La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 8

 

Le lendemain, dès l’aube, ce fut Serge qui appela Albine. Elledormait dans une chambre de l’étage supérieur, où il n’eut pasl’idée de monter. Il se pencha à la fenêtre, la vit qui poussaitses persiennes, au saut du lit. Et tous deux rirent beaucoup, de seretrouver ainsi.

– Aujourd’hui, tu ne sortiras pas, dit Albine, quand ellefut descendue. Il faut nous reposer… Demain, je veux te mener loin,bien loin, quelque part où nous serons joliment à notre aise.

– Mais nous allons nous ennuyer, murmura Serge.

– Oh ! que non !… Je vais te raconter deshistoires.

Ils passèrent une journée charmante. Les fenêtres étaientgrandes ouvertes, le Paradou entrait, riait avec eux, dans lachambre. Serge prit enfin possession de cette heureuse chambre, oùil s’imaginait être né. Il voulut tout voir, tout se faireexpliquer. Les Amours de plâtre, culbutés au bord de l’alcôve,l’égayèrent au point qu’il monta sur une chaise pour attacher laceinture d’Albine au cou du plus petit d’entre eux, un boutd’homme, le derrière en l’air, la tête en bas, qui polissonnait.Albine tapait des mains, criait qu’il ressemblait à un hannetontenu par un fil. Puis, comme prise de pitié :

– Non, non, détache-le… Ça l’empêche de voler.

Mais ce furent surtout les Amours peints au-dessus des portesqui occupèrent vivement Serge. Il se fâchait de ne pouvoircomprendre à quels jeux ils jouaient, tant les peintures étaientpâlies. Aidé d’Albine, il roula une table, sur laquelle ilsgrimpèrent tous les deux. Albine donnait des explications.

– Regarde, ceux-ci jettent des fleurs. Sous les fleurs, onne voit plus que trois jambes nues. Je crois me souvenir qu’enarrivant ici, j’ai pu distinguer encore une dame couchée. Mais,depuis le temps, elle s’en est allée.

Ils firent le tour des panneaux, sans que rien d’impur leur vîntde ces jolies indécences de boudoir. Les peintures, quis’émiettaient comme un visage fardé du dix-huitième siècle, étaientassez mortes pour ne laisser passer que les genoux et les coudesdes corps pâmés dans une luxure aimable. Les détails trop crus,auxquels paraissait s’être complu l’ancien amour dont l’alcôvegardait la lointaine odeur, avaient disparu, mangés par le grandair ; si bien que la chambre, ainsi que le parc, étaitnaturellement redevenue vierge, sous la gloire tranquille dusoleil.

– Bah ! ce sont des gamins qui s’amusent, dit Serge,en redescendant de la table… Est-ce que tu sais jouer à la mainchaude, toi ?

Albine savait jouer à tous les jeux. Seulement, il fallait êtreau moins trois pour jouer à la main chaude. Cela les fit rire. MaisSerge s’écria qu’on était trop bien deux, et ils jurèrent de n’êtretoujours que deux.

– On est tout à fait chez soi, on n’entend rien, reprit lejeune homme, qui s’allongea sur le canapé. Et les meubles ont uneodeur de vieux qui sent bon… C’est doux comme dans un nid. Voilàune chambre où il y a du bonheur.

La jeune fille hochait gravement la tête.

– Si j’avais été peureuse, murmura-t-elle, j’aurais eu bienpeur, dans les premiers temps… C’est justement cette histoire-làque je veux te raconter. Je l’ai entendue dans le pays. On mentpeut-être. Enfin, ça nous amusera.

Et elle s’assit à côté de Serge.

– Il y a des années et des années… Le Paradou appartenait àun riche seigneur qui vint s’y enfermer avec une dame très belle.Les portes du château étaient si bien fermées, les murailles dujardin avaient une telle hauteur, que jamais personne n’apercevaitle moindre bout des jupes de la dame.

– Je sais, interrompit Serge, la dame n’a jamaisreparu.

Comme Albine le regardait toute surprise, fâchée de voir sonhistoire connue, il continua à demi-voix, étonné lui-même.

– Tu me l’as déjà racontée, ton histoire.

Elle protesta. Puis, elle parut se raviser, elle se laissaconvaincre. Ce qui ne l’empêcha pas de terminer son récit en cestermes :

– Quand le seigneur s’en alla, il avait les cheveux blancs.Il fit barricader toutes les ouvertures, pour qu’on n’allât pasdéranger la dame… La dame était morte dans cette chambre.

– Dans cette chambre ! s’écria Serge. Tu ne m’avaispas dit cela… Es-tu sûre qu’elle soit morte dans cettechambre ?

Albine se fâcha. Elle répétait ce que tout le monde savait. Leseigneur avait fait bâtir le pavillon, pour y loger cette inconnuequi ressemblait à une princesse. Les gens du château, plus tard,assuraient qu’il y passait les jours et les nuits. Souvent aussi,ils l’apercevaient dans une allée, menant les petits pieds del’inconnue au fond des taillis les plus noirs. Mais, pour rien aumonde, ils ne se seraient hasardés à guetter le couple, qui battaitle parc pendant des semaines entières.

– Et c’est là qu’elle est morte, répéta Serge, l’espritfrappé. Tu as pris sa chambre, tu te sers de ses meubles, tucouches dans son lit.

Albine souriait.

– Tu sais bien que je ne suis pas peureuse, dit-elle. Puis,toutes ces choses, c’est si vieux… La chambre te semblait pleine debonheur.

Ils se turent, ils regardèrent un instant l’alcôve, le hautplafond, les coins d’ombre grise. Il y avait comme unattendrissement amoureux, dans les couleurs fanées des meubles.C’était un soupir discret du passé, si résigné, qu’il ressemblaitencore à un remerciement tiède de femme adorée.

– Oui, murmura Serge, on ne peut pas avoir peur. C’est troptranquille.

Et Albine reprit en se rapprochant de lui :

– Ce que peu de personnes savent, c’est qu’ils avaientdécouvert dans le jardin un endroit de félicité parfaite, où ilsfinissaient par vivre toutes leurs heures. Moi, je tiens cela d’unesource certaine… Un endroit d’ombre fraîche, caché au fond debroussailles impénétrables, si merveilleusement beau, qu’on youblie le monde entier. La dame a dû y être enterrée.

– Est-ce dans le parterre ? demanda Sergecurieusement.

– Ah ! je ne sais pas, je ne sais pas ! dit lajeune fille, avec un geste découragé. J’ai cherché partout, je n’aiencore pu trouver nulle part cette clairière heureuse… Elle n’estni dans les roses, ni dans les lis, ni sur le tapis desviolettes.

– Peut-être est-ce ce coin de fleurs tristes, où tu m’asmontré un enfant debout, le bras cassé ?

– Non, non.

– Peut-être est-ce au fond de la grotte, près de cette eauclaire, où s’est noyée cette grande femme de marbre, qui n’a plusde visage ?

– Non, non.

Albine resta un instant songeuse. Puis, elle continua, comme separlant à elle-même :

– Dès les premiers jours, je me suis mise en quête. Si j’aipassé des journées dans le Paradou, si j’ai fouillé les moindrescoins de verdure, c’était uniquement pour m’asseoir une heure aumilieu de la clairière. Que de matinées perdues vainement à meglisser sous les ronces, à visiter les coins les plus reculés duparc !… Oh ! je l’aurais vite reconnue, cette retraiteenchantée, avec son arbre immense qui doit la couvrir d’un toit defeuilles, avec son herbe fine comme une peluche de soie, avec sesmurs de buissons verts que les oiseaux eux-mêmes ne peuventpercer !

Elle jeta l’un de ses bras au cou de Serge, élevant la voix, lesuppliant :

– Dis ? nous sommes deux maintenant, nous chercherons,nous trouverons… Toi qui es fort, tu écarteras les grosses branchesdevant moi, pour que j’aille jusqu’au fond des fourrés. Tu meporteras, lorsque je serai lasse ; tu m’aideras à sauter lesruisseaux, tu monteras aux arbres, si nous venons à perdre notreroute… Et quelle joie, lorsque nous pourrons nous asseoir côte àcôte, sous le toit de feuilles, au centre de la clairière ! Onm’a raconté qu’on vivait là dans une minute toute une vie…Dis ? mon bon Serge, dès demain, nous partirons, nous battronsle parc broussailles à broussailles, jusqu’à ce que nous ayonscontenté notre désir.

Serge haussait les épaules, en souriant.

– À quoi bon ! dit-il. N’est-on pas bien dans leparterre ? Il faudra rester avec les fleurs, vois-tu, sanschercher si loin un bonheur plus grand.

– C’est là que la morte est enterrée, murmura Albine,retombant dans sa rêverie. C’est la joie de s’être assise là quil’a tuée. L’arbre a une ombre dont le charme fait mourir… Moi, jemourrais volontiers ainsi. Nous nous coucherions aux bras l’un del’autre ; nous serions morts, personne ne nous trouveraitplus.

– Non, tais-toi, tu me désoles, interrompit Serge inquiet.Je veux que nous vivions au soleil, loin de cette ombre mortelle.Tes paroles me troublent, comme si elles nous poussaient à quelquemalheur irréparable. Ça doit être défendu de s’asseoir sous unarbre dont l’ombrage donne un tel frisson.

– Oui, c’est défendu, déclara gravement Albine. Tous lesgens du pays m’ont dit que c’était défendu.

Un silence se fit. Serge se leva du canapé où il était restéallongé. Il riait, il prétendait que les histoires ne l’amusaientpas. Le soleil baissait, lorsque Albine consentit enfin à descendreun instant au jardin. Elle le mena, à gauche, le long du mur declôture, jusqu’à un champ de décombres, tout hérissé de ronces.C’était l’ancien emplacement du château, encore noir de l’incendiequi avait abattu les murs. Sous les ronces, des pierres cuites sefendaient, des éboulements de charpentes pourrissaient. On eût ditun coin de roches stériles, raviné, bossué, vêtu d’herbe rude, delianes rampantes qui se coulaient dans chaque fente comme descouleuvres. Et ils s’égayèrent à traverser en tous sens cettefondrière, descendant au fond des trous, flairant les débris,cherchant s’ils ne devineraient rien de ce passé en cendre. Ilsn’avouaient pas leur curiosité, ils se poursuivaient au milieu desplanchers crevés et des cloisons renversées ; mais, à lavérité, ils ne songeaient qu’aux légendes de ces ruines, à cettedame plus belle que le jour, qui avait traîné sa jupe de soie surces marches, où les lézards seuls aujourd’hui se promenaientparesseusement.

Serge finit par se planter sur le plus haut tas de décombres,regardant le parc qui déroulait ses immenses nappes vertes,cherchant entre les arbres la tache grise du pavillon. Albine setaisait, debout à son côté, redevenue sérieuse.

– Le pavillon est là, à droite, dit-elle, sans qu’ill’interrogeât. C’est tout ce qui reste des bâtiments… Tu le voisbien, au bout de ce couvert de tilleuls ?

Ils gardèrent de nouveau le silence. Et comme continuant à voixhaute les réflexions qu’ils faisaient mentalement tous les deux,elle reprit :

– Quand il allait la voir, il devait descendre par cetteallée ; puis, il tournait les gros marronniers, et il entraitsous les tilleuls… Il lui fallait à peine un quart d’heure.

Serge n’ouvrit pas les lèvres. Lorsqu’ils revinrent, ilsdescendirent l’allée, ils tournèrent les gros marronniers, ilsentrèrent sous les tilleuls. C’était un chemin d’amour. Surl’herbe, ils semblaient chercher des pas, un nœud de ruban tombé,une bouffée de parfum ancien, quelque indice qui leur montrâtclairement qu’ils étaient bien dans le sentier menant à la joied’être ensemble. La nuit venait, le parc avait une grande voixmourante qui les appelait du fond des verdures.

– Attends, dit Albine, lorsqu’ils furent revenus devant lepavillon. Toi, tu ne monteras que dans trois minutes.

Elle s’échappa gaiement, s’enferma dans la chambre au plafondbleu. Puis, après avoir laissé Serge frapper deux fois à la porte,elle l’entrebâilla discrètement, le reçut avec une révérence àl’ancienne mode.

– Bonjour, mon cher seigneur, dit-elle en l’embrassant.

Cela les amusa extrêmement. Ils jouèrent aux amoureux, avec unepuérilité de gamins. Ils bégayaient la passion qui avait jadisagonisé là. Ils l’apprenaient comme une leçon qu’ils ânonnaientd’une adorable manière, ne sachant point se baiser aux lèvres,cherchant sur les joues, finissant par danser l’un devant l’autre,en riant aux éclats, par ignorance de se témoigner autrement leplaisir qu’ils goûtaient à s’aimer.

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