La Louve – Tome I

Chapitre 8PASSÉ, PRÉSENT, AVENIR

Cette masse sombre, c’était la Sorcière. Lesparoles qu’elle avait prononcées n’étaient pas bien redoutables, etpourtant la pauvre fillette sentait que son cœur allait cesser debattre, tant elle avait de frayeur. Raoul la soutenait ; auxlueurs qui passaient encore à travers le feuillage épais comme unevoûte, il voyait marcher vers lui lentement une femme de grandetaille qui portait avec une sorte de majesté le costume despaysannes de la forêt : robe de bure noire, mantelet à pointesajustées devant et derrière, dont le capuce avançait sur le visage,comme une cagoule de pénitent.

Lors même que l’obscurité eût été moinsprofonde, on aurait pu difficilement distinguer les traits de laMeunière sous ce vaste capuchon ; à l’heure qu’il était, onn’apercevait rien absolument.

– Vous avez bien tardé, mes enfants, ditcette même voix grave et douce qui avait parlé déjà ;approchez : je vous attendais.

Raoul et Céleste restaient immobiles. Nouspensons, pour l’honneur du sexe le plus fort, que Raoul était lemoins effrayé des deux, et pourtant Céleste se remit lapremière.

– Bonne dame, dit-elle bien timidement,je voulais vous apporter une offrande, et je ne possédais rien… Jeme suis attardée à cueillir un bouquet dans le vallon.

– Donne ton bouquet, ma fille, dit laMeunière, j’aime les fleurs des prés et les enfants qui craignentle mensonge.

Céleste tendit son bouquet en baissant latête.

– Et toi, Raoul, reprit la Meunière,m’apportes-tu aussi quelque présent ?

– Elle l’appelle par son nom ! pensala jeune fille étonnée.

– Moi, répondit Raoul avec embarras, jeviens parce qu’on m’a dit de venir… Si j’avais su qu’il fallaitapporter quelque offrande…

– Tu n’as rien sur toi que tu puissesdonner ?

– Rien.

La voix de la Sorcière prit un accent desévérité :

– Celui qui se dit gentilhomme,prononça-t-elle lentement, et qui veut être soldat, ne doit pointmentir…

– Mentir ! répéta Raoul offensé.

La Meunière avança le bras et mit son doigtsur le pourpoint fermé du jeune homme.

– Il y a là quelque chose, dit-elle.

Raoul recula.

– Ce sont aussi des fleurs, ajouta laMeunière.

Céleste avait eu raison de craindre ; laMeunière devinait tout. Céleste tremblait comme une coupable.

– Ces fleurs, dit Raoul vivement, j’ytiens plus qu’à ma vie !

– Ah !… fit la Sorcière dont la mainétendue désignait toujours la poitrine du jeune homme. Et tiens-tuautant à la croix d’or qui est sous les fleurs ?

– Comment savez-vous ?… s’écriaRaoul stupéfait.

– Une croix d’or ! pensait Céleste,inquiète déjà sans le savoir, et surtout curieuse.

– Une croix qui te vient d’une femme,ajouta la Meunière.

Céleste joignit ses belles petites mainsblanches sur son cœur blessé.

– Sorcière, répartit Raoul après unsilence, j’ai eu froid, j’ai eu faim, j’ai souffert en ma vie toutce que peut souffrir l’enfant pauvre et sans famille : jamaisje ne me suis séparé de cette croix qui me vient d’une femme eneffet… de la sainte femme qui était ma mère !

Céleste respira, et, tout au fond de l’âme,elle remercia Dieu ardemment.

– Tu arranges les choses à ton gré, jeunehomme, disait cependant la Meunière. Cette croix était à toncou ; d’autres que ta mère ont pu l’y attacher ; tu nel’as point connue, ta mère.

Raoul ouvrit son pourpoint et porta la croixd’or à ses lèvres.

– Ceci me parle d’elle, répondit-il avecune émotion profonde, je la connais puisque je l’aime !

– Toi, pauvre Céleste, murmura laMeunière, dont la voix s’imprégna de mélancolie, tu n’as pas mêmeune croix qui te parle de ta mère et qui te fasse aimer sonsouvenir !

– Oh ! je n’ai pas besoin de cela,bonne dame ! s’écria la jeune fille. Quelque chose me dit queDieu me rendra ma mère chérie. Si vous vouliez seulementm’apprendre…

La Meunière changea de ton brusquement etl’interrompit disant :

– Sois tranquille, je t’en donnerai pourton bouquet, fillette !

Puis, se tournant vers Raoul, elleajouta :

– Toi, garçon, puisque tu es avare etpuisque tu veux garder pour toi tes deux trésors, je me contenteraide ta reconnaissance.

– Elle pourra valoir quelque chose entemps et lieu, bonne femme, répliqua Raoul.

– En temps et lieu, nous verrons cela,garçon !

La Meunière rompit ici l’entretien d’un gesteet prit la main frémissante de Céleste.

– À nous deux, dit-elle ; voici lalune qui vient nous voir ; ouvre tes doigts, mignonne, que jepuisse lire la destinée.

La brise du soir se levait, et le feuillage,doucement, agité, livrait passage aux rayons de la pleinelune ; les débris du moulin prenaient une certaine grandeursous cette lumière discrète et mobile. Quand une lueur plus vivepassait sur les longues pierres blanches, vous eussiez dit desspectres couchés qui se retournaient dans leur sommeil.

Raoul avait fait un mouvement pour se mettre àl’écart.

– Restez, je vous en prie ! murmuraCéleste toute pâle.

Raoul hésitait ; il cherchait sous lecapuchon les traits invisibles de la Meunière.

– Reste si tu veux, garçon, dit celle-ci.Vous pouvez bien mettre aujourd’hui vos secrets en commun, puisquedemain vous n’aurez plus qu’un seul cœur.

– Vrai Dieu ! s’écria Raoulenthousiasmé, voici de bonnes paroles ! Je voudrais avoir lafortune de l’intendant royal pour vous donner votre pesant d’or,brave femme !

– Reste si tu veux, répéta la Sorcière,mais si tu restes, tais-toi !

Elle se pencha sur la main de Céleste pourl’examiner attentivement.

– Passé, présent, avenir !murmura-t-elle.

Passé : noble demeure, grand héritage.Présent : abandon, pauvreté, servitude. Avenir :puissance et richesse.

– N’allez pas me la faire tropriche ! s’écria Raoul.

– Puissance ! richesse !répétait la jeune fille qui secouait sa blonde tête en riant.Richesse et puissance pour la pauvre Cendrillon ! Je ne croispas cela.

– Silence ! fit impérieusement laMeunière, qui se dressa de son haut.

Elle attira Céleste vers une de ces grandespierres qui jonchaient le sol et l’y fit asseoir auprès d’elle.Raoul restait debout à quelques pas.

– Jeune fille, reprit la Meunière presquesolennellement, je vais te dire ton présent tel qu’il est, pour quetu aies foi en moi quand je te dirai ton passé tel qu’il fut, tonavenir tel qu’il sera. Tu es malheureuse dans la maison dusénéchal.

– Je ne me plains pas, répliqua Célestedoucement.

– Tu es malheureuse et tu paies trop cherl’hospitalité qu’on te donne. Celles qui vont acheter demain ledroit de s’appeler mesdemoiselles de Rohan, les filles del’intendant royal, te font sentir parfois cruellement tamisère.

– Je ne me plains pas, répéta Céleste,qui avait les larmes aux yeux.

– Et tu fais bien de ne pas te plaindre,car on te chasserait ! Autrefois, Agnès et Olympe tetraitaient presque comme une sœur ; maintenant elles ont peurde ta beauté, je pense, car elles ont mis tes pieds dans dessabots, et caché ta taille sous une camisole de toile… Tu souris,orgueilleuse ! Elles ont eu beau faire, n’est-ce pas ?Raoul a deviné les pieds de fée dans leur lourde prison et ton cœursous son enveloppe de bure… Voyons ! ton présent est-il ainsique je l’ai dit ?

– Oui, répliqua Céleste ; vous avezdit vrai, bonne dame.

– Écoute-moi donc, fit la Meunière, quisembla se recueillir, avant de continuer, d’une voix lente etlégèrement altérée : – Tu as vu le jour dans un manoir antiquequi porte le plus noble nom du pays de Bretagne. Ta mère étaitfille et femme de grand seigneur. Mais le malheur habitait ce fierchâteau où tu es née. Il y eut bien des pleurs versés sur tonberceau. Un jour, ta mère fut abandonnée par son mari et chasséepar son père.

– Ma pauvre mère ! interrompitCéleste. Mon cœur me crie que ma mère n’était pascoupable !

– Chassée et maudite ! acheva laMeunière dont la voix tomba, morne comme le découragement.

Un sanglot souleva la poitrine de Céleste.

– Ta mère te prit dans ses bras…poursuivit la Meunière.

Puis s’interrompant tout à coup :

– Mais je ne t’ai pas répondu, enfant,dit-elle ; tu as raison, ta mère n’était pas coupable !elle était innocente vis-à-vis de son père, innocente vis-à-vis deson époux… Ta mère te prit donc et t’emporta dans ses bras, mettantsa confiance en Dieu seul. Elle ne savait pas avant ce jour-là, tamère, ce qu’il y avait en elle de force pour souffrir ! Ensortant du château elle s’assit sur l’herbe au bord du chemin et teréchauffa toute tremblante contre son cœur. Elle pleura, car elleétait femme ; mais ses larmes se séchèrent bien vite.

– Enfant, te dit-elle à toi qui nepouvais pas encore l’entendre, tu n’as plus que moi sur laterre ; ceux qui sont forts et qui te devaient protectiont’ont délaissée : eh bien ! moi, je te protégerai !on t’a déshéritée, je saurai te conquérir un héritage ; on tejette nue et faible dans la vie, je te couvrirai, je tesoutiendrai !…

La voix de la Meunière vibrait sous soncapuchon de bure. Raoul et Céleste tressaillirent jusqu’au fond ducœur, lorsqu’elle ajouta en se penchant vers la jeunefille :

– Enfant, tu seras aimée ! Enfant,tu seras heureuse ! Et tout ce que tu auras, enfant, tarichesse et ton bonheur, après Dieu, tu ne le devras qu’à tamère !

– Celle-là était une noble femme !dit Raoul en essuyant ses yeux mouillés.

– Ma mère, ma pauvre sainte mère !balbutiait Céleste à genoux.

La Meunière se taisait ; aux rayonsintermittents de la lune, on voyait sa poitrine battre sous la rudeétoffe de sa mante.

– Mais, dit Raoul à qui la réflexionvenait, est-ce dans sa main que vous avez vu tout cela, bonnefemme ?

Céleste se releva et jeta sur la Sorcière unregard de soupçon. Celle-ci ne daigna pas répondre à la question deRaoul.

– Voilà pour ton passé, jeune fille,dit-elle avec toute sa gravité revenue. Quant à ton avenir, levoici.

– Oh ! je crois en vous, bonnedame ! s’écria Céleste caressante. Parlez-moi encore de mamère ! Puisqu’elle m’aimait tant, pourquoi m’a-t-elleabandonnée !

– Elle a employé sa vie tout entière àtravailler pour toi.

– Est-elle bien loin d’ici ?

– Trop loin de toi, car elle ne peut teserrer contre son cœur qui t’appelle !

Céleste songeait, malgré elle, à la comtesseIsaure et à ce mystérieux baiser qui l’avait éveillée dans lesjardins de Rohan.

– L’ai-je vue jamais ?demanda-t-elle encore.

– Tu l’as vue, répliqua la Meunière.

Céleste pensait et se disait :

– La comtesse Isaure est trop jeune pourêtre ma mère.

– Donne-moi ta main, fillette, reprittout à coup la Meunière, et ne m’interromps plus, si tu veuxconnaître l’avenir. L’heure passe.

Après quelques secondes de recueillement, ellepoursuivit de cet accent solennel et assuré que prennent tous lesprophètes.

– Jeune fille, tu la verras, ta mère,quand les jours de bonheur et de gloire seront venus, quand elleaura arraché ton noble héritage des mains du spoliateur, quand tuseras la femme d’un comte…

– La femme d’un comte ! s’écriaRaoul en bondissant.

Ce comte-là n’avait qu’à se bien tenir, etd’instinct, la main de Raoul cherchait déjà son épée.

– Tout ceci est un songe ! pensaittout haut Céleste.

La Meunière avait croisé ses bras sur sapoitrine.

– J’ai dit ! prononça-t-ellesèchement : ce n’est pas moi qui fais la destinée !

Elle se leva et marcha vers Raoul enajoutant :

– À votre tour, jeune homme !

Raoul lui tendit la main, moitié souriant,moitié craintif ; le scepticisme combattait en luil’émotion.

– Bonne femme, dit-il en tâchant derailler, examinez-moi bien ces lignes ; si vous y découvrezune couronne de comte, je vous promets la moitié de mes domaines àvenir !

La Sorcière repoussa sa main etrépondit :

– Il ne s’agit point de cela entrenous.

– Ne me direz-vous pas ma bonneaventure ? demanda Raoul désappointé.

– Non.

– Ne me parlerez-vous point de mafamille ?

– Non.

– Au moins, ne m’apprendrez-vouspas ?…

– Rien ! fit la Sorcière d’un tonpéremptoire. J’ai ma tâche tracée.

Elle tira un papier de son sein.

– On vous a envoyé près de moi chercherun talisman, dit-elle ; le voici !

Céleste ouvrait de grands yeux. Raoul prit lepapier avec défiance : c’était une lettre ; il essaya delire l’adresse aux rayons de la lune.

« – À M. le vicomte de Rieux,épela-t-il, colonel des chasseurs de Conti. »

 

– J’ai la taille, dit-il ; onm’aurait bien engagé sans cela !

– Vous allez retourner à Rennes tout desuite, continua la Meunière ; vous remettrez cette lettre enmains propres, demain, à la première heure. Le vicomte a besoind’un cornette.

– Officier, moi ! balbutia Raoulébahi.

– Oh ! s’écria Céleste, s’il estofficier, il m’oubliera !

Raoul riait de tout son cœur.

– Si vous m’aviez dit,raisonnait-il ! « Le vicomte a besoin d’unfourrier, » encore passe ! Mais officier du premier coup,officiers du régiment de Conti !… Bonne femme, vous vousmoquez de moi.

– Quand M. le vicomte de Rieux vousaura délivré votre commission de cornette, dit celle-cipaisiblement, il vous faudra des équipages.

– Je crois bien ! s’écria Raouléclatant pour le coup. Voyez un peu ! je n’avais pas songé auxéquipages !

La Meunière gardait son grand sérieux.

– Vous vous présenterez à l’hôtel del’intendant royal avec cette lettre, dit-elle encore, et lecaissier vous comptera trois mille livres.

– De mieux en mieux ! fit Raoul.

– Si c’était vrai pourtant ? dit àson oreille la douce voix de Céleste.

Raoul haussa les épaules, mais il commençait àcroire.

– Maintenant, reprit la Meunière, il fautrentrer au manoir, où l’on a remarqué votre absence, mafille ; vous, mon officier, allez trouver votre valetMagloire, qui vous attend à la croix de Mi-Forêt ; je n’aiplus rien à vous dire.

Raoul la retint comme elle s’éloignait.

– Tenez, bonne femme, s’écria-t-il, je necrois guère aux sorciers quand je suis de sens rassis, mais mevoilà comme un enfant qu’on a bercé de contes de fées ; je nesais pas s’il y a quelque chose de sérieux en tout ceci et s’ilfaut vous remercier…

– Remerciez toujours ! murmuraCéleste qui lui poussa le coude.

La Meunière était déjà près de la porte dumoulin ; elle s’arrêta :

– J’oubliais, fit-elle. Demain, dans lasoirée, cornette, quand même vous seriez de service, il faut quevous veniez au château de M. le sénéchal de Rohan-Polduc, on yaura besoin de vous.

– J’y viendrai, si je suis cornette,répondit Raoul.

Il ajouta tout bas, en se tournant versCéleste :

– Si je ne suis pas cornette, ce qui meparaît excessivement probable, j’y viendrai tout de même.

Au moment où ils allaient s’éloigner, une voixrauque retentit dans les ruines.

– Sellez mon cheval ! dit-elle.Apportez-moi l’épée de monsieur Pierre de Bretagne, mon aïeul…Voici l’heure où va passer Philippe d’Orléans, régent deFrance !

– C’est là votre route, dit vivement laMeunière à Raoul en désignant le sentier par où les deux enfantss’étaient approchés des ruines. La vôtre est ici, ma fille,ajouta-t-elle en montrant à Céleste une allée qui rejoignait legrand chemin du manoir.

Son accent et son geste étaient si impérieuxque les deux jeunes gens obéirent aussitôt, allant l’un à droite,l’autre à gauche. Comme ils disparaissaient derrière les arbres, lavoix des ruines s’éleva de nouveau, criant :

– Mon cheval ! mon cheval ! mesarmes et mon cheval !

La Meunière avait gagné la porte dumoulin.

– Monsieur mon père, dit-elle, arrêtéesur le seuil, Philippe d’Orléans est passé depuis longtemps.

– Donc, répliqua la voix qui semblas’éteindre, il faudra remettre encore à demain le grand combat dela Bretagne contre la France !

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