La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 13

 

Cependant, à cette heure, le parc entier était à eux. Ils enavaient pris possession, souverainement. Pas un coin de terre quine leur appartînt. C’était pour eux que le bois de rosesfleurissait, que le parterre avait des odeurs douces, alanguies,dont les bouffées les endormaient, la nuit, par leurs fenêtresouvertes. Le verger les nourrissait, emplissait de fruits les jupesd’Albine, les rafraîchissait de l’ombre musquée de ses branches,sous lesquelles il faisait si bon déjeuner, après le lever dusoleil. Dans les prairies, ils avaient les herbes et leseaux : les herbes qui élargissaient indéfiniment leur royaume,en déroulant sans cesse devant eux des tapis de soie ; leseaux qui étaient la meilleure de leurs joies, leur grande pureté,leur grande innocence, le ruissellement de fraîcheur où ilsaimaient à tremper leur jeunesse. Ils possédaient la forêt, depuisles chênes énormes que dix hommes n’auraient pu embrasser,jusqu’aux bouleaux minces qu’un enfant aurait cassé d’uneffort ; la forêt avec tous ses arbres, toute son ombre, sesavenues, ses clairières, ses trous de verdure, inconnus aux oiseauxeux-mêmes ; la forêt dont ils disposaient à leur guise, commed’une tente géante, pour y abriter, à l’heure de midi, leurtendresse née du matin. Ils régnaient partout, même sur lesrochers, sur les sources, sur ce sol terrible, aux plantesmonstrueuses, qui avait tressailli sous le poids de leurs corps, etqu’ils aimaient, plus que les autres couches molles du jardin, pourl’étrange frisson qu’ils y avaient goûté. Ainsi, maintenant, enface, à gauche, à droite, ils étaient les maîtres, ils avaientconquis leur domaine, ils marchaient au milieu d’une nature amie,qui les connaissait, les saluant d’un rire au passage, s’offrant àleurs plaisirs, en servante soumise. Et ils jouissaient encore duciel, du large pan bleu étalé au-dessus de leurs têtes ; lesmurailles ne l’enfermaient pas, mais il appartenait à leurs yeux,il entrait dans leur bonheur de vivre, le jour avec son soleiltriomphant, la nuit avec sa pluie chaude d’étoiles. Il lesravissait à toutes les minutes de la journée, changeant comme unechair vivante, plus blanc au matin qu’une fille à son lever, doré àmidi d’un désir de fécondité, pâmé le soir dans la lassitudeheureuse de ses tendresses. Jamais il n’avait le même visage.Chaque soir, surtout, il les émerveillait, à l’heure des adieux. Lesoleil glissant à l’horizon trouvait toujours un nouveau sourire.Parfois, il s’en allait, au milieu d’une paix sereine, sans unnuage, noyé peu à peu dans un bain d’or. D’autres fois, il éclataiten rayons de pourpre, il crevait sa robe de vapeur, s’échappait enondées de flammes qui barraient le ciel de queues de comètesgigantesques, dont les chevelures incendiaient les cimes des hautesfutaies. Puis, c’étaient, sur des plages de sable rouge, sur desbancs allongés de corail rose, un coucher d’astre attendri,soufflant un à un ses rayons ; ou encore un coucher discret,derrière quelque gros nuage, drapé comme un rideau d’alcôve de soiegrise, ne montrant qu’une rougeur de veilleuse, au fond de l’ombrecroissante ; ou encore un coucher passionné, des blancheursrenversées, peu à peu saignantes sous le disque embrasé qui lesmordait, finissant par rouler avec lui derrière l’horizon, aumilieu d’un chaos de membres tordus qui s’écroulait dans de lalumière.

Les plantes seules n’avaient pas fait leur soumission. Albine etSerge marchaient royalement dans la foule des animaux qui leurrendaient obéissance. Lorsqu’ils traversaient le parterre, des volsde papillons se levaient pour le plaisir de leurs yeux, leséventaient de leurs ailes battantes, les suivaient comme le frissonvivant du soleil, comme des fleurs envolées secouant leur parfum.Au verger, ils se rencontraient, en haut des arbres, avec lesoiseaux gourmands ; les pierrots, les pinsons, les loriots,les bouvreuils, leur indiquaient les fruits les plus mûrs, toutcicatrisés des coups de leur bec ; et il y avait là un vacarmed’écoliers en récréation, une gaieté turbulente de maraude, desbandes effrontées qui venaient voler des cerises à leurs pieds,pendant qu’ils déjeunaient, à califourchon sur les branches. Albines’amusait plus encore dans les prairies, à prendre les petitesgrenouilles vertes accroupies le long des brins de jonc, avec leursyeux d’or, leur douceur de bêtes contemplatives ; tandis que,à l’aide d’une paille sèche, Serge faisait sortir les grillons deleurs trous, chatouillait le ventre des cigales pour les engager àchanter, ramassait des insectes bleus, des insectes roses, desinsectes jaunes, qu’il promenait ensuite sur ses manches, pareils àdes boutons de saphir, de rubis et de topaze ; puis, là étaitla vie mystérieuse des rivières, les poissons à dos sombre filantdans le vague de l’eau, les anguilles devinées au trouble léger desherbes, le frai s’éparpillant au moindre bruit comme une fumée desable noirâtre, les mouches montées sur de grands patins ridant lanappe morte de larges ronds argentés, tout ce pullulementsilencieux qui les retenait le long des rives leur donnait l’enviesouvent de se planter, les jambes nues, au beau milieu du courant,pour sentir le glissement sans fin de ces millions d’existences.D’autres jours, les jours de langueur tendre, c’était sous lesarbres de la forêt, dans l’ombre sonore, qu’ils allaient écouterles sérénades de leurs musiciens, la flûte de cristal desrossignols, la petite trompette argentine des mésanges,l’accompagnement lointain des coucous ; ils s’émerveillaientdu vol brusque des faisans, dont la queue mettait comme une raie desoleil au milieu des branches ; ils s’arrêtaient, souriants,laissant passer à quelques pas une bande joueuse de jeuneschevreuils, ou des couples de cerfs sérieux qui ralentissaient leurtrot pour les regarder. D’autres jours encore, lorsque le cielbrûlait, ils montaient sur les roches, ils prenaient plaisir auxnuées de sauterelles que leurs pieds faisaient lever des landes dethym, avec le crépitement d’un brasier qui s’effare ; lescouleuvres déroulées au bord des buissons roussis, les lézardsallongés sur les pierres chauffées à blanc, les suivaient d’un œilamical ; les flamants roses, qui trempaient leurs pattes dansl’eau des sources, ne s’envolaient pas à leur approche, rassurantpar leur gravité confiante les poules d’eau assoupies au milieu dubassin.

Cette vie du parc, Albine et Serge ne la sentaient grandirautour d’eux que depuis le jour où ils s’étaient senti vivreeux-mêmes, dans un baiser. Maintenant, elle les assourdissait parinstants, elle leur parlait une langue qu’ils n’entendaient pas,elle leur adressait des sollicitations, auxquelles ils ne savaientcomment céder. C’était cette vie, toutes ces voix et ces chaleursd’animaux, toutes ces odeurs et ces ombres de plantes, qui lestroublaient, au point de les fâcher l’un contre l’autre. Et,cependant, ils ne trouvaient dans le parc qu’une familiaritéaffectueuse. Chaque herbe, chaque bestiole, leur devenaient desamies. Le Paradou était une grande caresse. Avant leur venue,pendant plus de cent ans, le soleil seul avait régné là, en maîtrelibre, accrochant sa splendeur à chaque branche. Le jardin, alors,ne connaissait que lui. Il le voyait, tous les matins, sauter lemur de clôture de ses rayons obliques, s’asseoir d’aplomb à midisur la terre pâmée, s’en aller le soir, à l’autre bout, en unbaiser d’adieu rasant les feuillages. Aussi le jardin n’avait-ilplus honte, il accueillait Albine et Serge, comme il avait silongtemps accueilli le soleil, en bons enfants avec lesquels on nese gêne pas. Les bêtes, les arbres, les eaux, les pierres,restaient d’une extravagance adorable, parlant tout haut, vivanttout nus, sans un secret, étalant l’effronterie innocente, la belletendresse des premiers jours du monde. Ce coin de nature riaitdiscrètement des peurs d’Albine et de Serge, il se faisait plusattendri, déroulait sous leurs pieds ses couches de gazon les plusmolles, rapprochait les arbustes pour leur ménager des sentiersétroits. S’il ne les avait pas encore jetés aux bras l’un del’autre, c’était qu’il se plaisait à promener leurs désirs, às’égayer de leurs baisers maladroits, sonnant sous les ombragescomme des cris d’oiseaux courroucés. Mais eux, souffrant de lagrande volupté qui les entourait, maudissaient le jardin.L’après-midi où Albine avait tant pleuré, à la suite de leurpromenade dans les rochers, elle avait crié au Paradou, en lesentant si vivant et si brûlant autour d’elle :

– Si tu es notre ami, pourquoi nous désoles-tu ?

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