La Louve – Tome I

Chapitre 1LE PONT-JOLI

Quinze ans s’étaient écoulés. Saint-Denisavait ouvert ses portes au royal cercueil de Louis XIV, etLouis XV, enfant, jouait sur le trône de son grand-aïeul.Philippe d’Orléans tenait la régence.

Les Bretons respectaient la glorieuse mémoirede Louis XIV ; ils aimaient le jeune roi Louis XV,pauvre bel enfant que le vice allait si tôt flétrir. Ilsabhorraient Philippe d’Orléans, qui leur rendait la pareille detout son cœur. Philippe d’Orléans s’était emparé de la régence aumépris des dispositions testamentaires du feu roi. Le duc du Mainedépossédé criait partout vengeance, et la duchesse, sa femme, selevait dès quatre heures du matin pour avoir le temps de conspireravant le déjeûner. Le lieutenant de police tenait au bout d’un filce couple digne de la Fronde : bavard, étourdi, vaniteux,intriguant par besoin et prêtant sans cesse au régent des vergespour se faire battre. Malgré sa conduite prudente, le comte deToulouse participait à la disgrâce de son frère. Dubois, n’osantpoint lui retirer son gouvernement, l’avait rappelé à Paris, sousun prétexte, pour mettre à sa place le maréchal de Montesquiou avecle titre nouveau de commandant pour le roi.

Ce maréchal de Montesquiou était insolentcomme un simple soudard ; il voulut prendre les Bretons àrebroussepoil et ceux-ci se fâchèrent tout rouge. La guerrecommença entre la Bretagne et le régent de France : guerreouverte, aujourd’hui, à coups de faux tranchantes et demousquets ; demain, guerre sourde à coups de pamphlets et derapports d’espions : toujours guerre à mort ! On vit serelever dans les cinq évêchés l’ancienne bannière d’hermine ;les épées rouillées sortirent du fourreau, et, un instant, les gaispetits soupers de la régence furent attristés par la frayeur qu’onavait de ces gens à peaux de biques et à sabots remplis depaille : les Compagnons du Silence, comme s’appelaient ceux deTréguier, commandés par Bonamour ; les Brûleurs, réunis autourde Vannes ; les Chevaliers Bon Droit, qui avaient pour chefMaître-Pierre (surnom du vicomte de Koskaër), et enfin lesLoups de la forêt de Rennes, conduits par leur chefmystérieux, que les uns disaient être une femme jeune et plus belleque le jour, les autres un misérable sabotier des fonds de laSangle, lâche et cruel comme un chat-tigre.

Quoi qu’il en soit, ces diverses associationscorrespondaient entre elles et formaient un noyau de plus en plusformidable, sous le nom générique des chevalier de laMouche-à-Miel ; la noblesse presque tout entière étaitentrée dans la forêt comme on disait alors en argot deconjurés. Ceci signifiait prendre les armes contre la cour. Cettefolle conspiration de Cellamare était le prétexte ; onattendait la fameuse armadapromise par Alberoni ; oncomptait délivrer Louis XV captif et niveler les Pyrénées.Mais au fond il y avait autre chose : la haine contre lamaison d’Orléans et la passion réveillée de l’indépendancebretonne.

Au commencement de l’année 1720, la chambre duroi ou cour prévotale, assemblée en la ville de Nantes, citapar-devant sa barre, comme accusés de lèse majesté, dixgentilshommes bretons, parmi lesquels se trouvait le vieux comte deRohan-Polduc, se disant aîné de Rohan, chef de nom, chef d’armes,héritier de la couronne de Bretagne. Sur les dix, Rohan tout seulétait entre les mains des gens de France. Quatre autres seprésentèrent au jour de la citation ; on leur avaitsolennellement promis la vie sauve ; c’étaient MM. duCouëdic, de Pontcallec, de Mont-Louis et de Talhouët.

Le vieux Rohan-Polduc, prisonnier dans lescachots de la tour Lebât, à Rennes, fut délivré, on ne sait comme,la nuit même où il devait être dirigé sur Nantes.

Au mépris de la foi jurée, les quatre autresgentilshommes furent condamnés à la peine capitale et exécutésdevant le Bouffay de Nantes. Le peuple fit des reliques de leurshabits et les dames nobles trempèrent la broderie de leursmouchoirs dans le sang tombé sous l’échafaud.

De Saint-Pol-de-Léon jusqu’à la Loire, deBelle-Îsle-en-Mer jusqu’au mont Saint-Michel, un cri de réprobations’éleva contre Montesquiou, instigateur de ce meurtre judiciaire.La conspiration de Cellamare avait échoué ; quarante millesoldats français couvraient la Bretagne, et cependant les ministresdu régent eurent peur. Dubois manda le comte de Toulouse, retirédans ses terres, et le supplia de vouloir prêter à la couronne leconcours de sa popularité pour apaiser la mâle-rage qui prenait lesbêtes fauves de la forêt symbolique.

**

*

C’était au mois de mai de cette même année1720, à une demi-lieue environ du vieux manoir de Rohan, qui avaitchangé de maître. La route charretière, conduisant deSaint-Aubin-du-Cormier au château de l’intendant Feydeau de Brou,passait au fond d’un ravin servant de lit à un petit ruisseau sansnom, affluent de la Vesvre. Il y avait un endroit où le ravinn’avait que la largeur de la route, jointe à celle duruisseau ; le roc paraissait à nu des deux côtés, et formaitaux deux monticules parallèles une base de granit noir qui semblaittaillée en murailles par la main de l’homme.

Au-dessus du roc, à une quarantaine de piedsdu niveau de la route, l’écartement des deux berges était si peusensible encore qu’on avait pu les joindre en jetant de l’une àl’autre un tronc de chêne. C’était un grand et bel arbre, quipliait bien un peu, quand deux voyageurs téméraires traversaient enmême temps le ravin, mais qui, en réalité, aurait pu supporter sansse rompre le poids de dix hommes.

On n’avait fait que le coucher ; lamoitié de ses racines était encore en terre, et le vaillant chêne,tout en servant de pont, végétait doucement et se couvrait chaqueannée de feuillée nouvelle. Il y avait du temps déjà que les chosesétaient ainsi, et les vieillards, qui l’avaient toujours vu pendreau-dessus du vide, disaient que, depuis leur enfance, le chêne dela Fosse-aux-Loups avait bien grossi de moitié. On avait élagué lesbranches et aplani les nœuds de sa partie supérieure ; d’enhaut, il présentait l’aspect d’un sentier bordé de buissons ;d’en bas, c’était comme un arceau de verdure lancé d’une colline àl’autre.

On arrivait au chêne de la Fosse-aux-Loups,qui se nommait aussi le Pont-Joli, par cette riante vallée de laVesvre que nous avons aperçue déjà autrefois des fenêtres du vieuxmanoir. Au-delà du pont, la route charretière faisait un détourbrusque et commençait à gravir la rampe méridionale du ravin ;c’était sur cette rampe que le chêne avait ses racines. La route,ne pouvant grimper à pic, décrivait un arc de cercle et venaittourner à cent cinquante pas de là, vers le sommet de lacolline.

La rampe opposée avait comme une marge depetites bruyères fleuries, au-delà de laquelle s’étageaient enamphithéâtre des pins bossus, plantés rares, parmi quelquesbouleaux au tronc d’argent.

Le terrain compris entre la route supérieureet le Pont-Joli formait le coin le plus pittoresque et le plussauvage de la forêt de Rennes. Il y avait là, sur la droite, quandon regardait le pont, un moulin à vent en ruines dont la toitureblanche semblait sortir des broussailles. Une demi-douzaine debouleaux, maigres et longs, qui étaient parvenus à percer le solrocheux, n’empêchaient point de voir les deux collines s’ouvrir enéventail, à cinquante pas du défilé, pour montrer une bonne lieuede forêt en plaine : immense océan de verdure.

La fosse-aux-Loups proprement dite, qui avaitdonné son nom à tout ce quartier, ne se voyait point de là ;elle cachait ses noirs ombrages en retour de la colline opposée. Àgauche du pont, le roc nu montait en gradins jusqu’au fourré ;à peine voyait-on poindre entre les pierres quelques pauvrestouffes de ronces ou de genêts : mais, comme si la végétation,vaincue ici, eût voulu prendre là sa revanche, le fourré, qui étaitun ancien taillis de châtaigniers et de chênes, surlaissé depuistrente ans, offrait une masse de feuillage grasse, touffue,opulente et impénétrable à l’œil. Les derniers arbres de cettecoupe, passant derrière les rochers, atteignaient l’endroit où lacolline adoucissait sa rampe et rejoignait la route, au bord de lavallée.

À travers les bouleaux, sur la droite, onapercevait les girouettes du château de Feydeau, perdu au milieu deses magnifiques futaies. À gauche, par-dessus les cimes deschâtaigniers et des chênes qui descendaient la montée, on voyaitles petites tourelles du manoir de Rohan se presser en faisceau etpiquer les nuages.

 

Il était environ dix heures du matin. Leprintemps breton est encore plus perfide que le printemps parisien.Le soleil se montrait par intervalles au milieux des nuées quepourchassait le vent du nord-ouest, et partout où le soleil n’avaitpoint pénétré on voyait des traces de gelée blanche. Mais ce givrede mai, mortel à nos fleurs civilisées, ne peut rien contre laflore rustique. Sous ces cristaux tremblants, l’aubépine souriait,l’ajonc et les genêts ouvraient intrépidement leurs casques d’orpareils, l’anémone-silvie penchait sa cloche mélancolique, et ladure achillée, fléau charmant des prés armoricains dressait partoutses ombelles blanches, teintées d’un carmin léger.

Il n’y avait personne sur la route supérieure,personne au fond du ravin ni dans la vallée, aussi loin que leregard pouvait se porter. Rien ne bougeait sur ce plateau bizarrequi formait les abords du Pont-Joli ; aucun bruit provenant del’homme ne se faisait entendre, et la chose paraîtra toute simplequand nous aurons dit que l’habitation humaine la plus proche étaitdistante d’un grand quart de lieue à vol d’oiseau.

Le voyageur égaré dans cette solitude, aprèsavoir jeté de tous côtés ses regards, eût désespéré certainement detrouver quelqu’un à qui demander sa route.

De loin, de bien loin, par-delà les bouquetsd’arbres verts qui parsemaient le dos de la colline opposée, levent du nord-ouest apporta un chant doux et presque indistinct. Peuaprès, on entendit un bruit sourd dans la vallée de Vesvre ;c’était comme un lourd carrosse broyant, dans sa marche pénible,les cailloux du chemin.

Une masse fauve, qui jusque-là était restéeimmobile et confondue parmi les tons bis du roc, à gauche duPont-Joli, fit un mouvement comme pour se pencher au-dessus de laroute.

En même temps, les broussailles remuèrent àdroite du pont, dénonçant la présence d’un être vivant caché dansleur profondeur.

– Entends-tu ? dit une voix rauquesous les broussailles.

– J’entends, répondit la masse fauve avecprécaution.

Cette masse était un homme, bien qu’elle n’eneût point l’air. À bien regarder, on voyait deux jambes grêles etosseuses sortir d’une peau de bique et fourrer leurs grands piedsdans d’énormes sabots ; la peau de bique était munie d’uncapuchon, et pour surcroît, l’homme qui portait ce costume primitifavait un carré de peau de loup attaché sur le visage. Un rayon desoleil, qui glissa entre deux nuées, fit briller auprès de lui lecanon noir d’u long mousquet et alluma une étincelle au milieu desbroussailles.

Le chant mignon semblait approcher, de l’autrecôté du ravin ; on pouvait distinguer déjà la fraîche voixd’une fillette.

– Est-ce que tu l’aperçois d’où tu es,Josille ? demanda la voix du buisson.

– Qui ça ? repartit l’homme à lapeau de bique.

– La petite demoiselle Céleste ?

– La Cendrillon ? fit Josille enhaussant les épaules ; je ne m’occupe pas de ça !

Au coude que formait la route en tournant lefourré de châtaigniers, parut un carrosse traîné péniblement parquatre chevaux à tous crins. C’était une pesante machine, étroitepar en bas, large par en haut, qui allait cahotant et criant surson essieu plaintif.

L’homme à la peau de bique arma son mousquet,et l’on put entendre également au fond de la brousse le bruit secet double d’un chien de fusil qu’on relève.

Il y eut un silence. Le carrosse s’avançait aupas vers le Pont-Joli. Josille se coucha tout de son long sur laroche, ne laissant passer que sa tête masquée de fourrure etl’extrémité du son mousquet. Il assura le canon contre le rebord dela plate-forme et se prit à viser avec soin.

– Qu’y a-t-il dans le carrosse ?demanda son mystérieux compagnon qui ne pouvait voir encore, àcause des branchages du Pont-Joli.

– Chut ! répliqua Josille. Il y ales deux demoiselles d’un côté, de l’autre M. Feydeau de Brou,intendant de l’impôt, et M. Alain de Rohan-Polduc, sénéchal deBretagne.

– C’est bon : fais coupdouble !

Josille ne demandait pas mieux. Le canon deson mousquet suivait le carrosse ; mais son doigt placé sur lagâchette ne bougeait point.

– Eh bien ! qu’attends-tudonc ? fit la voix des broussailles qui tremblaitd’impatience.

– Eh bien ! répéta Josille avecdépit, le gibier de France est au bout de ma tuette… mais il y alà-bas au bord de l’eau, derrière les saules, juste en face ducarrosse, une robe de toile blanche.

Avant qu’il eût achevé, une tête masquée defourrure comme la sienne surgit hors du buisson de ronces, puis uncorps revêtu d’une peau de bique qui semblait la sœur jumelle de lapeau de bique de Josille.

– Baisse-toi, Vincent, baisse-toi !dit tout bas celui-ci, ils vont te voir !

Vincent avait jeté un regard rapide par-dessusle pont.

– J’avais bien reconnu sa voix !fit-il en se parlant à lui-même. C’est la pauvre petite demoiselleCéleste… Ne tire pas, Josille, et viens ça !

Josille obéissant fit le tour des racines dugrand chêne et entra dans la brousse. Le carrosse venait des’engager sous la voûte de feuillage. On entendait rire et causerles quatre personnes qu’il contenait.

Josille et Vincent, côte à côte, appuyantleurs mousquets contre terre, se remirent en joue.

– Qui prends-tu ? demandaJosille.

– Je prends le Polduc.

– À moi donc le Feydeau !

Il n’y avait plus là de robe blanche pourgêner leurs points de mire, et pas un braconnier, dans toute laforêt de Rennes, ne pouvait, se vanter de tirer plus juste queJosille ou que Vincent. Vincent visait à la tête de Polduc ;Josille tenait au bout de son arme la poitrine de l’intendantFeydeau. Ces deux éminents personnages n’étaient séparés de la mortque par l’épaisseur d’un cheveu.

– Nous allons tirer ensemble, murmuraVincent, au troisième coup… y es-tu ?

– J’y suis.

– Un ! compta Vincent,deux !…

Ils se retournèrent à la fois, étouffant dansleur gorge un cri de frayeur.

Une main venait de se poser sur l’épaulegauche de Josille, une autre sur l’épaule droite de Vincent.Derrière eux, il y avait un homme de haute taille, portant commeeux la peau de bique et le masque en fourrure de loup.

– Pas pour cette fois ! dit-il enles relevant tous deux à la force de ses bras.

– Mordienne ! fit Josille aveccolère, j’avais le mien !

Vincent s’était dressé face à face avec lenouveau venu.

– De quoi te mêles-tu ?prononça-t-il entre ses dents serrées et d’un ton de menace.

– De mes affaires, répliqua froidementl’inconnu.

– Qui es-tu ?

– Une ancienne connaissance.

Josille et Vincent se regardèrent. Le carrossecommençait à gravir la montée et se cachait déjà derrière lesarbres. Au fond du ravin, parmi les saules, la robe de toileblanche avait disparu, mais on entendait encore par intervalles etaux caprices du vent les échos lointains de la chansonnette.

– Alain Polduc est cause que mes deuxpetits enfants sont au cimetière, murmura Josille en serrantconvulsivement le canon de son mousquet.

– Je sais cela, dit l’inconnu.

– Alain Polduc et Feydeau, son beau-père,reprit Vincent d’une voix étouffée par la rage, ont fait vendre lepauvre matelas où ma mère se mourait !

– Je sais cela, répéta l’inconnu quirestait impassible.

Il ajouta d’un ton de raillerieamère :

– L’intendant Feydeau possède la moitiédu pays entre Rennes et Fougères ; Alain Polduc est vicomte deRohan et sénéchal du roi pour la province de Bretagne !

– Est-ce pour cela que tu nous asempêchés de les tuer ?

– Non.

– Pourquoi ?

Le nouveau venu étendit la main vers le massifau-dessus duquel se montrait la toiture aiguë du moulin à vent. Parles fissures du toit crevassé, de minces filets de fumées’échappaient.

– Parce qu’il y avait là quelqu’un,répondit-il pour ouïr vos deux coups de fusil.

– Qui donc ?

– La Sorcière.

– Oh !… fit Josille sans cacher safrayeur, notre compte était bon !

Vincent secoua la tête d’un air incrédule.

– La Sorcière demeure là-bas sur lalande, grommela-t-il.

– La Sorcière est là ! prononçal’inconnu, dont la main étendue montrait toujours le moulin.

Josille frémissait sous sa peau de bique etVincent lui-même avait tressailli.

– D’ailleurs, reprit l’inconnupaisiblement, ces gens-là, le sénéchal et l’intendant, doiventvivre encore. Il n’est pas temps d’en finir avec eux.

– Est-ce toi qui décideras quand l’heuresera venue ? demanda Vincent avec moquerie.

– Non, pas moi, mais celle que jesers.

– Tu sers donc une bien grande dame, moncompagnon ?

L’inconnu ôta son masque de fourrure etrépondit :

– Je sers la Louve.

Sous le masque, il y avait un mâle et beauvisage couronné de cheveux noirs bouclés. Vincent et Josillereculèrent en prononçant le nom de Josselin Guitan.

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