La Louve – Tome I

Chapitre 3LA COURTE-PAILLE

Magloire avait toujours le visage contreterre ; il ne vit rien de tout cela, ni le beau jouvenceau, nila gentille fillette, ni le bouquet de véroniques perdu ettrouvé.

Voici cependant ce que fit pour Magloire lebon génie qui veille sur les garçons boulangers : Magloires’endormit de frayeur.

À son réveil, il se frotta les yeux et regardatout autour de lui. Le soleil égayait le paysage ; la brisebalançait doucement la cime des taillis ; Magloire avaitau-dedans de lui-même je ne sais quel pressentiment pénible ;c’était comme la fatigue que laisse après soi le cauchemar.

– Ah ! çà ! pensa-t-il,recordons-nous un petit peu : mon noble ami, maître Raoul, m’aplanté là dans la vallée de Vesvre, pour courir après une chanson.J’ai traversé un fourré noir comme de l’encre, et je me suisendormi à cette place, où j’ai rêvé que trois Loups voulaient memassacrer…

Il regarda tout autour de lui avecinquiétude.

– Si ce n’était pas un rêve,pourtant ! se reprit-il.

Et en effet, la vue des objets quil’entouraient donna un corps à ses souvenirs. Il eut unfrisson.

– Pensons à ma fiancée,murmura-t-il ; ça me distraira. Le vieux poète qui achète sonpain sec chez nous, parle toujours d’échos, de solitude et dusecret de son cœur. Voyons : Échos de ces solitudes ! jevous confie mon secret le plus cher : je suis le fiancé deSidonie !

L’écho répéta fidèlement le nom de Sidonie, etMagloire poursuivit, emporté par sa poétique ardeur :

– Elle a de quoi, elle est la nièce dupatron, pas mal bavarde, mais économe et faisant joliment un boutde cuisine. L’inclination que je nourris pour elle m’arrache à maville natale je cherche fortune pour mériter sa main ; jetraverse les sombres forêts, je m’arrête dans des lieux écartés etsauvages ; je souffre la faim et la soif, sans me plaindre,n’ayant d’autre récréation que de graver son nom sur l’écorce desarbres !…

Ici Magloire s’interrompit et sedit :

– C’est drôle, ça ne me distrait pas dutout. Ce n’était pas la peine de partir deux pour être toujoursseul… Où donc est passé mon ami le gentilhomme ?

Il se pencha au-dessus de la rampe et poussaun cri joyeux :

– Raoul ! monsieur Raoul !appela-t-il.

Raoul grimpait comme un écureuil le long de larampe et ne s’arrêtait que pour tendre les mains vers le taillis dechâtaigniers. Magloire tournant, les yeux de ce côté, vit une formeblanche qui disparaissait derrière le feuillage.

– Bon ! bon ! murmura-t-il avecdédain, la demoiselle en sabots ! Au moins, Sidonie a dessocques !

– Tu m’as appelé ? dit Raoul enmontrant son visage inondé de sueur au niveau des broussailles quigarnissaient le bord de la rampe. A-t-elle passé par ici ?

– Non ; répondit Magloire avechumeur.

Raoul sauta sur le tertre. Sa figure toutejeune, aux traits délicats et fiers, était en feu ; sesmagnifiques cheveux blonds tombaient épars sur le drap trop mûr deson pourpoint ; son feutre n’avait plus de forme, et seschausses étaient si bien couvertes de poussière, qu’on n’en auraitpoint su dire la couleur. Magloire haussa les épaules, mais, envérité, Magloire eut tort. Malgré son piètre accoutrement, maîtreRaoul, avec sa fine et riche taille, sa gracieuse tournure, safigure hardie et franche, toute brillante de gaieté juvénile, souslaquelle perçait une petite pointe de rêverie, était bien le pluscharmant cavalier que l’on pût voir.

– Elle était là tout à l’heure, dit-il enmontrant le taillis, j’en suis sûr !

– Parole d’honneur, répliqua stoïquementMagloire, vous me faites de la peine !

Raoul s’essuya le front et poussa un grossoupir.

– C’est vrai, dit-il, j’en deviendraifou !

– Il y a longtemps que c’est fait !rectifia Magloire.

Raoul prêtait l’oreille aux bruits quivenaient du fourré. Un instant il hésita entre la bonne envie qu’ilavait de continuer sa poursuite et la fatigue accablante. Lafatigue l’emporta ; il se laissa choir épuisé sur l’herbe.

– Elle court mieux que vous, à ce qu’ilparaît, dit Magloire.

– Une fée ! repartit Raoul, unevision qui passe, un oiseau qui vole !…

Magloire prit la balle au bond.

– J’en ai eu ici des visions !dit-il tout bas ; j’en ai vu, de vilains oiseaux !ah ! si je vous racontais tout ce qui m’est arrivé !…

– Sa chanson m’attirait toujours,poursuivit Raoul sans entendre. Il me semble que je la connaisdepuis le berceau… Ah ! quand j’étais enfant, je courais ainsiaprès le papillon brillant qui allait de l’églantine à la reine després, de la reine des prés aux tiges de chèvrefeuille, pendantes etbalancées par la brise. Je croyais le saisir…

– Je t’en ratisse ! interrompitMagloire.

Raoul plongea sa main sous le revers de sonpourpoint.

– Elle s’est enfuie, c’est vrai,pensa-t-il tout haut en retirant sa main pleine de fleurs, maisj’ai eu son bouquet !

– Joli bénéfice ! grommelaMagloire.

– Tu ne comprends pas cela,toi !

– C’est le chat ! s’écria Magloire.Je suis le fiancé de Sidonie !

– Oses-tu bien comparer !

– De quoi ! de quoi !comparer ? On la connaît votre demoiselle Céleste ! unepauvresse, élevée par charité !…

Raoul était pâle de colère.

– Mam’selle Cendrillon… voulut continuerMagloire.

Mais il n’acheva pas. Raoul, qui s’était levéd’un bond le tenait au collet et le secouait d’importance.

– À la bonne heure ! à la bonneheure ! monsieur Raoul ! balbutia le fiancé de Sidonie,votre Céleste est une princesse, c’est convenu…

Raoul le lâcha.

– Seulement, elle est bien déguisée,ajouta Magloire avec un reste de sarcasme.

Il rajusta sa camisole de bazin blanc etrecula de deux ou trois pas.

– Je crois devoir vous excuser pour cettefois, monsieur Raoul, prononça-t-il d’un ton digne ; mais,s’il vous arrivait encore de ravaler l’objet de mon sentiment…

– La paix ! interrompit brusquementle jeune gentilhomme, assez de folies ; causons affaires. Jesuis parti de Rennes pour courir des aventures : c’est mavocation.

– Ô Sidonie ! pensa Magloire, mavocation serait de faire un bon repas, cuisiné par vous !

– Je t’ai permis de me suivre, continuaRaoul.

– Jolie faveur !

– J’ai mes projets que tu ne connais pas,ce sont de grands projets. Si j’ai quitté la ville…

– Parbleu ! interrompit Magloire,c’est que vous sentiez la justice à vos trousses ; vous vousêtes permis de tirer l’épée contre le guet… Et pour un inconnuencore !

– Un fier cavalier !

– Qui ne voulait dire ni son nom, ni sademeure… En second lieu, vous avez quitté la ville aussi parce quevous n’aviez plus de crédit chez nous.

– Misère ! fit Raoul.

– Juste ! misère est lemot !

– J’ai quitté la ville, parce que Célesteest toute ma famille, tout mon espoir ; parce que je ne voyaisplus Céleste à sa fenêtre parce que je savais que Céleste habitaitle manoir de Rohan Polduc avec les demoiselles Feydeau…

– En qualité de chambrière, insinuaMagloire.

– Tu mens ! s’écria le jeunegentilhomme, qui rougit jusqu’au blanc des yeux. Céleste estpauvre, je le sais bien, et je m’en réjouis, car, s’il plaît àDieu, je la ferai riche en lui donnant mon nom, mais elle est librecomme l’air du ciel !… Écoute-moi, si tu peux, sansm’interrompre, j’ai quelque chose de grave à te proposer. Il y a unmystère dans ma vie.

– Vraiment !

– Tais-toi. Ce n’est point au hasard queje suis venu ici. Soit que je me fasse soldat, suivant mon envie,soit que je choisisse tout autre carrière, j’ai besoin d’unvalet.

– Vous avez besoin d’une foule d’autreschoses, maître Raoul.

– Sans doute ; mais…

– Vous avez besoin de chausses neuves,les vôtres sont trouées ; vous avez besoin d’un pourpoint etd’un feutre ; vous avez besoin de manchettes ; vous avezbesoin de souliers…

– Sans doute, sans doute !

– En outre, vous avez eu ce matin besoinde déjeûner, et, vous avez par conséquent doublement besoin dedîner…

– Ami Magloire, interrompit Raoul, j’aipensé à toi pour être mon domestique. Dans le monde, la premièrechose est de faire figure. Si je pouvais dire en te montrant :Voici mon domestique…

– Eh bien ! riposta Magloire en seredressant, je dirais cela tout aussi agréablement que vous :Voici mon domestique !

– Tu n’y songes pas ! fit Raoul enriant, je suis gentilhomme.

– Moi, je suis le fiancé deSidonie ! répartit Magloire fièrement.

– Tu ne veux pas ? demandaRaoul.

– Non.

– Alors séparons-nous !

Magloire hésita ; le tertre lui semblatout à coup plus sauvage, et il eut comme un arrière-goût de cecauchemar qui lui avait montré les trois Loups.

– Maître Raoul, dit-il je n’avais pasencore songé à me donner un valet ; mais vous m’en avez faitnaître l’envie ; si vous voulez, nous allons jouer la chose audoigt mouillé.

– Tu tricherais, coquin !

– J’en suis incapable.

– Jouons à la courte-paille et laisse-moitenir.

– Soit ! fit Magloire.

Raoul arracha deux brins d’herbe. À son âge,quand on commence une partie on se croit toujours sûr de gagner. Ildisposa ses deux brins d’herbe avec soin, tandis que Magloiretournait loyalement le dos.

– Voilà ! dit-il avec une certaineémotion. Magloire se retourna et avança la main pour choisir, maisse ravisant :

– Qui gagne ? demanda-t-il, lapaille longue ou la paille courte ?

– La courte.

Magloire prit un des deux brins d’herbe.C’était le bon. Raoul laissa tomber ses deux bras contre sesflancs.

– Moi ! moi ! fit-il, commes’il eût reçu un coup de massue, moi, le valet d’un apprentiboulanger !

– Dette de jeu ! s’écria Magloire,c’est sacré !

Il se mit à marcher sur le tertre la têtehaute et la poitrine élargie.

– Jarnigodichon ! Fit-il en secouantles revers de sa camisole où il y avait encore un peu de farine,comme si c’eût été un jabot de dentelle, j’ai un valet, moi, unvalet qui est gentilhomme !

Raoul restait accroupi à la même place ettenait encore à la main le brin d’herbe qui l’avait condamné.Magloire jeta en l’air son bonnet de coton pour le rattraper à lavolée, puis il se mit à danser une bourrée de Basse-Bretagne.

– Jarni ! Jarnigodichon !répéta-t-il, quand Sidonie saura que j’ai un domestique !Voyons, comment vais-je l’appeler, mon valet ? Raoul n’est pasun nom de livrée. Sera-ce Frontin ? Sera-ce Champagne ?Champagne est joli mais, si je le nommais Lafleur ? J’aimeLafleur… va pour Lafleur !

Raoul l’écoutait stupéfait.

– Lafleur, coquin ! reprit Magloire,qui laissa tomber à dessein son bonnet de coton, dépêche-toi de meramasser cela !

Raoul, confondu, pensa tout haut :

– Il m’appelle déjà coquin et il metutoie déjà !

– Et que faut-il attendre, maraud ?répliqua aigrement Magloire. Depuis quand se gêne-t-on avecl’office ? Si je te tutoie, c’est une marque deconfiance ; si je t’appelle coquin, maraud, croquant, bélître,c’est une caresse ! Faites attention à ceci, Lafleur. Quand jevous dirai : Vous, c’est que je ne serai pas content detoi !

Raoul couvait du regard certaine branche dechâtaignier qui pendait hors du taillis et qui eût fait une bonnegaule. Ses doigts le démangeaient, Magloire avait fourré ses mainsdans ses poches et s’adressait à lui-même cette question biennaturelle : – Qu’est-ce que je vais faire de mondomestique ?

Raoul réfléchissait laborieusement. La gaulede châtaignier était bien un moyen, mais en somme, il avait joué,il avait perdu, et Raoul était la loyauté même. D’ailleurs, lagaule de châtaignier lui aurait bien rendu sa liberté, mais elle nelui aurait pas donné un valet.

– Savez-vous une chose, mon chermaître ? dit-il sans rire quand il eut bien réfléchi ; jemangerais volontiers un morceau.

– Parbleu ! répliqua Magloire, etmoi donc !

Raoul déboucla, sans faire semblant de rien,le ceinturon de son épée.

– Avez-vous entendu ?… demanda-t-ild’un air inquiet.

– Entendu quoi ?

– Des pas ici, dans le fourré ?

Magloire se rapprocha vivement de lui. Iln’avait point le don de la vaillance, sa joue était déjà touteblême.

– Tu n’as pas voulu m’écouter tout àl’heure, dit-il d’une voix tremblante, j’ai vu à cette place mêmed’étranges choses !

– Ah ! ah ! fit Raoulimperturbable dans sa gravité, ce lieu est connu pour êtretrès-dangereux ! Mon cher maître, prenez, je vous prie, cetteépée qu’il vous appartient de porter désormais. Si nous sommesattaqués, comme je le crains, vous aurez le soin de nousdéfendre.

– Plus souvent ! se récria Magloireavec effusion ; si nous sommes attaqués, Dieu merci !j’ai des jambes !

– Des jambes ! répéta Raoulscandalisé ; comment donc entendez-vous votre nouveau métier,mon maître ?

– Ma foi, répliqua Magloire, je n’y voispas de malice, je prétends que mon valet me serve…

– Et qu’il vous nourrisse,peut-être ?

– Ça me ferait grand plaisir.

– Et qu’il vous habille ? et qu’ilvous paie ?…

– Et surtout qu’il me défende !ajouta Magloire sans se déconcerter.

On entendait distinctement le pas d’un cheval,entre les ruines du moulin à vent et le bord du ravin, dans unpetit sentier couvert qui débouchait sur le tertre.

– Eh bien ! Magloire, mon anciencompagnon, présentement mon seigneur, dit Raoul, je crois que nouspouvons conclure un marché : je consens à vous habiller, àvous nourrir, à vous payer, à vous défendre… mais, comme tout celafait partie du métier de maître, j’aurai le droit de vous appelermon valet devant le monde.

À son tour, Magloire se prit à réfléchir.

– S’il est bien convenu que je ne feraiœuvres de mes dix doigts… commença-t-il.

– C’est convenu ! interrompitRaoul.

Et, comme l’apprenti boulanger hésitaitencore, Raoul ajouta en montrant la tête du petitsentier :

– Dieu sait ce qui va nous arriver làtout à l’heure ! Nous sommes si près de laFosse-aux-Loups !

– Tope ! s’écria Magloire ;vous serez le maître pour travailler et je serai le valet pour nerien faire !

Il se glissa prudemment derrière Raoul, parcequ’un cavalier de haute taille, coiffé d’un feutre à plumes noireset enveloppé d’un long manteau de couleur sombre, venait deparaître à la tête du sentier. Magloire fit tout de suitel’observation que sa rapière était démesurément longue, et qu’ilavait d’énormes pistolets dans ses fontes.

– Terrible mine ! balbutia-t-il.

– Beau chevalier d’aventure murmurait deson côté Raoul. Il a aussi vaillante tournure de jour que denuit !

– S’il vous plaît, mes camarades, demandale cavalier en saluant légèrement de la main, par où va-t-on aumanoir de M. le vicomte de Rohan Polduc, sénéchal deBretagne ?

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