La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 11

 

Vers six heures, ce fut un brusque réveil. Un tapage de portesouvertes et refermées, au milieu d’éclats de rire, ébranla toute lamaison, et Désirée parut, les cheveux tombant, les bras toujoursnus jusqu’aux coudes, criant :

– Serge ! Serge !

Puis, quand elle eut aperçu son frère dans le jardin, elleaccourut, elle s’assit un instant par terre, à ses pieds, lesuppliant :

– Viens donc voir les bêtes !… Tu n’as pas encore vules bêtes, dis ! Si tu savais comme elles sont belles,maintenant !

Il se fit beaucoup prier. La basse-cour l’effrayait un peu. Maisvoyant des larmes dans les yeux de Désirée, il céda. Alors, elle sejeta à son cou, avec une joie soudaine de jeune chien, riant plusfort, sans même s’essuyer les joues.

– Ah ! tu es gentil ! balbutia-t-elle enl’entraînant. Tu verras les poules, les lapins, les pigeons, et mescanards qui ont de l’eau fraîche, et ma chèvre, dont la chambre estaussi propre que la mienne, à présent… Tu sais, j’ai trois oies etdeux dindes. Viens vite. Tu verras tout.

Désirée avait alors vingt-deux ans. Grandie à la campagne, chezsa nourrice, une paysanne de Saint-Eutrope, elle avait poussé enplein fumier. Le cerveau vide, sans pensées graves d’aucune sorte,elle profitait du sol gras, du plein air de la campagne, sedéveloppant toute en chair, devenant une belle bête, fraîche,blanche, au sang rose, à la peau ferme. C’était comme une ânesse derace qui aurait eu le don du rire. Bien que pataugeant du matin ausoir, elle gardait ses attaches fines, les lignes souples de sesreins, l’affinement bourgeois de son corps de vierge ; si bienqu’elle était une créature à part, ni demoiselle, ni paysanne, unefille nourrie de la terre, avec une ampleur d’épaules et un frontborné de jeune déesse.

Sans doute, ce fut sa pauvreté d’esprit qui la rapprocha desanimaux. Elle n’était à l’aise qu’en leur compagnie, entendaitmieux leur langage que celui des hommes, les soignait avec desattendrissements maternels. Elle avait, à défaut de raisonnementsuivi, un instinct qui la mettait de plain-pied avec eux. Aupremier cri qu’ils poussaient, elle savait où était leur mal. Elleinventait des friandises sur lesquelles ils tombaientgloutonnement. Elle mettait la paix d’un geste dans leursquerelles, semblait connaître d’un regard leur caractère bon oumauvais, racontait des histoires considérables, donnait des détailssi abondants, si précis, sur les façons d’être du moindre poussin,qu’elle stupéfiait profondément les gens pour lesquels un petitpoulet ne se distingue en aucune façon d’un autre petit poulet. Sabasse-cour était ainsi devenue tout un pays, où elle régnait enmaîtresse absolue ; un pays d’une organisation trèscompliquée, troublé par des révolutions, peuplé des êtres les plusdifférents, dont elle seule connaissait les annales. Cettecertitude de l’instinct allait si loin, qu’elle flairait les œufsvides d’une couvée, et qu’elle annonçait à l’avance le nombre despetits, dans une portée de lapins.

À seize ans, lorsque la puberté était venue, Désirée n’avaitpoint eu les vertiges ni les nausées des autres filles. Elle pritune carrure de femme faite, se porta mieux, fit éclater ses robessous l’épanouissement splendide de sa chair. Dès lors, elle eutcette taille ronde qui roulait librement, ces membres largementassis de statue antique, toute cette poussée d’animal vigoureux. Oneût dit qu’elle tenait au terreau de sa basse-cour, qu’elle suçaitla sève par ses fortes jambes, blanches et solides comme de jeunesarbres. Et, dans cette plénitude, pas un désir charnel ne monta.Elle trouva une satisfaction continue à sentir autour d’elle unpullulement. Des tas de fumier, des bêtes accouplées, se dégageaitun flot de génération, au milieu duquel elle goûtait les joies dela fécondité. Quelque chose d’elle se contentait dans la ponte despoules ; elle portait ses lapines au mâle, avec des rires debelle fille calmée ; elle éprouvait des bonheurs de femmegrosse à traire sa chèvre. Rien n’était plus sain. Elles’emplissait innocemment de l’odeur, de la chaleur, de la vie.Aucune curiosité dépravée ne la poussait à ce souci de lareproduction, en face des coqs battant des ailes, des femelles encouches, du bouc empoisonnant l’étroite écurie. Elle gardait satranquillité de belle bête, son regard clair, vide de pensées,heureuse de voir son petit monde se multiplier, ressentant unagrandissement de son propre corps, fécondée, identifiée à ce pointavec toutes ces mères, qu’elle était comme la mère commune, la mèrenaturelle, laissant tomber de ses doigts, sans un frisson, unesueur d’engendrement.

Depuis que Désirée était aux Artaud, elle passait ses journéesen pleine béatitude. Enfin, elle contentait le rêve de sonexistence, le seul désir qui l’eût tourmentée, au milieu de sapuérilité de faible d’esprit. Elle possédait une basse-cour, untrou qu’on lui abandonnait, où elle pouvait faire pousser des bêtesà sa guise. Dès lors, elle s’enterra là, bâtissant elle-même descabanes pour les lapins, creusant la mare aux canards, tapant desclous, apportant de la paille, ne tolérant pas qu’on l’aidât. LaTeuse en était quitte pour la débarbouiller. La basse-cour setrouvait située derrière le cimetière ; souvent même, Désiréedevait rattraper, au milieu des tombes, quelque poule curieuse,sautée par-dessus le mur. Au fond, se trouvait un hangar où étaientla lapinière et le poulailler ; à droite, logeait la chèvre,dans une petite écurie. D’ailleurs, tous les animaux vivaientensemble, les lapins lâchés avec les poules, la chèvre prenant desbains de pieds au milieu des canards, les oies, les dindes, lespintades, les pigeons fraternisant en compagnie de trois chats.Quand elle se montrait à la barrière de bois qui empêchait tout cemonde de pénétrer dans l’église, un vacarme assourdissant lasaluait.

– Hein ! les entends-tu ? dit-elle à son frère,dès la porte de la salle à manger.

Mais, lorsqu’elle l’eut fait entrer, en refermant la barrièrederrière eux, elle fut assaillie si violemment, qu’elle disparutpresque. Les canards et les oies, claquant du bec, la tiraient parses jupes ; les poules goulues sautaient à ses mains qu’ellespiquaient à grands coups, les lapins se blottissaient sur sespieds, avec des bonds qui lui montaient jusqu’aux genoux ;tandis que les trois chats lui sautaient sur les épaules, et que lachèvre bêlait, au fond de l’écurie, de ne pouvoir la rejoindre.

– Laissez-moi donc, bêtes ! criait-elle, toute sonorede son beau rire, chatouillée par ces plumes, ces pattes, ces becsqui la frôlaient.

Et elle ne faisait rien pour se débarrasser. Comme elle ledisait, elle se serait laissé manger, tant cela lui était doux, desentir cette vie s’abattre contre elle et la mettre dans unechaleur de duvet. Enfin, un seul chat s’entêta à vouloir rester surson dos.

– C’est Moumou, dit-elle. Il a des pattes comme duvelours.

Puis, orgueilleusement, montrant la basse-cour à son frère, elleajouta :

– Tu vois comme c’est propre !

La basse-cour, en effet, était balayée, lavée, ratissée. Mais deces eaux sales remuées, de cette litière retournée à la fourche,s’exhalait une odeur fauve, si pleine de rudesse, que l’abbé Mouretse sentit pris à la gorge. Le fumier s’élevait contre le mur ducimetière en un tas énorme qui fumait.

– Hein ! quel tas ! reprit Désirée, en menant sonfrère dans la vapeur âcre. J’ai tout mis là, personne ne m’a aidée…Va, ce n’est pas sale. Ça nettoie. Regarde mes bras.

Elle allongeait ses bras, qu’elle avait simplement trempés aufond d’un seau d’eau, des bras royaux, d’une rondeur superbe,poussés comme des roses blanches et grasses, dans ce fumier.

– Oui, oui, murmura le prêtre, tu as bien travaillé. C’esttrès joli, maintenant.

Il se dirigeait vers la barrière ; mais elle l’arrêta.

– Attends donc ! Tu vas tout voir. Tu ne te doutespas…

Elle l’entraîna sous le hangar, devant la lapinière.

– Il y a des petits dans toutes les cases, dit-elle, entapant les mains d’enthousiasme.

Alors, longuement, elle lui expliqua les portées. Il fallutqu’il s’accroupît, qu’il mît le nez contre le treillage, pendantqu’elle donnait des détails minutieux. Les mères, avec leursgrandes oreilles anxieuses, les regardaient de biais, soufflantes,clouées de peur. Puis, c’était, dans une case, un trou de poils, aufond duquel grouillait un tas vivant, une masse noirâtre,indistincte, qui avait une grosse haleine, comme un seul corps. Àcôté, les petits se hasardaient au bord du trou, portant des têtesénormes. Plus loin, ils étaient déjà forts, ils ressemblaient à dejeunes rats, furetant, bondissant, le derrière en l’air, taché dubouton blanc de la queue. Ceux-là avaient des grâces joueuses debambins, faisant le tour des cases au galop, les blancs aux yeux derubis pâle, les noirs aux yeux luisants comme des boutons de jais.Et des paniques les emportaient brusquement, découvrant à chaquesaut leurs pattes minces, roussies par l’urine. Et ils seremettaient en un tas, si étroitement, qu’on ne voyait plus lestêtes.

– C’est toi qui leur fais peur, disait Désirée. Moi, ils meconnaissent bien.

Elle les appelait, elle tirait de sa poche quelque croûte depain. Les petits lapins se rassuraient, venaient un à un,obliquement, le nez frisé, se mettant debout contre le grillage. Etelle les laissait là, un instant, pour montrer à son frère le duvetrose de leur ventre. Puis, elle donnait la croûte au plus hardi.Alors, toute la bande accourait, se coulait, se serrait, sans sebattre ; trois petits, parfois, mordaient à la mêmecroûte ; d’autres se sauvaient, se tournaient contre le mur,pour manger tranquilles ; tandis que les mères, au fond,continuaient à souffler, méfiantes, refusant les croûtes.

– Ah ! les gourmands ! cria Désirée, ilsmangeraient comme cela jusqu’à demain matin !… La nuit, on lesentend qui croquent les feuilles oubliées.

Le prêtre s’était relevé, mais elle ne se lassait point desourire aux chers petits.

– Tu vois, le gros, là-bas, celui qui est tout blanc, avecles oreilles noires… Eh bien ! il adore les coquelicots. Illes choisit très bien, parmi les autres herbes… L’autre jour, il aeu des coliques. Ça le tenait sous les pattes de derrière. Alors,je l’ai pris, je l’ai gardé au chaud, dans ma poche. Depuis cetemps-là, il est joliment gaillard.

Elle allongeait les doigts entre les mailles du treillage, elleleur caressait l’échine.

– On dirait un satin, reprit-elle. Ils sont habillés commedes princes. Et coquets avec cela ! Tiens, en voilà un qui esttoujours à se débarbouiller. Il use ses pattes… Si tu savais commeils sont drôles ! Moi je ne dis rien, mais je m’aperçois biende leurs malices. Ainsi, par exemple, ce gris qui nous regarde,détestait une petite femelle, que j’ai dû mettre à part. Il y a eudes histoires terribles entre eux. Ça serait trop long à conter.Enfin, la dernière fois qu’il l’a battue, comme j’arrivaisfurieuse, qu’est-ce que je vois ? ce gredin-là, blotti dans lefond, qui avait l’air de râler. Il voulait me faire croire quec’était lui qui avait à se plaindre d’elle…

Elle s’interrompit ; puis, s’adressant au lapin :

– Tu as beau m’écouter, tu n’es qu’un gueux !

Et se tournant vers son frère :

– Il entend tout ce que je dis, murmura-t-elle, avec unclignement d’yeux.

L’abbé Mouret ne put tenir davantage, dans la chaleur quimontait des portées. La vie, grouillant sous ce poil arraché duventre des mères, avait un souffle fort, dont il sentait le troubleà ses tempes. Désirée, comme grisée peu à peu, s’égayait davantage,plus rose, plus carrée dans sa chair.

– Mais rien ne t’appelle ! cria-t-elle ; tu asl’air de toujours te sauver… Et mes petits poussins, donc !Ils sont nés de cette nuit.

Elle prit du riz, elle en jeta une poignée devant elle. Lapoule, avec des gloussements d’appel, s’avança gravement, suivie detoute la bande des poussins, qui avaient un gazouillis et descourses folles d’oiseaux égarés. Puis, quand ils furent au beaumilieu des grains de riz, la mère donna de furieux coups de bec,rejetant les grains qu’elle cassait, tandis que les petitspiquaient devant elle, d’un air pressé. Ils étaient adorablesd’enfance, demi-nus, la tête ronde, les yeux vifs comme des pointesd’acier, le bec planté si drôlement, le duvet retroussé d’une façonsi plaisante, qu’ils ressemblaient à des joujoux de deux sous.Désirée riait d’aise, à les voir.

– Ce sont des amours ! balbutiait-elle.

Elle en prit deux, un dans chaque main, les couvrant d’une ragede baisers. Et le prêtre dut les regarder partout, tandis qu’elledisait tranquillement :

– Ce n’est pas facile de reconnaître les coqs. Moi, je neme trompe pas… Ça, c’est une poule, et ça, c’est encore unepoule.

Elle les remit à terre. Mais les autres poules arrivaient, pourmanger le riz. Un grand coq rouge, aux plumes flambantes, lessuivait, en levant ses larges pattes avec une majestécirconspecte.

– Alexandre devient superbe, dit l’abbé pour faire plaisirà sa sœur.

Le coq s’appelait Alexandre. Il regardait la jeune fille de sonœil de braise, la tête tournée, la queue élargie. Puis, il vint seplanter au bord de ses jupes.

– Il m’aime bien, dit-elle. Moi seule peux le toucher…C’est un bon coq. Il a quatorze poules, et je ne trouve jamais unœuf clair dans les couvées… N’est-ce pas, Alexandre ?

Elle s’était baissée. Le coq ne se sauva pas sous sa caresse. Ilsembla qu’un flot de sang allumait sa crête. Les ailes battantes,le cou tendu, il lança un cri prolongé, qui sonna comme soufflé parun tube d’airain. À quatre reprises, il chanta, tandis que tous lescoqs des Artaud répondaient, au loin. Désirée s’amusa beaucoup dela mine effarée de son frère.

– Hein ! il te casse les oreilles, dit-elle. Il a unfameux gosier… Mais, je t’assure, il n’est pas méchant. Ce sont lespoules qui sont méchantes… Tu te rappelles la grosse mouchetée,celle qui faisait des œufs jaunes ? Avant-hier, elle s’étaitécorché la patte. Quand les autres ont vu le sang, elles sontdevenues comme folles. Toutes la suivaient, la piquaient, luibuvaient le sang, si bien que le soir elles lui avaient mangé lapatte… Je l’ai trouvée la tête derrière une pierre, comme uneimbécile, ne disant rien, se laissant dévorer.

La voracité des poules la laissait riante. Elle raconta d’autrescruautés, paisiblement : de jeunes poulets le derrièredéchiqueté, les entrailles vidées, dont elle n’avait retrouvé quele cou et les ailes ; une portée de petits chats mangée dansl’écurie, en quelques heures.

– Tu leur donnerais un chrétien, continua-t-elle, qu’ellesen viendraient à bout… Et dures au mal ! Elles vivent trèsbien avec un membre cassé. Elles ont beau avoir des plaies, destrous dans le corps à y fourrer le poing, elles n’en avalent pasmoins leur soupe. C’est pour cela que je les aime ; leur chairrepousse en deux jours, leur corps est toujours chaud comme sielles avaient une provision de soleil sous les plumes… Quand jeveux les régaler, je leur coupe de la viande crue. Et les versdonc ! Tu vas voir si elles les aiment.

Elle courut au tas de fumier, trouva un ver qu’elle prit sansdégoût. Les poules se jetaient sur ses mains. Mais elle, tenant lever très haut, s’amusait de leur gloutonnerie. Enfin, elle ouvritles doigts. Les poules se poussèrent, s’abattirent ; puis, uned’elles se sauva, poursuivie par les autres, le ver au bec. Il futainsi pris, perdu, repris, jusqu’à ce qu’une poule, donnant ungrand coup de gosier, l’avalât. Alors, toutes s’arrêtèrent net, lecou renversé, l’œil rond, attendant un autre ver. Désirée,heureuse, les appelait par leurs noms, leur disait des motsd’amitié ; tandis que l’abbé Mouret reculait de quelques pas,en face de cette intensité de vie vorace.

– Non, je ne suis pas rassuré, dit-il à sa sœur qui voulaitlui faire peser une poule qu’elle engraissait. Ça m’inquiète, quandje touche des bêtes vivantes.

Il tâchait de sourire. Mais Désirée le traita de poltron.

– Eh bien ! et mes canards, et mes oies, et mesdindes ! Qu’est-ce que tu ferais, si tu avais tout cela àsoigner ?… C’est ça qui est sale, les canards. Tu les entendsclaquer du bec, dans l’eau ? Et quand ils plongent, on ne voitplus que leur queue, droite comme une quille… Les oies et lesdindes non plus ne sont pas faciles à gouverner. Hein ! est-ceamusant, lorsqu’elles marchent, les unes toutes blanches, lesautres toutes noires, avec leurs grands cous. On dirait desmessieurs et des dames… En voilà encore auxquels je ne teconseillerais pas de confier un doigt. Ils te l’avaleraientproprement, d’un seul coup… Moi, ils me les embrassent, les doigts,tu vois !

Elle eut la parole coupée par un bêlement joyeux de la chèvre,qui venait enfin de forcer la porte mal fermée de l’écurie. En deuxsauts, la bête fut près d’elle, pliant sur ses jambes de devant, lacaressant de ses cornes. Le prêtre lui trouva un rire de diable,avec sa barbiche pointue et ses yeux troués de biais. Mais Désiréela prit par le cou, l’embrassa sur la tête, jouant à courir,parlant de la téter. Ça lui arrivait souvent, disait-elle. Quandelle avait soif, dans l’écurie, elle se couchait, elle tétait.

– Tiens, c’est plein de lait, ajouta-t-elle en soulevantles pis énormes de la bête.

L’abbé battit des paupières, comme si on lui eût montré uneobscénité. Il se souvenait d’avoir vu, dans le cloître deSaint-Saturnin, à Plassans, une chèvre de pierre décorant unegargouille, qui forniquait avec un moine. Les chèvres, puant lebouc, ayant des caprices et des entêtements de filles, offrantleurs mamelles pendantes à tout venant, étaient restées pour luides créatures de l’enfer, suant la lubricité. Sa sœur n’avaitobtenu d’en avoir une qu’après des semaines de supplications. Etlui, quand il venait, évitait le frôlement des longs poils soyeuxde la bête, défendait sa soutane de l’approche de ses cornes.

– Va, je vais te rendre la liberté, dit Désirée quis’aperçut de son malaise croissant. Mais, auparavant, il faut queje te montre encore quelque chose… Tu promets de ne pas megronder ? Je ne t’en ai pas parlé, parce que tu n’aurais pasvoulu… Si tu savais comme je suis contente !

Elle se faisait suppliante, joignant les mains, posant la têtecontre l’épaule de son frère.

– Quelque folie encore, murmura celui-ci, qui ne puts’empêcher de sourire.

– Tu veux bien, dis ? reprit-elle, les yeux luisantsde joie. Tu ne te fâcheras pas ?… Il est si joli !

Et, courant, elle ouvrit une porte basse, sous le hangar. Unpetit cochon sauta d’un bond dans la cour.

– Oh ! le chérubin ! dit-elle d’un air de profondravissement, en le regardant s’échapper.

Le petit cochon était charmant, tout rose, le groin lavé par leseaux grasses, avec le cercle de crasse que son continuelbarbotement dans l’auge lui laissait près des yeux. Il trottait,bousculant les poules, accourant pour leur manger ce qu’on leurjetait, emplissant l’étroite cour de ses détours brusques. Sesoreilles battaient sur ses yeux, son groin ronflait à terre ;il ressemblait, sur ses pattes minces, à une bête à roulettes. Et,par derrière, sa queue avait l’air du bout de ficelle qui servait àl’accrocher.

– Je ne veux pas ici de cet animal ! s’écria le prêtretrès contrarié.

– Serge, mon bon Serge, supplia de nouveau Désirée, ne soispas méchant… Vois comme il est innocent, le cher petit. Je ledébarbouillerai, je le tiendrai bien propre. C’est la Teuse qui sel’est fait donner pour moi. On ne peut pas le renvoyer maintenant…Tiens, il te regarde, il te sent. N’aie pas peur, il ne te mangerapas.

Mais elle s’interrompit, prise d’un rire fou. Le petit cochon,ahuri, venait de se jeter dans les jambes de la chèvre, qu’il avaitculbutée. Il reprit sa course, criant, roulant, effarant toute labasse-cour. Désirée, pour le calmer, dut lui donner une terrined’eau de vaisselle. Alors, il s’enfonça dans la terrine jusqu’auxoreilles ; il gargouillait, il grognait, tandis que de courtsfrissons passaient sur sa peau rose. Sa queue, défrisée,pendait.

L’abbé Mouret eut un dernier dégoût à entendre cette eau saleremuée. Depuis qu’il était là, un étouffement le gagnait, deschaleurs le brûlaient aux mains, à la poitrine, à la face. Peu àpeu sa tête avait tourné. Maintenant, il sentait dans un mêmesouffle pestilentiel la tiédeur fétide des lapins et des volailles,l’odeur lubrique de la chèvre, la fadeur grasse du cochon. C’étaitcomme un air chargé de fécondation, qui pesait trop lourdement àses épaules vierges. Il lui semblait que Désirée avait grandi,s’élargissant des hanches, agitant des bras énormes, balayant deses jupes, au ras du sol, cette senteur puissante dans laquelle ils’évanouissait. Il n’eut que le temps d’ouvrir la claie de bois.Ses pieds collaient au pavé humide encore de fumier, à ce pointqu’il se crut retenu par une étreinte de la terre. Et le souvenirdu Paradou lui revint tout d’un coup, avec les grands arbres, lesombres noires, les senteurs puissantes, sans qu’il pût s’endéfendre.

– Te voilà tout rouge, à présent, dit Désirée en lerejoignant de l’autre côté de la barrière. Tu n’es pas contentd’avoir tout vu ?… Les entends-tu crier ?

Les bêtes, en la voyant partir, se poussaient contre lestreillages, jetaient des cris lamentables. Le petit cochon surtoutavait un gémissement prolongé de scie qu’on aiguise. Mais, elle,leur faisait des révérences, leur envoyait des baisers du bout desdoigts, riant de les voir tous là, en tas, comme amoureux d’elle.Puis, se serrant contre son frère, l’accompagnant aujardin :

– Je voudrais une vache, lui dit-elle à l’oreille, touterougissante.

Il la regarda, refusant déjà du geste.

– Non, non, pas maintenant, reprit-elle vivement. Plustard, je t’en reparlerai… Il y aurait de la place dans l’écurie.Une belle vache blanche, avec des taches rousses. Tu verrais commenous aurions du bon lait. Une chèvre, ça finit par être trop petit…Et quand la vache ferait un veau !

Elle dansait, elle tapait des mains, tandis que le prêtreretrouvait en elle la basse-cour qu’elle avait emportée dans sesjupes. Aussi la laissa-t-il au fond du jardin, assise par terre, enplein soleil, devant une ruche dont les abeilles ronflaient commedes balles d’or sur son cou, le long de ses bras nus, dans sescheveux, sans la piquer.

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