La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 16

 

Ce matin-là, il y avait un grand remue-ménage, dans labasse-cour du presbytère. Le boucher des Artaud venait de tuerMathieu, le cochon, sous le hangar. Désirée, enthousiasmée, avaittenu les pieds de Mathieu, pendant qu’on le saignait, le baisantsur l’échine pour qu’il sentît moins le couteau, lui disant qu’ilfallait bien qu’on le tuât, maintenant qu’il était si gras.Personne comme elle ne tranchait la tête d’une oie d’un seul coupde hachette, ou n’ouvrait le gosier d’une poule avec une paire deciseaux. Son amour des bêtes acceptait très gaillardement cemassacre. C’était nécessaire, disait-elle ; ça faisait de laplace aux petits qui poussaient. Et elle était très gaie.

– Mademoiselle, grondait la Teuse à chaque minute, vousallez vous faire mal. Ça n’a pas de bon sens, de se mettre dans unétat pareil, parce qu’on tue un cochon. Vous êtes rouge comme sivous aviez dansé tout un soir.

Mais Désirée tapait des mains, tournait, s’occupait. La Teuse,elle, avait les jambes qui lui rentraient dans le corps, ainsiqu’elle le disait. Depuis le matin six heures, elle roulait samasse énorme, de la cuisine à la basse-cour. Elle devait faire leboudin. C’était elle qui avait battu le sang, deux larges terrinestoutes roses au grand soleil. Et jamais elle n’aurait fini, parceque mademoiselle l’appelait toujours, pour des riens. Il faut direqu’à l’heure même où le boucher saignait Mathieu, Désirée avait euune grosse émotion, en entrant dans l’écurie. Lise, la vache, étaiten train d’y accoucher. Alors, saisie d’une joie extraordinaire,elle avait achevé de perdre la tête.

– Un s’en va, un autre arrive ! cria-t-elle, sautant,pirouettant sur elle-même. Mais viens donc voir, laTeuse !

Il était onze heures. Par moments, un chant sortait de l’église.On saisissait un murmure confus de voix désolées, un balbutiementde prière, d’où montaient brusquement des lambeaux de phraseslatines, jetés à pleine voix.

– Viens donc ! répéta Désirée pour la vingtièmefois.

– Il faut que j’aille sonner, murmura la vieilleservante ; jamais je n’aurai fini… Qu’est-ce que vous voulezencore, mademoiselle ?

Mais elle n’attendit pas la réponse. Elle se jeta au milieud’une bande de poules, qui buvaient goulûment le sang, dans lesterrines. Elle les dispersa à coups de pied, furieuse. Puis ellecouvrit les terrines, en disant :

– Ah bien ! au lieu de me tourmenter, vous feriezmieux de veiller sur ces gueuses… Si vous les laissez faire, vousn’aurez pas de boudin, comprenez-vous !

Désirée riait. Quand les poules auraient bu un peu de sang, legrand mal ! Ça les engraissait. Puis, elle voulut emmener laTeuse auprès de la vache. Celle-ci se débattait.

– Il faut que j’aille sonner… L’enterrement va sortir. Vousentendez bien.

À ce moment, dans l’église, les voix grandirent, trônèrent surun ton mourant. Un bruit de pas arriva, très distinct.

– Non, regarde, insistait Désirée en la poussant versl’écurie. Dis-moi ce qu’il faut que je fasse.

La vache, étendue sur la litière, tourna la tête, les suivit deses gros yeux. Et Désirée prétendait qu’elle avait pour sûr besoinde quelque chose. Peut-être qu’on aurait pu l’aider, pour qu’ellesouffrît moins. La Teuse haussait les épaules. Est-ce que les bêtesne savaient pas faire leurs affaires elles-mêmes ! Il nefallait pas la tourmenter, voilà tout. Elle se dirigeait enfin versla sacristie, lorsqu’en repassant devant le hangar, elle jeta unnouveau cri.

– Tenez, tenez ! dit-elle, le poing tendu. Ah !la gredine !

Sous le hangar, Mathieu, en attendant qu’on le grillât,s’allongeait, tombé sur le dos, les pattes en l’air. Le trou ducouteau, à son cou, était tout frais, avec des gouttes de sang quiperlaient. Et une petite poule blanche, l’air très délicat, piquaitune à une les gouttes de sang.

– Pardi ! elle se régale, dit simplement Désirée.

Elle s’était penchée, elle donnait des tapes sur le ventreballonné du cochon, en ajoutant :

– Hein ! mon gros, tu leur as assez de fois volé leursoupe pour qu’elles te mangent un peu le cou maintenant.

La Teuse ôta rapidement son tablier, dont elle enveloppa le coude Mathieu. Ensuite, elle se hâta, elle disparut dans l’église. Lagrande porte venait de crier sur ses gonds rouillés, une bouffée dechant s’élargissait en plein air, au milieu du soleil calme. Et,tout d’un coup, la cloche se mit à sonner, à coups réguliers.Désirée, qui était restée agenouillée devant le cochon, lui tapanttoujours sur le ventre, avait levé la tête, écoutait, sans cesserde sourire. Puis, se voyant seule, ayant regardé sournoisementautour d’elle, elle se glissa dans l’écurie, dont elle referma laporte sur elle. Elle allait aider la vache.

La petite grille du cimetière, qu’on avait voulu ouvrir toutegrande, pour laisser passer le corps, pendait contre le mur, à demiarrachée. Dans le champ vide, le soleil dormait, sur les herbessèches. Le convoi entra, en psalmodiant le dernier verset duMiserere. Et il y eut un silence.

– Requiem æternam dona ei, Domine, reprit d’unevoix grave l’abbé Mouret.

– Et lux perpetua luceat ei, ajouta FrèreArchangias, avec un mugissement de chantre.

D’abord, Vincent s’avançait, en surplis, portant la croix, unegrande croix de cuivre à moitié désargentée, qu’il levait à deuxmains, très haut. Puis, marchait l’abbé Mouret, pâle dans sachasuble noire, la tête droite, chantant sans un tremblement deslèvres, les yeux fixés au loin, devant lui. Le cierge allumé qu’iltenait tachait à peine le plein jour d’une goutte chaude. Et, àdeux pas, le touchant presque, venait le cercueil d’Albine, quequatre paysans portaient sur une sorte de brancard peint en noir.Le cercueil mal recouvert par un drap trop court montrait, auxpieds, le sapin neuf de ses planches, dans lequel les têtes desclous mettaient des étincelles d’acier. Au milieu du drap, desfleurs étaient semées, des poignées de roses blanches, de jacintheset de tubéreuses, prises au lit même de la morte.

– Faites donc attention ! cria Frère Archangias auxpaysans, lorsque ceux-ci penchèrent un peu le brancard, pour qu’ilpût passer, sans s’accrocher à la grille. Vous allez tout flanquerpar terre !

Et il retint le cercueil de sa grosse main. Il portaitl’aspersoir, faute d’un second clerc ; et il remplaçaitégalement le chantre, le garde-champêtre, qui n’avait pu venir.

– Entrez aussi, vous autres, dit-il en se tournant.

C’était un autre convoi, le petit de la Rosalie, mort la veille,dans une crise de convulsions. Il y avait là, la mère, le père, lavieille Brichet, Catherine, et deux grandes filles, la Rousse etLisa. Ces dernières tenaient le cercueil du petit, chacune par unbout.

Brusquement, les voix tombèrent. Il y eut un nouveau silence. Lacloche sonnait toujours, sans se presser, d’une façon navrée. Leconvoi traversa tout le cimetière, se dirigeant vers l’angle queformaient l’église et le mur de la basse-cour. Des vols desauterelles s’envolaient, des lézards rentraient vivement dansleurs trous. Une chaleur, lourde encore, pesait sur ce coin deterre grasse. Les petits bruits des herbes cassées sous lepiétinement du cortège prenaient un murmure de sanglotsétouffés.

– Là, arrêtez-vous, dit le Frère en barrant le chemin auxdeux grandes filles qui tenaient le petit. Attendez votre tour.Vous n’avez pas besoin d’être dans nos jambes.

Et les grandes filles posèrent le petit à terre. La Rosalie,Fortuné et la vieille Brichet s’arrêtèrent au milieu du cimetière,tandis que Catherine suivait sournoisement Frère Archangias. Lafosse d’Albine était creusée à gauche de la tombe de l’abbé Caffin,dont la pierre blanche semblait au soleil toute semée de paillettesd’argent. Le trou béant, frais du matin, s’ouvrait parmi de grossestouffes d’herbe ; sur le bord, de hautes plantes, à demiarrachées, penchaient leurs tiges ; au fond, une fleur étaittombée, tachant le noir de la terre de ses pétales rouges. Lorsquel’abbé Mouret s’avança, la terre molle céda sous ses pieds ;il dut reculer, pour ne pas rouler dans la fosse.

– Ego sum… entonna-t-il d’une voix pleine, quidominait les lamentations de la cloche.

Et, pendant l’antienne, les assistants instinctivement jetaientdes coups d’œil furtifs au fond du trou, vide encore. Vincent, quiavait planté la croix au pied de la fosse, en face du prêtre,poussait du soulier de petits filets de terre, qu’il s’amusait àregarder tomber ; et cela faisait rire Catherine, penchéederrière lui, pour mieux voir. Les paysans avaient posé la bièresur l’herbe. Ils s’étiraient les bras, pendant que Frère Archangiaspréparait l’aspersoir.

– Ici, Voriau ! appela Fortuné.

Le grand chien noir, qui était allé flairer la bière, revint enrechignant.

– Pourquoi a-t-on amené ce chien ? s’écriaRosalie.

– Pardi ! il nous a suivis, dit Lisa, en s’égayantdiscrètement.

Tout ce monde causait à demi-voix, autour du cercueil du petit.Le père et la mère l’oubliaient par moments ; puis, ils setaisaient, quand ils le retrouvaient là, entre eux, à leurspieds.

– Et le père Bambousse n’a pas voulu venir ? demandala Rousse.

La vieille Brichet leva les yeux au ciel.

– Il parlait de tout casser, hier, quand le petit est mort,murmura-t-elle. Non, ce n’est pas un bon homme, je le dis devantvous, Rosalie… Est-ce qu’il n’a pas failli m’étrangler, en criantqu’on l’avait volé, qu’il aurait donné un de ses champs de blé,pour que le petit mourût trois jours avant la noce !

– On ne pouvait pas savoir, dit d’un air malin le grandFortuné.

– Qu’est-ce que ça fait que le vieux se fâche ! ajoutaRosalie. Nous sommes mariés tout de même, maintenant.

Ils se souriaient par-dessus la petite bière, les yeux luisants.Lisa et la Rousse se poussèrent du coude. Tous redevinrent trèssérieux. Fortuné avait pris une motte de terre pour chasser Voriau,qui rôdait à présent parmi les vieilles dalles.

– Ah ! voilà que ça va être fini, souffla très bas laRousse.

Devant la fosse, l’abbé Mouret achevait le Deprofundis. Puis, il s’approcha du cercueil, à pas lents, seredressa, le regarda un instant, sans un battement de paupières. Ilsemblait plus grand, il avait une sérénité de visage qui letransfigurait. Et il se baissa, il ramassa une poignée de terrequ’il sema sur la bière en forme de croix. Il récitait, d’une voixsi claire, que pas une syllabe ne fut perdue :

– Revertitur in terram suam unde erat, et spiritusredit ad Deum qui dedit illum.

Un frisson avait couru parmi les assistants. Lisa réfléchissait,disant d’un air ennuyé :

– Ça n’est pas gai tout de même, quand on pense qu’on ypassera à son tour.

Frère Archangias avait tendu l’aspersoir au prêtre. Celui-ci lesecoua au-dessus du corps, à plusieurs reprises. Ilmurmura :

– Requiescat in pace.

– Amen, répondirent à la fois Vincent et le Frère, d’un tonsi aigu et d’un ton si grave, que Catherine dut se mettre le poingsur la bouche, pour ne pas éclater.

– Non, non, ce n’est pas gai, continuait Lisa… Il n’y aseulement personne, à cet enterrement. Sans nous, le cimetièreserait vide.

– On raconte qu’elle s’est tuée, dit la vieilleBrichet.

– Oui, je sais, interrompit la Rousse. Le Frère ne voulaitpas qu’on l’enterrât avec les chrétiens. Mais monsieur le curé arépondu que l’éternité était pour tout le monde. J’étais là…N’importe, le Philosophe aurait pu venir.

Mais la Rosalie les fit taire en murmurant :

– Eh ! regardez, le voilà, le Philosophe !

En effet, Jeanbernat entrait dans le cimetière. Il marcha droitau groupe qui se tenait autour de la fosse. Il avait son pasgaillard, si souple encore, qu’il ne faisait aucun bruit. Quand ilse fut avancé, il demeura debout derrière Frère Archangias, dont ilsembla couver un instant la nuque des yeux. Puis, comme l’abbéMouret achevait les oraisons, il tira tranquillement un couteau desa poche, l’ouvrit, et abattit, d’un seul coup, l’oreille droite duFrère.

Personne n’avait eu le temps d’intervenir. Le Frère poussa unhurlement.

– La gauche sera pour une autre fois, dit paisiblementJeanbernat en jetant l’oreille par terre.

Et il repartit. La stupeur fut telle, qu’on ne le poursuivitmême pas. Frère Archangias s’était laissé tomber sur le tas deterre fraîche retirée du trou. Il avait mis son mouchoir en tamponsur sa blessure. Un des quatre porteurs voulut l’emmener, lereconduire chez lui. Mais il refusa du geste. Il resta là,farouche, attendant, voulant voir descendre Albine dans letrou.

– Enfin, c’est notre tour, dit la Rosalie avec un légersoupir.

Cependant, l’abbé Mouret s’attardait près de la fosse, àregarder les porteurs qui attachaient le cercueil d’Albine avec descordes, pour le faire glisser sans secousse. La cloche sonnaittoujours ; mais la Teuse devait se fatiguer, car les coupss’égaraient, comme irrités de la longueur de la cérémonie. Lesoleil devenait plus chaud, l’ombre du Solitaire se promenaitlentement, au milieu des herbes toutes bossuées de tombes. Lorsquel’abbé Mouret dut se reculer, afin de ne point gêner, ses yeuxrencontrèrent le marbre de l’abbé Caffin, ce prêtre qui avait aiméet qui dormait là, si paisible, sous les fleurs sauvages.

Puis, tout d’un coup, pendant que le cercueil descendait,soutenu par les cordes, dont les nœuds lui arrachaient descraquements, un tapage effroyable monta de la basse-cour, derrièrele mur. La chèvre bêlait. Les canards, les oies, les dindes,claquaient du bec, battaient des ailes. Les poules chantaientl’œuf, toutes ensemble. Le coq fauve Alexandre jetait son cri declairon. On entendait jusqu’aux bonds des lapins, ébranlant lesplanches de leurs cabines. Et, par-dessus toute cette vie bruyantedu petit peuple des bêtes, un grand rire sonnait. Il y eut unfroissement de jupes. Désirée, décoiffée, les bras nus jusqu’auxcoudes, la face rouge de triomphe, parut, les mains appuyées auchaperon du mur. Elle devait être montée sur le tas de fumier.

– Serge ! Serge ! appela-t-elle.

À ce moment, le cercueil d’Albine était au fond du trou. Onvenait de retirer les cordes. Un des paysans jetait une premièrepelletée de terre.

– Serge ! Serge ! cria-t-elle plus fort, entapant des mains, la vache a fait un veau !

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