La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 4

 

Une mer de verdure, en face, à droite, à gauche, partout. Unemer roulant sa houle de feuilles jusqu’à l’horizon, sans l’obstacled’une maison, d’un pan de muraille, d’une route poudreuse. Une merdéserte, vierge, sacrée, étalant sa douceur sauvage dansl’innocence de la solitude. Le soleil seul entrait là, se vautraiten nappe d’or sur les prés, enfilait les allées de la courseéchappée de ses rayons, laissait pendre à travers les arbres sesfins cheveux flambants, buvait aux sources d’une lèvre blonde quitrempait l’eau d’un frisson. Sous ce poudroiement de flammes, legrand jardin vivait avec une extravagance de bête heureuse, lâchéeau bout du monde, loin de tout, libre de tout. C’était une débauchetelle de feuillages, une marée d’herbes si débordante, qu’il étaitcomme dérobé d’un bout à l’autre, inondé, noyé. Rien que des pentesvertes, des tiges ayant des jaillissements de fontaine, des massesmoutonnantes, des rideaux de forêts hermétiquement tirés, desmanteaux de plantes grimpantes traînant à terre, des volées derameaux gigantesques s’abattant de tous côtés.

À peine pouvait-on, à la longue, reconnaître sous cetenvahissement formidable de la sève l’ancien dessin du Paradou. Enface, dans une sorte de cirque immense, devait se trouver leparterre, avec ses bassins effondrés, ses rampes rompues, sesescaliers déjetés, ses statues renversées dont on apercevait lesblancheurs au fond des gazons noirs. Plus loin, derrière la lignebleue d’une nappe d’eau, s’étalait un fouillis d’arbresfruitiers ; plus loin encore, une haute futaie enfonçait sesdessous violâtres, rayés de lumière, une forêt redevenue vierge,dont les cimes se mamelonnaient sans fin, tachées du vert-jaune, duvert pâle, du vert puissant de toutes les essences. À droite, laforêt escaladait des hauteurs, plantait des petits bois de pins, semourait en broussailles maigres, tandis que des roches nuesentassaient une rampe énorme, un écroulement de montagne barrantl’horizon ; des végétations ardentes y fendaient le sol,plantes monstrueuses immobiles dans la chaleur comme des reptilesassoupis ; un filet d’argent, un éclaboussement quiressemblait de loin à une poussière de perles, y indiquait unechute d’eau, la source de ces eaux calmes qui longeaient siindolemment le parterre. À gauche enfin, la rivière coulait aumilieu d’une vaste prairie, où elle se séparait en quatreruisseaux, dont on suivait les caprices sous les roseaux, entre lessaules, derrière les grands arbres ; à perte de vue, despièces d’herbage élargissaient la fraîcheur des terrains bas, unpaysage lavé d’une buée bleuâtre, une éclaircie de jour se fondantpeu à peu dans le bleu verdi du couchant. Le Paradou, le parterre,la forêt, les roches, les eaux, les prés, tenaient toute la largeurdu ciel.

– Le Paradou ! balbutia Serge ouvrant les bras commepour serrer le jardin tout entier contre sa poitrine.

Il chancelait. Albine dut l’asseoir dans un fauteuil. Là, ilresta deux heures sans parler. Le menton sur les mains, ilregardait. Par moments, ses paupières battaient, une rougeurmontait à ses joues. Il regardait lentement, avec des étonnementsprofonds. C’était trop vaste, trop complexe, trop fort.

– Je ne vois pas, je ne comprends pas, cria-t-il en tendantses mains à Albine, avec un geste de suprême fatigue.

La jeune fille alors s’appuya au dossier du fauteuil. Elle luiprit la tête, le força à regarder de nouveau. Elle lui disait àdemi-voix :

– C’est à nous. Personne ne viendra. Quand tu seras guéri,nous nous promènerons. Nous aurons de quoi marcher toute notre vie.Nous irons où tu voudras… Où veux-tu aller ?

Il souriait, il murmurait :

– Oh ! pas loin. Le premier jour, à deux pas de laporte. Vois-tu, je tomberais… Tiens, j’irai là, sous cet arbre,près de la fenêtre.

Elle reprit doucement :

– Veux-tu aller dans le parterre ? Tu verras lesbuissons de roses, les grandes fleurs qui ont tout mangé, jusqu’auxanciennes allées qu’elles plantent de leurs bouquets… Aimes-tumieux le verger où je ne puis entrer qu’à plat ventre, tant lesbranches craquent sous les fruits ?… Nous irons plus loinencore, si tu te sens des forces. Nous irons jusqu’à la forêt, dansdes trous d’ombre, très loin, si loin que nous coucherons dehors,lorsque la nuit viendra nous surprendre… Ou bien, un matin, nousmonterons là-haut, sur ces rochers. Tu verras des plantes qui mefont peur. Tu verras les sources, une pluie d’eau, et nous nousamuserons à en recevoir la poussière sur la figure… Mais si tupréfères marcher le long des haies, au bord d’un ruisseau, ilfaudra prendre par les prairies. On est bien sous les saules, lesoir, au coucher du soleil. On s’allonge dans l’herbe, on regardeles petites grenouilles vertes sauter sur les brins de jonc.

– Non, non, dit Serge, tu me lasses, je ne veux pas voir siloin… Je ferai deux pas. Ce sera beaucoup.

– Et moi-même, continua-t-elle, je n’ai encore pu allerpartout. Il y a bien des coins que j’ignore. Depuis des années queje me promène, je sens des trous inconnus autour de moi, desendroits où l’ombre doit être plus fraîche, l’herbe plus molle…Écoute, je me suis toujours imaginé qu’il y en avait un surtout oùje voudrais vivre à jamais. Il est certainement quelque part ;j’ai dû passer à côté, ou peut-être se cache-t-il si loin, que jene suis pas allée jusqu’à lui, dans mes courses continuelles…N’est-ce pas ? Serge, nous le chercherons ensemble, nous yvivrons.

– Non, non, tais-toi, balbutia le jeune homme. Je necomprends pas ce que tu me dis. Tu me fais mourir.

Elle le laissa un instant pleurer dans ses bras, inquiète,désolée de ne pas trouver les paroles qui devaient le calmer.

– Le Paradou n’est donc pas aussi beau que tu l’avaisrêvé ? demanda-t-elle encore.

Il dégagea sa face, il répondit :

– Je ne sais plus. C’était tout petit, et voilà que çagrandit toujours… Emporte-moi, cache-moi.

Elle le ramena à son lit, le tranquillisant comme un enfant, leberçant d’un mensonge.

– Eh bien ! non, ce n’est pas vrai, il n’y a pas dejardin. C’est une histoire que je t’ai contée. Dors tranquille.

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