La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 2

 

L’abbé Mouret, en soutane, la tête nue, était revenus’agenouiller au pied de l’autel. Dans la clarté grise tombant desfenêtres, sa tonsure trouait ses cheveux d’une tache pâle, trèslarge, et le léger frisson qui lui pliait la nuque semblait venirdu froid qu’il devait éprouver là. Il priait ardemment, les mainsjointes, si perdu au fond de ses supplications, qu’il n’entendaitpoint les pas lourds de la Teuse, tournant autour de lui, sans oserl’interrompre. Celle-ci paraissait souffrir, à le voir écraséainsi, les genoux cassés. Un moment, elle crut qu’il pleurait.Alors, elle passa derrière l’autel, pour le guetter. Depuis sonretour, elle ne voulait plus le laisser seul dans l’église, l’ayantun soir trouvé évanoui par terre, les dents serrées, les jouesglacées, comme mort.

– Venez donc, mademoiselle, dit-elle à Désirée, quiallongeait la tête par la porte de la sacristie. Il est encore là,à se faire du mal… Vous savez bien qu’il n’écoute que vous.

Désirée souriait.

– Pardi ! il faut déjeuner, murmura-t-elle. J’ai trèsfaim.

Et elle s’approcha du prêtre, à pas de loup. Quand elle fut toutprès, elle lui prit le cou, elle l’embrassa.

– Bonjour, frère, dit-elle. Tu veux donc me faire mourir defaim, aujourd’hui ?

Il leva un visage si douloureux, qu’elle l’embrassa de nouveau,sur les deux joues ; il sortait d’une agonie. Puis, il lareconnut, il chercha à l’écarter doucement ; mais elle tenaitune de ses mains, elle ne la lâchait pas. Ce fut à peine si ellelui permit de se signer. Elle l’emmenait.

– Puisque j’ai faim, viens donc. Tu as faim aussi, toi.

La Teuse avait préparé le déjeuner, au fond du petit jardin,sous deux grands mûriers, dont les branches étalées mettaient làune toiture de feuillage. Le soleil, vainqueur enfin des buéesorageuses du matin, chauffait les carrés de légumes, tandis que lemûrier jetait un large pan d’ombre sur la table boiteuse, oùétaient servies deux tasses de lait, accompagnées d’épaissestartines.

– Tu vois, c’est gentil, dit Désirée, ravie de manger enplein air.

Elle coupait déjà d’énormes mouillettes, qu’elle mordait avec unappétit superbe. Comme la Teuse restait debout devanteux :

– Alors, tu ne manges pas, toi ? demanda-t-elle.

– Tout à l’heure, répondit la vieille servante. Ma soupechauffe.

Et, au bout d’un silence, émerveillée des coups de dents decette grande enfant, elle reprit, s’adressant au prêtre :

– C’est un plaisir, au moins… Ça ne vous donne pas faim,monsieur le curé ? Il faut vous forcer.

L’abbé Mouret souriait, en regardant sa sœur.

– Oh ! elle se porte bien, murmura-t-il. Elle grossittous les jours.

– Tiens ! c’est parce que je mange !s’écria-t-elle. Toi, si tu mangeais, tu deviendrais très gros… Tues donc encore malade ? Tu as l’air tout triste… Je ne veuxpas que ça recommence, entends-tu ? Je me suis trop ennuyée,pendant qu’on t’avait emmené pour te guérir.

– Elle a raison, dit la Teuse. Vous n’avez pas de bon sens,monsieur le curé ; ce n’est point une existence, de vivre dedeux ou trois miettes par jour, comme un oiseau. Vous ne vousfaites plus de sang, parbleu ! C’est ça qui vous rend toutpâle… Est-ce que vous n’avez pas honte de rester plus maigre qu’unclou, lorsque nous sommes si grasses, nous autres, qui ne sommesque des femmes ? On doit croire que nous ne vous laissons riendans les plats.

Et toutes deux, crevant de santé, le grondaient amicalement. Ilavait des yeux très grands, très clairs, derrière lesquels onvoyait comme un vide. Il souriait toujours.

– Je ne suis pas malade, répondit-il. J’ai presque fini monlait. Il avait bu deux petites gorgées, sans toucher auxtartines.

– Les bêtes, dit Désirée songeuse, ça se porte mieux queles gens.

– Eh bien ! c’est joli pour nous, ce que vous aveztrouvé là ! s’écria la Teuse en riant.

Mais cette chère innocente de vingt ans n’avait aucunemalice.

– Bien sûr, continua-t-elle. Les poules n’ont pas mal à latête, n’est-ce-pas ? Les lapins, on les engraisse tant qu’onveut. Et mon cochon, tu ne peux pas dire qu’il ait jamais l’airtriste.

Puis, se tournant vers son frère, d’un air ravi :

– Je l’ai appelé Mathieu, parce qu’il ressemble à ce groshomme qui apporte les lettres ; il est devenu joliment fort…Tu n’es pas aimable de refuser toujours de le voir. Un de cesjours, tu voudras bien que je te le montre, dis ?

Tout en se faisant caressante, elle avait pris les tartines deson frère, qu’elle mordait à belles dents. Elle en avait achevéune, elle entamait la seconde, lorsque la Teuse s’en aperçut.

– Mais ce n’est pas à vous, ce pain-là ! Voilà quevous lui retirez les morceaux de la bouche, maintenant !

– Laissez, dit l’abbé Mouret doucement, je n’y aurais pastouché… Mange, mange tout, ma chérie.

Désirée était demeurée un instant confuse, regardant le pain, secontenant pour ne pas pleurer. Puis, elle se mit à rire, achevantla tartine. Et elle continuait :

– Ma vache non plus n’est pas triste comme toi… Tu n’étaispas là, lorsque l’oncle Pascal me l’a donnée, en me faisantpromettre d’être sage. Autrement, tu aurais vu comme elle a étécontente, quand je l’ai embrassée, la première fois.

Elle tendit l’oreille. Un chant de coq venait de la basse-cour,un vacarme grandissait, des battements d’ailes, des grognements,des cris rauques, toute une panique de bêtes effarouchées.

– Ah ! tu ne sais pas, reprit-elle brusquement entapant dans ses mains, elle doit être pleine… Je l’ai menée autaureau, à trois lieues d’ici, au Béage. Dame ! c’est qu’iln’y a pas des taureaux partout !… Alors, pendant qu’elle étaitavec lui, j’ai voulu rester, pour voir.

La Teuse haussait les épaules, en regardant le prêtre, d’un aircontrarié.

– Vous feriez mieux, mademoiselle, d’aller mettre la paixparmi vos poules… Tout votre monde s’assassine là-bas.

Mais Désirée tenait à son histoire.

– Il est monté sur elle, il l’a prise entre ses pattes… Onriait. Il n’y a pourtant pas de quoi rire ; c’est naturel. Ilfaut bien que les mères fassent des petits, n’est-ce pas ?…Dis ? Crois-tu qu’elle aura un petit ?

L’abbé Mouret eut un geste vague. Ses paupières s’étaientbaissées devant les regards clairs de la jeune fille.

– Eh ! courez donc ! cria la Teuse. Ils semangent.

La querelle devenait si violente, dans la basse-cour, qu’ellepartait avec un grand bruit de jupes, lorsque le prêtre larappela.

– Et le lait, chérie, tu n’as pas fini le lait ?

Il lui tendait sa tasse, à laquelle il avait à peine touché.

Elle revint, but le lait sans le moindre scrupule, malgré lesyeux irrités de la Teuse. Puis, elle reprit son élan, courut à labasse-cour, où on l’entendit mettre la paix. Elle devait s’êtreassise au milieu de ses bêtes ; elle chantonnait doucement,comme pour les bercer.

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