La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 14

 

À cette heure, Albine, dans le Paradou, rôdait encore, traînantl’agonie muette d’une bête blessée. Elle ne pleurait plus. Elleavait un visage blanc, traversé au front d’un grand pli. Pourquoidonc souffrait-elle toute cette mort ? De quelle fauteétait-elle coupable, pour que, brusquement, le jardin ne lui tîntplus les promesses qu’il lui faisait depuis l’enfance. Et elles’interrogeait, allant devant elle, sans voir les allées où l’ombrecoulait peu à peu. Pourtant, elle avait toujours obéi aux arbres.Elle ne se souvenait pas d’avoir cassé une fleur. Elle était restéela fille aimée des verdures, les écoutant avec soumission,s’abandonnant à elles, pleine de foi dans les bonheurs qu’elles luiréservaient. Lorsque, au dernier jour, le Paradou lui avait crié dese coucher sous l’arbre géant, elle s’était couchée, elle avaitouvert les bras, répétant la leçon soufflée par les herbes. Alors,si elle ne trouvait rien à se reprocher, c’était donc le jardin quila trahissait, qui la torturait, pour la seule joie de la voirsouffrir.

Elle s’arrêta, elle regarda autour d’elle. Les grandes massessombres des feuillages gardaient un silence recueilli, lessentiers, où des murs noirs se bâtissaient, devenaient des impassesde ténèbres ; les nappes de gazon, au loin, endormaient lesvents qui les effleuraient. Et elle tendit les mains désespérément,elle eut un cri de protestation. Cela ne pouvait finir ainsi. Maissa voix s’étouffa sous les arbres silencieux. Trois fois, elleconjura le Paradou de répondre, sans qu’une explication lui vîntdes hautes branches, sans qu’une seule feuille la prît en pitié.Puis, quand elle se fut remise à rôder, elle se sentit marcher dansla fatalité de l’hiver. Maintenant qu’elle ne questionnait plus laterre en créature révoltée, elle entendait une voix basse courantau ras du sol, la voix d’adieu des plantes, qui se souhaitaient unemort heureuse. Avoir bu le soleil de toute une saison, avoir vécutoujours en fleurs, s’être exhalé en un parfum continu, puis s’enaller au premier tourment, avec l’espoir de repousser quelque part,n’était-ce pas une vie assez longue, une vie bien remplie, quegâterait un entêtement à vivre davantage ? Ah ! comme ondevait être bien, morte, ayant une nuit sans fin devant soi, poursonger à la courte journée vécue, pour en fixer éternellement lesjoies fugitives !

Elle s’arrêta de nouveau, mais elle ne protesta plus, au milieudu grand recueillement du Paradou. Elle croyait comprendre, à cetteheure. Sans doute, le jardin lui ménageait la mort comme unejouissance suprême. C’était à la mort qu’il l’avait conduite d’unesi tendre façon. Après l’amour, il n’y avait plus que la mort. Etjamais le jardin ne l’avait tant aimée ; elle s’était montréeingrate en l’accusant, elle restait sa fille la plus chère. Lesfeuillages silencieux, les sentiers barrés de ténèbres, lespelouses où le vent s’assoupissait, ne se taisaient que pourl’inviter à la joie d’un long silence. Ils la voulaient avec eux,dans le repos du froid ; ils rêvaient de l’emporter, rouléeparmi les feuilles sèches, les yeux glacés comme l’eau des sources,les membres raidis comme les branches nues, le sang dormant lesommeil de la sève. Elle vivrait leur existence jusqu’au bout,jusqu’à leur mort. Peut-être avaient-ils déjà résolu qu’à la saisonprochaine elle serait un rosier du parterre, un saule blond desprairies, ou un jeune bouleau de la forêt. C’était la grande loi dela vie : elle allait mourir.

Alors, une dernière fois, elle reprit sa course à travers lejardin, en quête de la mort. Quelle plante odorante avait besoin deses cheveux pour accroître le parfum de ses feuilles ? Quellefleur lui demandait le don de sa peau de satin, la blancheur purede ses bras, la laque tendre de sa gorge ? À quel arbustemalade devait-elle offrir son jeune sang ? Elle aurait vouluêtre utile aux herbes qui végétaient sur le bord des allées, setuer là, pour qu’une verdure poussât d’elle, superbe, grasse,pleine d’oiseaux en mai et ardemment caressée du soleil. Mais leParadou resta muet longtemps encore, ne se décidant pas à luiconfier dans quel dernier baiser il l’emporterait. Elle dutretourner partout, refaire le pèlerinage de ses promenades. La nuitétait presque entièrement tombée, et il lui semblait qu’elleentrait peu à peu dans la terre. Elle monta aux grandes roches, lesinterrogeant, leur demandant si c’était sur leurs lits de caillouxqu’il lui fallait expirer. Elle traversa la forêt, attendant, avecun désir qui ralentissait sa marche, que quelque chêne s’écroulâtet l’ensevelît dans la majesté de sa chute. Elle longea lesrivières des prairies, se penchant presque à chaque pas, regardantau fond des eaux si une couche ne lui était pas préparée, parmi lesnénuphars. Nulle part, la mort ne l’appelait, ne lui tendait sesmains fraîches. Cependant, elle ne se trompait point. C’était bienle Paradou qui allait lui apprendre à mourir, comme il lui avaitappris à aimer. Elle recommença à battre les buissons, plus affaméequ’aux matinées tièdes où elle cherchait l’amour. Et, tout d’uncoup, au moment où elle arrivait au parterre, elle surprit la mort,dans les parfums du soir. Elle courut, elle eut un rire de volupté.Elle devait mourir avec les fleurs.

D’abord, elle courut au bois de roses. Là, dans la dernièrelueur du crépuscule, elle fouilla les massifs, elle cueillit toutesles roses qui s’alanguissaient aux approches de l’hiver. Elle lescueillait à terre, sans se soucier des épines ; elle lescueillait devant elle, des deux mains ; elle les cueillaitau-dessus d’elle, se haussant sur les pieds, ployant les arbustes.Une telle hâte la poussait, qu’elle cassait les branches, elle quiavait le respect des moindres brins d’herbe. Bientôt elle eut desroses plein les bras, un fardeau de roses sous lequel ellechancelait. Puis, elle rentra au pavillon, ayant dépouillé le bois,emportant jusqu’aux pétales tombés ; et quand elle eut laisséglisser sa charge de roses sur le carreau de la chambre au plafondbleu, elle redescendit dans le parterre.

Alors, elle chercha les violettes. Elle en faisait des bouquetsénormes qu’elle serrait un à un contre sa poitrine. Ensuite, ellechercha les œillets, coupant tout jusqu’aux boutons, liant desgerbes géantes d’œillets blancs, pareilles à des jattes de lait,des gerbes géantes d’œillets rouges, pareilles à des jattes desang. Et elle chercha encore les quarantaines, les belles-de-nuit,les héliotropes, les lis ; elle prenait à poignée lesdernières tiges épanouies des quarantaines, dont elle froissaitsans pitié les ruches de satin ; elle dévastait les corbeillesde belles-de-nuit, ouvertes à peine à l’air du soir ; ellefauchait le champ des héliotropes, ramassant en tas sa moisson defleurs ; elle mettait sous ses bras des paquets de lis, commedes paquets de roseaux. Lorsqu’elle fut de nouveau chargée, elleremonta au pavillon jeter, à côté des roses, les violettes, lesœillets, les quarantaines, les belles-de-nuit, les héliotropes, leslis. Et, sans reprendre haleine, elle redescendit.

Cette fois, elle se rendit à ce coin mélancolique qui étaitcomme le cimetière du parterre. Un automne brûlant y avait mis uneseconde poussée des fleurs du printemps. Elle s’acharna surtout surdes plates-bandes de tubéreuses et de jacinthes, à genoux au milieudes herbes, menant sa récolte avec des précautions d’avare. Lestubéreuses semblaient pour elle des fleurs précieuses, qui devaientdistiller goutte à goutte de l’or, des richesses, des biensextraordinaires. Les jacinthes, toutes perlées de leurs grainsfleuris, étaient comme des colliers dont chaque perle allait luiverser des joies ignorées aux hommes. Et, bien qu’elle disparûtdans la brassée de jacinthes et de tubéreuses qu’elle avait coupée,elle ravagea plus loin un champ de pavots, elle trouva moyen deraser encore un champ de soucis. Par-dessus les tubéreuses,par-dessus les jacinthes, les soucis et les pavots s’entassèrent.Elle revint en courant se décharger dans la chambre au plafondbleu, veillant à ce que le vent ne lui volât pas un pistil. Elleredescendit.

Qu’allait-elle cueillir maintenant ? Elle avait moissonnéle parterre entier. Quand elle se haussait sur les pieds, elle nevoyait plus, sous l’ombre encore grise, que le parterre mort,n’ayant plus les yeux tendres de ses roses, le rire rouge de sesœillets, les cheveux parfumés de ses héliotropes. Pourtant, elle nepouvait remonter les bras vides. Et elle s’attaqua aux herbes, auxverdures ; elle rampa, la poitrine contre le sol, cherchantdans une suprême étreinte de passion à emporter la terre elle-même.Ce fut la moisson des plantes odorantes, les citronnelles, lesmenthes, les verveines, dont elle emplissait sa jupe. Ellerencontra une bordure de baume et n’en laissa pas une feuille. Elleprit même deux grands fenouils, qu’elle jeta sur ses épaules, ainsique deux arbres. Si elle avait pu, entre ses dents serrées, elleaurait emmené derrière elle toute la nappe verte du parterre. Puis,au seuil du pavillon, elle se tourna, elle jeta un dernier regardsur le Paradou. Il était noir ; la nuit, tombée complètement,lui avait jeté un drap noir sur la face. Et elle monta, pour neplus redescendre.

La grande chambre, bientôt, fut parée. Elle avait posé une lampeallumée sur la console. Elle triait les fleurs amoncelées au milieudu carreau, elle en faisait de grosses touffes qu’elle distribuaità tous les coins. D’abord, derrière la lampe sur la console, ellemit les lis, une haute dentelle qui attendrissait la lumière de sapureté blanche. Puis, elle porta des poignées d’œillets et dequarantaines sur le vieux canapé, dont l’étoffe peinte était déjàsemée de bouquets rouges, fanés depuis cent ans ; et l’étoffedisparut, le canapé allongea contre le mur un massif dequarantaines hérissé d’œillets. Elle rangea alors les quatrefauteuils devant l’alcôve ; elle emplit le premier de soucis,le second de pavots, le troisième de belles-de-nuit, le quatrièmed’héliotropes ; les fauteuils, noyés, ne montrant que desbouts de leurs bras, semblaient des bornes de fleurs. Enfin, ellesongea au lit. Elle roula près du chevet une petite table, surlaquelle elle dressa un tas énorme de violettes. Et, à largesbrassées, elle couvrit entièrement le lit de toutes les jacintheset de toutes les tubéreuses qu’elle avait apportées ; lacouche était si épaisse, qu’elle débordait sur le devant, auxpieds, à la tête, dans la ruelle, laissant couler des traînées degrappes. Le lit n’était plus qu’une grande floraison. Cependant,les roses restaient. Elle les jeta au hasard, un peu partout ;elle ne regardait même pas où elles tombaient ; la console, lecanapé, les fauteuils, en reçurent ; un coin du lit en futinondé. Pendant quelques minutes, il plut des roses, à grossestouffes, une averse de fleurs lourdes comme des gouttes d’orage,qui faisaient des mares dans les trous du carreau. Mais le tas nediminuant guère, elle finit par en tresser des guirlandes qu’ellependit aux murs. Les Amours de plâtre qui polissonnaient au-dessusde l’alcôve eurent des guirlandes de roses au cou, aux bras, autourdes reins ; leurs ventres nus, leurs culs nus furent touthabillés de roses. Le plafond bleu, les panneaux ovales encadrés denœuds de ruban couleur chair, les peintures érotiques mangées parle temps, se trouvèrent tendus d’un manteau de roses, d’unedraperie de roses. La grande chambre était parée. Maintenant, ellepouvait y mourir.

Un instant, elle resta debout, regardant autour d’elle. Ellesongeait, elle cherchait si la mort était là. Et elle ramassa lesverdures odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines,les baumes, les fenouils ; elle les tordit, les plia, enfabriqua des tampons, à l’aide desquels elle alla boucher lesmoindres fentes, les moindres trous de la porte et des fenêtres.Puis, elle tira les rideaux de calicot blanc, cousus à gros points.Et, muette, sans un soupir, elle se coucha sur le lit, sur lafloraison des jacinthes et des tubéreuses.

Là, ce fut une volupté dernière. Les yeux grands ouverts, ellesouriait à la chambre. Comme elle avait aimé, dans cettechambre ! Comme elle y mourait heureuse ! À cette heure,rien d’impur ne lui venait plus des Amours de plâtre, rien detroublant ne descendait plus des peintures, où des membres de femmese vautraient. Il n’y avait, sous le plafond bleu, que le parfumétouffant des fleurs. Et il semblait que ce parfum ne fût autre quel’odeur d’amour ancien dont l’alcôve était toujours restée tiède,une odeur grandie, centuplée, devenue si forte, qu’elle soufflaitl’asphyxie. Peut-être était-ce l’haleine de la dame morte là, il yavait un siècle. Elle se trouvait ravie à son tour, dans cettehaleine. Ne bougeant point, les mains jointes sur son cœur, ellecontinuait à sourire, elle écoutait les parfums qui chuchotaientdans sa tête bourdonnante. Ils lui jouaient une musique étrange desenteurs qui l’endormait lentement, très doucement. D’abord,c’était un prélude gai, enfantin : ses mains, qui avaienttordu les verdures odorantes, exhalaient l’âpreté des herbesfoulées, lui contaient ses courses de gamine au milieu dessauvageries du Paradou. Ensuite, un chant de flûte se faisaitentendre, de petites notes musquées qui s’égrenaient du tas deviolettes posé sur la table, près du chevet ; et cette flûte,brodant sa mélodie sur l’haleine calme, l’accompagnement régulierdes lis de la console, chantait les premiers charmes de son amour,le premier aveu, le premier baiser sous la futaie. Mais ellesuffoquait davantage, la passion arrivait avec l’éclat brusque desœillets, à l’odeur poivrée, dont la voix de cuivre dominait unmoment toutes les autres. Elle croyait qu’elle allait agoniser dansla phrase maladive des soucis et des pavots, qui lui rappelait lestourments de ses désirs. Et, brusquement, tout s’apaisait, ellerespirait plus librement, elle glissait à une douceur plus grande,bercée par une gamme descendante des quarantaines, se ralentissant,se noyant, jusqu’à un cantique adorable des héliotropes, dont leshaleines de vanille disaient l’approche des noces. Lesbelles-de-nuit piquaient çà et là un trille discret. Puis, il y eutun silence. Les roses, languissamment, firent leur entrée. Duplafond coulèrent des voix, un chœur lointain. C’était un ensemblelarge, qu’elle écouta au début avec un léger frisson. Le chœurs’enfla, elle fut bientôt toute vibrante des sonorités prodigieusesqui éclataient autour d’elle. Les noces étaient venues, lesfanfares des roses annonçaient l’instant redoutable. Elle, lesmains de plus en plus serrées contre son cœur, pâmée, mourante,haletait. Elle ouvrait la bouche, cherchant le baiser qui devaitl’étouffer, quand les jacinthes et les tubéreuses fumèrent,l’enveloppèrent d’un dernier soupir, si profond, qu’il couvrit lechœur des roses. Albine était morte dans le hoquet suprême desfleurs.

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