La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 1

 

Devant les deux larges fenêtres, des rideaux de calicot,soigneusement tirés, éclairaient la chambre de la blancheur tamiséedu petit jour. Elle était haute de plafond, très vaste, meubléed’un ancien meuble Louis XV, à bois peint en blanc, à fleursrouges sur un semis de feuillage. Dans le trumeau, au-dessus desportes, aux deux côtés de l’alcôve, des peintures laissaient encorevoir les ventres et les derrières roses de petits Amours volant parbandes, jouant à des jeux qu’on ne distinguait plus ; tandisque les boiseries des murs, ménageant des panneaux ovales, lesportes à double battant, le plafond arrondi, jadis à fond bleu deciel, avec des encadrements de cartouches, de médaillons, de nœudsde rubans couleur chair, s’effaçaient, d’un gris très doux, un grisqui gardait l’attendrissement de ce paradis fané. En face desfenêtres, la grande alcôve, s’ouvrant sous des enroulements denuages, que des Amours de plâtre écartaient, penchés, culbutés,comme pour regarder effrontément le lit, était fermée, ainsi queles fenêtres, par des rideaux de calicot, cousus à gros points,d’une innocence singulière au milieu de cette pièce restée toutetiède d’une lointaine odeur de volupté.

Assise près d’une console où une bouilloire chauffait sur unelampe à esprit-de-vin, Albine regardait les rideaux de l’alcôve,attentivement. Elle était vêtue de blanc, les cheveux serrés dansun fichu de vieille dentelle, les mains abandonnées, veillant d’unair sérieux de grande fille. Une respiration faible, un souffled’enfant assoupi s’entendait, dans le grand silence. Mais elles’inquiéta, au bout de quelques minutes ; elle ne puts’empêcher de venir, à pas légers, soulever le coin d’un rideau.Serge, au bord du grand lit, semblait dormir, la tête appuyée surl’un de ses bras repliés. Pendant sa maladie, ses cheveux s’étaientallongés, sa barbe avait poussé. Il était très blanc, les yeuxmeurtris de bleu, les lèvres pâles ; il avait une grâce defille convalescente.

Albine, attendrie, allait laisser retomber le coin durideau.

– Je ne dors pas, dit Serge d’une voix très basse.

Et il restait la tête appuyée, sans bouger un doigt, commeaccablé d’une lassitude heureuse. Ses yeux s’étaient lentementouverts ; sa bouche soufflait légèrement sur l’une de sesmains nues, soulevant le duvet de sa peau blonde.

– Je t’entendais, murmura-t-il encore. Tu marchais toutdoucement.

Elle fut ravie de ce tutoiement. Elle s’approcha, s’accroupitdevant le lit, pour mettre son visage à la hauteur du sien.

– Comment vas-tu ? demanda-t-elle.

Et elle goûtait à son tour la douceur de ce « tu »,qui lui passait pour la première fois sur les lèvres.

– Oh ! tu es guéri, maintenant, reprit-elle. Sais-tuque je pleurais tout le long du chemin, lorsque je revenais delà-bas avec de mauvaises nouvelles. On me disait que tu avais ledélire, que cette mauvaise fièvre, si elle te faisait grâce,t’emporterait la raison… Comme j’ai embrassé ton oncle Pascal,lorsqu’il t’a amené ici, pour ta convalescence !

Elle bordait le lit, elle était maternelle.

– Vois-tu, ces roches brûlées, là-bas, ne te valaient rien.Il te faut des arbres, de la fraîcheur, de la tranquillité… Ledocteur n’a pas même raconté qu’il te cachait ici. C’est un secretentre lui et ceux qui t’aiment. Il te croyait perdu… Va, personnene nous dérangera. L’oncle Jeanbernat fume sa pipe devant sessalades. Les autres feront prendre de tes nouvelles en cachette. Etle docteur lui-même ne reviendra plus, parce que, à cette heure,c’est moi qui suis ton médecin… Il paraît que tu n’as plus besoinde drogues. Tu as besoin d’être aimé, comprends-tu ?

Il semblait ne pas entendre, le crâne encore vide. Comme sesyeux, sans qu’il remuât la tête, fouillaient les coins de lachambre, elle pensa qu’il s’inquiétait du lieu où il setrouvait.

– C’est ma chambre, dit-elle. Je te l’ai donnée. Elle estjolie, n’est-ce pas ? J’ai pris les plus beaux meubles dugrenier ; puis, j’ai fait ces rideaux de calicot, pour que lejour ne m’aveuglât pas… Et tu ne me gênes nullement. Je coucheraiau second étage. Il y a encore trois ou quatre pièces vides.

Mais il restait inquiet.

– Tu es seule ? demanda-t-il.

– Oui. Pourquoi me fais-tu cette question ?

Il ne répondit pas, il murmura d’un air d’ennui :

– J’ai rêvé, je rêve toujours… J’entends des cloches, etc’est cela qui me fatigue.

Au bout d’un silence, il reprit :

– Va fermer la porte, mets les verrous. Je veux que tu soisseule, toute seule.

Quand elle revint, apportant une chaise, s’asseyant à sonchevet, il avait une joie d’enfant, il répétait :

– Maintenant, personne n’entrera. Je n’entendrai plus lescloches… Toi, quand tu parles, cela me repose.

– Veux-tu boire ? demanda-t-elle.

Il fit signe qu’il n’avait pas soif. Il regardait les mainsd’Albine d’un air si surpris, si charmé de les voir, qu’elle enavança une, au bord de l’oreiller, en souriant. Alors, il laissaglisser sa tête, il appuya une joue sur cette petite main fraîche.Il eut un léger rire, il dit :

– Ah ! c’est doux comme de la soie. On dirait qu’ellesouffle de l’air dans mes cheveux… Ne la retire pas, je t’enprie.

Puis, il y eut un long silence. Ils se regardaient avec unegrande amitié. Albine se voyait paisiblement dans les yeux vides duconvalescent. Serge semblait écouter quelque chose de vague que lapetite main fraîche lui confiait.

– Elle est très bonne, ta main, reprit-il. Tu ne peux past’imaginer comme elle me fait du bien… Elle a l’air d’entrer aufond de moi, pour m’enlever les douleurs que j’ai dans les membres.C’est une caresse partout, un soulagement, une guérison.

Il frottait doucement sa joue, il s’animait commeressuscité.

– Dis ? tu ne me donneras rien de mauvais à boire, tune me tourmenteras pas avec toutes sortes de remèdes ?… Tamain me suffit, vois-tu. Je suis venu pour que tu la mettes là,sous ma tête.

– Mon bon Serge, murmura Albine, tu as bien souffert,n’est-ce pas ?

– Souffert ? oui, oui ; mais il y a longtemps…J’ai mal dormi, j’ai eu des rêves épouvantables. Si je pouvais, jete raconterais tout cela.

Il ferma un instant les yeux, il fit un grand effort demémoire.

– Je ne vois que du noir, balbutia-t-il. C’est singulier,j’arrive d’un long voyage. Je ne sais plus même d’où je suis parti.J’avais la fièvre, une fièvre qui galopait dans mes veines commeune bête… C’est cela, je me souviens. Toujours le même cauchemar mefaisait ramper, le long d’un souterrain interminable. À certainesgrosses douleurs, le souterrain, brusquement, se murait ; unamas de cailloux tombait de la voûte, les parois se resserraient,je restais haletant, pris de la rage de vouloir passer outre ;et j’entrais dans l’obstacle, je travaillais des pieds, des poings,du crâne, en désespérant de pouvoir jamais traverser cet éboulementde plus en plus considérable… Puis, souvent, il me suffisait de letoucher du doigt ; tout s’évanouissait, je marchais librement,dans la galerie élargie, n’ayant plus que la lassitude de lacrise.

Albine voulut lui poser la main sur la bouche.

– Non, cela ne me fatigue pas de parler. Tu vois, je teparle à l’oreille. Il me semble que je pense, et que tu m’entends…Le plus drôle, dans mon souterrain, c’est que je n’avais pas lamoindre idée de retourner en arrière ; je m’entêtais, tout enpensant qu’il me faudrait des milliers d’années pour déblayer unseul des éboulements. C’était une tâche fatale, que je devaisaccomplir sous peine des plus grands malheurs. Les genoux meurtris,le front heurtant le roc, je mettais une conscience pleined’angoisse à travailler de toutes mes forces, pour arriver le plusvite possible. Arriver où ?… je ne sais pas, je ne saispas…

Il ferma les yeux, rêvant, cherchant. Puis, il eut une moued’insouciance, il s’abandonna de nouveau sur la main d’Albine, endisant avec un rire :

– Tiens ! c’est bête, je suis un enfant.

Mais la jeune fille, pour voir s’il était bien à elle, toutentier, l’interrogea, le ramena aux souvenirs confus qu’il tentaitd’évoquer. Il ne se rappelait rien, il était réellement dans uneheureuse enfance. Il croyait être né la veille.

– Oh ! je ne suis pas encore fort, dit-il. Vois-tu, leplus loin que je me souvienne, c’était dans un lit qui me brûlaitpartout le corps ; ma tête roulait sur l’oreiller ainsi quesur un brasier ; mes pieds s’usaient l’un contre l’autre, à sefrotter, continuellement… Va ! j’étais bien mal ! Il mesemblait qu’on me changeait le corps, qu’on m’enlevait tout, qu’onme raccommodait comme une mécanique cassée…

Ce mot le fit rire de nouveau. Il reprit :

– Je vais être tout neuf. Ça m’a joliment nettoyé, d’êtremalade… Mais qu’est-ce que tu me demandais ? Non, personnen’était là. Je souffrais tout seul, au fond d’un trou noir.Personne, personne. Et, au delà, il n’y a rien, je ne vois rien… Jesuis ton enfant, veux-tu ? Tu m’apprendras à marcher. Moi, jene vois que toi, maintenant. Ça m’est bien égal, tout ce qui n’estpas toi. Je te dis que je ne me souviens plus. Je suis venu, tum’as pris, c’est tout.

Et il dit encore, apaisé, caressant :

– Ta main est tiède, à présent ; elle est bonne commedu soleil… Ne parlons plus. Je me chauffe.

Dans la grande chambre, un silence frissonnant tombait duplafond bleu. La lampe à esprit-de-vin venait de s’éteindre,laissant la bouilloire jeter un filet de vapeur de plus en plusmince. Albine et Serge, tous deux la tête sur le même oreiller,regardaient les grands rideaux de calicot tirés devant lesfenêtres. Les yeux de Serge surtout allaient là, comme à la sourceblanche de la lumière. Il s’y baignait, ainsi que dans un jourpâli, mesuré à ses forces de convalescent. Il devinait le soleilderrière un coin plus jaune du calicot, ce qui suffisait pour leguérir. Au loin, il écoutait un large roulement defeuillages ; tandis que, à la fenêtre de droite, l’ombreverdâtre d’une haute branche, nettement dessinée, lui donnait lerêve inquiétant de cette forêt qu’il sentait si près de lui.

– Veux-tu que j’ouvre les rideaux ? demanda Albine,trompée par la fixité de son regard.

– Non, non, se hâta-t-il de répondre.

– Il fait beau. Tu aurais le soleil. Tu verrais lesarbres.

– Non, je t’en supplie… Je ne veux rien du dehors. Cettebranche qui est là me fatigue, à remuer, à pousser, comme si elleétait vivante… Laisse ta main, je vais dormir. Il fait tout blanc…C’est bon.

Et il s’endormit candidement, veillé par Albine, qui luisoufflait sur la face, pour rafraîchir son sommeil.

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