donnait un rire d’aise à la grande enfant.

– Les chapons, eux aussi, s’écrasent le cœur comme unepuce, bégaya la Teuse, tout à fait furieuse. Ils ont des raisonspour cela. Alors, il n’y a pas de gloire à bien vivre.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer