La Louve – Tome I

Chapitre 9LE BIVOUAC DES LOUPS

Tout au fond du ravin au-dessus duquel lePont-Joli balançait son arche de feuillage, la route et le petitruisseau tributaire de la Vesvre se côtoyaient l’espace d’unecentaine de pas ; entre eux, l’angle d’un pré qui rejoignaitles futaies de la plaine venait bientôt se ficher comme un coinaigu et vert. Le ruisseau, bordé de vieux saules, s’écartaitlentement sur la gauche, tournant la rampe du nord ; la route,au contraire, prenait un circuit pour gravir la colline méridionaleet l’arc de cercle qu’elle traçait enfermait à la fois le tertre etles ruines du moulin.

Au lieu de suivre son cours dans la plaine, leruisseau faisait un coude brusque au bout de la prairie et restaitcollé à la base même du monticule dont il dessinait fidèlement lescontours. On voyait au loin un mince filet d’argent se déroulerparmi la verdure sombre, puis tout à coup disparaître derrière lesfutaies.

C’était un autre défilé. Le lieu connu dans lepays sous le nom de la Fosse-aux-Loups commençait précisément àl’endroit où le voyageur, placé sur la route charretière, perdaitde vue le ruisseau. Une colline, beaucoup plus haute que ne le sontd’ordinaire les coteaux du pays de Rennes, se dressait vers lenord, couverte de chênes énormes, parmi lesquels se montrait çà etlà le roc gris.

On ne voyait nulle apparence de coupes dansces bois séculaires, et aucune route tracée ne pénétrait dans leursprofondeurs.

 

Au temps où les paysans de Bretagne serévoltèrent, sous Louis XIV, contre le gouverneur, duc deChaulnes, pour l’impôt du timbre et du tabac, les gens de Francevinrent camper à quelque cinq cents pas de là, dans une belleprairie qui se trouvait sous le grand étang Muys. Tant que le jourdura, on n’aperçut pas un seul rebelle aux alentours ; la nuitvenue, les gens de France firent tourner la broche et bouillir lamarmite comme de bons soldats qu’ils étaient.

Quelques-uns entendirent bien comme un sourdfracas qui semblait descendre de la vieille digue en pierressèches, au bas de l’étang, mais ils pensèrent que c’était l’eaufrappant contre la bonde.

Les gens de France soupèrent gaîment, puis ilsse couchèrent sur l’herbe. Le milieu de la nuit leur réservait undur réveil. Ce bruit sourd qu’ils avaient entendu, c’était lapioche des gars de la Fosse-aux-Loups, occupés à crever la digue.Le froid de l’eau les tira de leur somme.

La prairie était un lac. Ceux d’entre eux quisavaient nager purent voir, aux deux côtés de la chaussée démolie,deux grands feux de joie, autour desquels les peaux de biquedansaient comme des diables incarnés.

Depuis lors, personne n’avait pris souci derétablir la chaussée. L’étang du Muys formait un large bassindesséché à demi où croissaient déjà de grands arbres et au centreduquel une flaque d’eau de forme oblongue dormait dans un litvaseux.

À la hauteur de l’ancienne digue, le ruisseauformait une mince cascade et tombait en écumant sur les cailloux,jusqu’à ce plan inférieur où les gens du duc de Chaulnes avaientété mis à mal par les paysans ; mais la belle prairie s’étaitchangée en taillis ; les jeunes arbres croissaient au hasard,entremêlés de touffes d’ajoncs mesurant quinze pieds dehauteur.

Une fois égaré au fond de cet entonnoir, levoyageur aurait pu se croire à cent lieues de toute civilisation.Aussi loin que le regard pouvait se porter, il n’y avait plusqu’inculture et désordre. C’était une forêt vierge de la Bretagnedruidique, avec ses roches chauves faisant tache dans le feuillage,et ses marécages violâtres aux eaux visqueuses, peuplées d’oiseauxcriant plaintivement. Et pourtant nous n’avons fait que tourner lapetite colline plantée d’arbres verts où s’appuyait l’extrémité duPont-Joli. En partant du fond même de l’entonnoir, on n’eût pasmarché dix minutes à travers les taillis dans la direction del’ouest sans trouver les riants abords de la vallée de Vesvre.

C’était l’abandon qui avait jeté comme unépais voile de tristesse sur ces lieux autrefois habités et sifertiles ; cette partie de la forêt n’avait plus de maître,depuis que Rohan-Polduc avait quitté son manoir. C’était peut-êtreaussi le souvenir de la nuit de malédiction. C’était surtout leterrible voisinage de la Fosse-aux-Loups…

Mais où était-elle, cette Fosse-aux-Loups dontle nom défrayait depuis si longtemps les récits des veillées ?Il y avait là une prairie changée en taillis, un étang desséché,deux montagnes arrondissant la concavité de leurs flancs couvertsde futaies : était-ce là la Fosse-aux-Loups ?

Oui et non. C’était topographiquement le pointde la forêt de Rennes désigné sous le nom de laFosse-aux-Loups ; mais ce n’était point assurément cesouterrain étrange et mystérieux, comparable aux galeries creuséespar les géants de la verte Érin, comparable à ces retraitesténébreuses où Calgacus abritait contre Rome envahissante laliberté de l’Angleterre barbare, comparable enfin aux grottes duroi Pelage, aux galeries d’Hercule qui sont au-delà de Tolède et àce fameux souterrain de Montesinos que Michel Cervantes n’a pointinventé ; ce n’était pas cette ville sombre aux mille voiesinconnues qui, suivant la croyance populaire, s’étendait sous unebonne moitié de la forêt. C’en était seulement le vestibule.

Suivant la croyance commune encore, lessouterrains de la Fosse-aux-Loups avaient trois issues : lapremière à l’étang de Muys, la seconde aux Deux-Moulins, sur ledomaine de Treml, la troisième aux environs du manoir deRohan-Polduc.

Les loups eux-mêmes n’auraient point putrouver ces deux dernières issues, et quant à la première, il yavait un proverbe qui disait : Tant qu’on pourra couper unebrassée de blosses dans la forêt, les gens du roichercheront la fosse[3] ! Orla blosse, sorte de prunier sauvage, est aussi commune dans lesbrousses du pays rennais que la bruyère sur la lande ou le sainfoindans les prairies.

À l’heure où Raoul et Céleste quittaient lesruines du moulin à vent, l’étang du Muys et ses abords présentaientun singulier spectacle : des feux étaient allumés çà et là aubord de la flaque d’eau, qui reflétait leur rouge lueur en mêmetemps que les rayons blafards de la lune ; d’autres feuxbrillaient le long de l’ancienne chaussée : on en voyaitencore plus bas, dans la prairie devenue taillis. C’était comme uncamp, et l’œil pouvait distinguer, non loin de chaque foyerpétillant, une ou deux huttes en branches d’arbres calfeutrées etrecouvertes de janiqué[4].

Autour de la flamme, des hommes à peaux debiques se rangeaient, accroupis par terre, et regardaient bouillirla marmite, suspendue à trois pieux. On entendait un murmure sourdet continu ; les Loups bavardaient en attendant le souper.

Il ne se passait guère de semaine sans que lemaréchal de Montesquieu ne fît éclairer par ses espions cettepartie suspecte de la forêt, à telles enseignes que les espions dumaréchal restaient parfois en route et ne venaient point lui faireleur rapport.

La veille, les éclaireurs de la lieutenanceavaient gravi peut-être les montées environnantes, et, du haut dequelque vieux chêne, leur regard avait plongé tout au fond del’entonnoir ; ils n’avaient rien vu, sinon des halbrans dansles roseaux de la mare, ou quelque chevreuil ruminant à l’ombred’un buisson. L’étang et ses alentours étaient un désert ; lesespions avaient pu se retirer et dire au maréchal que tout allaitbien derrière la vallée de Vesvre.

Et le maréchal dormait sans doute sur ses deuxoreilles, ne se souvenant point que ce diabolique pays avait desdessous comme un théâtre, et que cette fée qu’on appelait la Louvepouvait, d’un coup de sa baguette, faire jaillir du sol unearmée.

Il n’y avait rien la veille, rien encore dansla matinée de ce jour.

Vers une heure après midi seulement, lestaillis s’étaient peuplés ; la hache avait joué ; lescabanes s’étaient dressées sur la brune, et à la nuit noire, onavait allumé les feux.

Et de tous les coins de la forêt des hommesétaient venus, le carré de peau de loup au visage, le mousquet surl’épaule.

Pourquoi ? nul ne le savait ; laLouve avait rassemblé ses soldats, voilà tout.

À l’autre bout du pays armoricain, sous leMené, il y a comme cela une lande où les sorciers de toute laBretagne tiennent leur cour plénière ; chacun sait bien quetous les ans, durant la nuit de la Toussaint, ils se bâtissent uneville, non point avec de pauvres branchages, non point avec desajoncs coupés, mais avec de belles pierres taillées dans le granitde Penmarch, où le quartz sème ses paillettes rosées ; unevraie ville grande comme Quimper, et qui a sur sa cathédrale unclocher plus haut que celui de Paimpol.

Eh bien ! quand l’aube se lève sur lalande du Mené, on cherche en vain la trace de ces merveillesauthentiques ; tout a disparu, palais de granit et clocherspercés à jour. Peut-être qu’au crépuscule du matin ce camp deLoups, presque aussi fantastique que la capitale des sorciersbretons, allait également disparaître.

On devisait autour des chaudronnées, et nouseussions reconnu dans les groupes la plupart des anciens vassaux deRohan.

– La dernière fois que je l’ai vu, disaitle vieux métayer Jouachin, qui avait amené là trois fils et cinqpetit-fils, il cheminait du côté d’Antrain pour gagner la côte ets’en aller en Angleterre… Notre monsieur est mon aîné de septans ; cela le fait bien vieux, mes garçailles, et quand onpasse la grande mer à cet âge-là, on ne revient point, c’est moiqui vous le dis !

– Mais vous ne l’avez pas vu s’embarquer,père Jouachin ?

Le vieillard secoua la tête.

– Vous souvenez-vous, murmura-t-il, quelfier cavalier c’était que le comte Guy de Rohan ? La veille dujour où il fut chassé de son manoir par les soldats du régiment dela Ferté, je le rencontrai qui menait un cerf dans les taillis deBoislève. Son veneur était à cinq cents pas derrière lui, et commela murette de ma basse-cour lui barrait le passage, je tirai monchapeau pour lui dire en riant : « Sautez une fois pourentrer, une fois pour sortir, monseigneur ! Il sauta une foispour entrer aussi facilement que j’ouvre ma pétunière[5]. Il jeta un écu de six livres aux enfantsqui jouaient dans la cour et sauta une seconde fois pour sortir encriant : « Dieu te bénisse, toi et ta maisonnée,Jouachin, mon brave homme ! »

Il y avait une grosse bouteille de terre,pleine d’eau-de-vie ; on but un coup à la ronde, et ceux quiavaient connu le comte Guy de Rohan répétèrent :

– Quant à ça, pour chevaucher, il n’avaitpas son pareil de semblable à lui !

– Eh bien ! reprit le vieuxJouachin, quand je le vis là-bas, du côté d’Antrain, il chancelaitsur sa selle comme un procureur qui a changé de bidet ; ilavait le corps cassé en deux et sa pauvre tête branlait, donnant dumenton contre sa poitrine… Ici ou là, mes petits enfants, en Franceou en Angleterre, notre monsieur n’a pas dû bien longtemps durer,depuis le jour où je l’ai vu !

– Et sa fille ? demandèrentplusieurs voix.

– Il n’y avait personne avec lui,répondit Jouachin, qu’un gars qui allait pieds nus et qui luimontrait le chemin.

– Notre demoiselle s’est déguisée plusd’une fois, en jeune gars, dit une voix dans le cercle.

Le bonhomme Jouachin garda le silence, et labouteille de terre fit un tour.

– Manteau noir et chapeau à plumail noirsur les yeux, faisait notre ami Josille auprès du foyer voisin. Soncheval est attaché à un arbre au revers de la chaussée.

– À quelle heure est-il venu ?

– Sur le tard.

– Est-ce que le joli sabotier leconnaissait ?

– M’est avis que non, car il n’a pasvoulu lui montrer l’entrée de la fosse.

– Et personne ne sait son nom ?

– Personne.

En prononçant ce dernier mot, Josille étenditla main vers le bout de la chaussée, où se mourait un feu isolé.Deux hommes qui causaient en se promenant sortirent de l’ombre.L’un de ces deux hommes, qui était de grande taille, portait eneffet un manteau noir relevé par le fourreau de son épée ; sonfeutre se rabattait sur ses yeux et cachait son visage. L’autreétait une manière de rustre endimanché qui tenait sa peau de biquesous le bras et montrait à découvert sa grosse tête coiffée d’unbonnet de laine.

Celui-là était court et trapu ; sespetites jambes semblaient s’arc-bouter en cerceaux pour supporterle poids de ses larges épaules. Nous l’avons vu en la salle bassede Rohan, dès les premières pages de cette histoire. Son compagnonet lui s’avancèrent dans leur promenade jusqu’au feu abandonné quiallait se consumant sous la cendre ; le groupe présidé parJosille faisait silence, afin de saisir au moins quelque parole aupassage ; mais le joli sabotier parlait tout bas, et c’est àpeine si son mystérieux compagnon desserrait les lèvres. Quand ilss’éloignèrent, Josille demanda :

– Quelqu’un de vous a-t-il vu le métayerJulot qui est allé en la grand’ville de Paris avec maître JosselinGuitan ?

– Il est là-bas avec la Michon, au bordde l’eau, répondit un Loup.

– Toi qui parles, pourrais-tu dire le nomde la bourgeoise qui a fait leurs affaires à la cour durégent ?

Le paysan hésita, chercha et finit parrépondre :

– Madame Saint-Elme.

Josille frappa dans ses mains.

– Eh bien ! s’écria-t-il, c’estjustement ce nom-là ! L’homme au manteau me faisait l’effetd’un espion de France ; je me suis coulé dans la taille poursavoir de quoi ils causaient, le joli sabotier et lui. Je n’ai puentendre que cela : Madame Saint-Elme, mais je l’aientendu !

Le joli sabotier et son compagnon étaientrentrés dans l’ombre ; ils marchaient côte à côte àl’extrémité de la chaussée, et ne se contraignaient plus.

– Je suis le maître ici, disait Yaumy,qui se redressait avec importance sur ses courtes jambes. Il fautbien quelque chose pour amuser ces bonnes gens : on leur parlede la Louve, mais la Louve, voyez-vous…

Il haussa les épaules au lieu d’achever.L’homme au manteau s’arrêta et croisa ses bras sur sa poitrine.Comme il était ainsi tête levée, un rayon de lune glissa sous lerebord de son feutre, éclairant les traits mâles et fièrementdessinés de l’Espagnol don Martin Blas.

– Alors c’est perdre son temps que dechercher la Louve ? dit-il.

– Non pas ! s’écria le joli sabotieren riant ; pour vous faire plaisir, mon gentilhomme, je vaisvous la montrer, si vous y tenez.

Au bout de la chaussée, il y avait un petitrebord en forme de parapet qui regardait l’entrée du défilé, ducôté de la vallée de Vesvre ; Yaumy dérangea quelques fascinesamoncelées là comme au hasard et découvrit un long fauconneau defer, monté sur pivot comme une caronade, et dont la gueule noireétait braquée sur l’entrée du défilé.

C’était l’artillerie des Loups. Yaumy frappasur la culasse, qui sonna le plein, car le vieux fauconneau étaitchargé jusqu’à la gueule, et dit avec emphase :

– Voici la Louve ! Ellemord !

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