La Louve – Tome I

Chapitre 4GAGEURE PERDUE

La destruction va vite dans les logisabandonnés ; l’aile occidentale du manoir, depuis longtempsinhabitée, ne montrait plus que de grandes salles tristes et nues,aux plafonds troués, aux lambris fendus, sur lesquels tombaient lestapisseries en haillons, aux planchers moisis par la grêle et lapluie que le vent chassait à travers les châssis sans carreaux. Lesserviteurs de Rohan se gardaient d’entrer jamais dans cette partiedu château, car depuis la fin malheureuse du jeunemonsieur on racontait aux veillées d’étranges histoires.

Des bruits inexplicables avaient été entendus,la nuit, dans les longs corridors pleins de poudre, et, sans parlerde cette lueur mystérieuse que les passants attardés au fond duvallon voyaient briller parfois aux fenêtres de la tour de l’Ouest,les servantes peureuses affirmaient en se signant qu’elles avaientouï des voix de l’autre monde et entrevu je ne sais quelsfantômes…

La chambre où César de Rohan et la belleJeanne de Combourg avaient caché le berceau de leur fils donnaitprécisément sur ce balcon de granit qui faisait saillie au-dessusdu rempart. Rien n’y était changé depuis cette nuit où la colèreimplacable de Rohan avait surpris les jeunes époux ; l’alcôve,sans rideaux, laissait voir la couchette plate et pauvre, derrièrele berceau d’osier qui avait servi à ce pauvre enfant orphelin depère et de mère qui était le dernier héritier mâle de Rohan-Polduc.Le livre d’heures de Jeanne était sur un guéridon auprès d’unebroderie commencée, et, dans un coin, la carabine de chasse dujeune Monsieur César se rouillait contre la muraille.

Sous le balcon se creusait la douve verdoyanteoù la brise lustrait en passant le sommet onduleux del’oseraie ; le rebord de la douve formait un mamelon couvertde sainfoin et de marguerites, dont la pente opposée redescendaitvers le vallon, parmi les masses d’aubépines et de ronces enfleurs. Le taillis clair-semé où rougissaient les jeunes pousses dechêne entre le feuillage blanc des trembles et la verdure sombredes châtaigniers commençait à cinquante pas de là ; sur ladroite fumaient quelques loges de sabotiers ; à gauche, ungrand rocher chauve sortait de la fougère.

Juste en face du balcon, la rampe se creusaitbrusquement comme si un torrent se fût caché sous la feuillée, etl’on voyait au loin, par cette ouverture, la petite vallée de laVesvre avec le velours de ses prairies, ses guérets où l’orgebarbue allait bientôt jaunir et ses champs de sarrasin, humble etriante culture qui approvisionne la table du pauvre, tout enprêtant au sol stérile le joyeux aspect d’un parterre.

Le cours sinueux de la Vesvre était marqué parune ligne d’aunes, au-dessus desquels se dressaient çà et là dehauts peupliers.

Le soleil prodiguait à tout cela sa blanchelumière ; la brume avait disparu ; aux sons du cor quimontaient de la forêt, par intervalles, se mêlaient maintenant lesmille bruits de la campagne éveillée : le mugissement desbœufs au pâturage, le babil de la basse-cour et la voixmélancolique du moulin de Rohan, perdu derrière les saules, au pieddu coteau.

De la fenêtre on pouvait voir encore, masquéeà demi par le profil du rempart, une petite chapelle gothique où lepauvre vieux chapelain de Rohan, mort depuis peu, avait allumé lescierges en tremblant, par une nuit d’automne, pour mariersecrètement le fils et la fille de son maître : César à Jeannede Combourg-Coëtquen, fille du marquis de Combourg, lieutenant deroi, et Valentine à Morvan-Maugon, chevalier, seigneur deSaint-Maugon, capitaine au régiment de La Ferté et gentilhommeordinaire de Son Altesse Sérénissime le comte de Toulouse,gouverneur de Bretagne.

Valentine avait en ce temps-là seize ans. Sajeunesse s’écoulait solitaire, car elle avait perdu sa mère debonne heure, et le comte Guy, sans cesse égaré dans ses rêves,s’isolait non-seulement du monde, mais encore de sa proprefamille.

Aux fêtes des États de Bretagne, on parlait deValentine de Rohan comme d’une merveille. Rennes était une ville deplaisirs et la jeune noblesse s’y faisait frivole par oppositionaux mœurs austères de la cour de Louis XIV. Mais la noblessede Rennes ne connaissait guère que par ouï-dire Valentine de Rohan,qui jamais n’avait franchi le seuil d’une salle de bal ; onparlait d’elle sur la foi de quelques chasseurs qui se vantaientd’avoir rencontré par hasard dans la forêt « une jeunedivinité, » pour parler leur langage, plus belle et plusfarouche que Diane elle-même…

Il y avait à la cour du comte de Toulouse uncapitaine de vingt ans, Breton de la vieille roche par sanaissance, Français par son indifférence politique ou son ambition.Les dames l’avaient gâté parce qu’il était beau, brave et léger decœur. Il passait pour être la coqueluche des riches héritières etl’on disait qu’il aurait pu choisir sa fiancée parmi les filles desprinces. Il s’appelait Morvan de Saint-Maugon.

Entre jeunes gens, entre militaires surtout,on établit parfois de sottes gageures. Après un déjeuner, où lesofficiers du régiment de La Ferté avaient goûté ce nectar évaporéqui allait naître à la gloire : le champagne, Saint-Maugonparia étourdiment qu’il ferait sortir du bois la belle Valentine,et que, grâce à lui, Rennes pourrait enfin admirer au grand jourcette fée mystérieuse.

Le pari fut tenu, et, Saint-Maugon partit.

Le lendemain, les officiers de La Ferté enétaient déjà au regret de leur gageure. Saint-Maugon, le beauSaint-Maugon, Saint-Maugon l’irrésistible ! contre uneinnocente fillette de seize ans ! C’était d’avance batailleperdue.

C’était bataille gagnée. Saint-Maugon fut deuxjours absent, après quoi il paya l’enjeu au grand étonnement de sescamarades.

Nombre de questions lui furent faites ;il lui convenait apparemment de se taire. Malgré l’édit sur lesduels, il donna un coup d’épée au cadet de la Guerche, qui avaitpoussé, à son sens, la curiosité un peu trop loin.

On n’avait jamais vu rêver Saint-Maugon, quivivait tout en dehors entre les flacons et les éclats de rire.C’était un ambitieux, on le savait, un sceptique en touteschoses : on avait le droit de le croire ; que son but fûtle plaisir ou la fortune, il passait pour n’être point scrupuleuxsur le choix de la route à prendre.

Qu’était-il donc arrivé à Saint-Maugon ?À son retour, il changea de conduite, nous dirions presque denature ; il se prit à chercher le silence et la solitude.

Si cette transformation n’eût point coïncidéavec son excursion en forêt, on aurait pu penser que c’était uncalcul intéressé, une flatterie à l’adresse du comte de Toulouse,son maître. Ce prince avait, en effet, des vertus sérieuses et unevie privée qui défiait le contrôle ; ses ennemis ne trouvaientd’autre moyen de le calomnier que de prononcer tout bas lemot : hypocrisie. Mais comme il arrive souvent auxgens de mœurs austères, il était indulgent pour autrui, et s’étaitpris d’amitié pour Saint-Maugon, le jeune homme étourdi etdissolu ; sa conversion subite l’étonna et le charma.Saint-Maugon, devint décidément le favori du comte de Toulouse.

Mais d’où venait cette conversion ?

Les officiers de La Ferté disaient en riantque Notre-Dame de Mi-Forêt avait opéré un miracle.

C’est un pan de muraille moussue, ruinerustique, débris de quelque pauvre chapelle où la douce image deMarie sourit à l’Enfant-Jésus dans ses bras. Autour de la nichependent des couronnes de chèvrefeuille et des guirlandes de grainesde houx, vermeilles comme du corail. Au-dessus, les châtaigniers decent ans font une voûte impénétrable.

C’était vrai ce que disaient en riant lesofficiers de La Ferté : Notre-Dame de Mi-Forêt avait fait unmiracle.

Saint-Maugon avait vu sur les degrés de pierrequi se perdaient dans l’herbe une jeune fille agenouillée ;son cœur avant ses lèvres avait prononcé le nom de Valentine.

La jeune fille priait ; Saint-Maugon secacha derrière les branches et la contempla tout ému. Quand lajeune fille, sa prière achevée, sauta, légère comme une sylphide,sur le petit cheval noir qui l’attendait, Saint-Maugon n’osa pointse montrer. Il était timide pour la première fois de sa vie.

Il alla s’agenouiller à la place même où lamousse gardait l’empreinte des genoux de la jeune fille. Je ne saiss’il pria, – mais il ne se passa point autre chose pendantl’absence de deux jours que fit le capitaine Morvan deSaint-Maugon, à l’occasion de sa gageure avec les officiers de LaFerté, et le capitaine était converti.

Plusieurs mois s’écoulèrent ; Morvan nerevit pas une seule fois Valentine, qui veillait au chevet de sonpère malade. Il était neveu de Rohan à la mode de Bretagne, mais leposte qu’il occupait dans la maison du comte de Toulouse luifermait les portes du manoir. Ses rêves lui montraient sans cessela jeune fille en prières, avec sa robe blanche flottante et sescheveux bruns bouclant sur un front d’ange…

Quand on le vit triste ainsi et fuyant lemonde, on voulut le marier ; c’est le remède. La main deJeanne de Combourg-Coëtquen fut demandée pour lui par le comte deToulouse en personne. Le marquis de Coëtquen était trop courtisanpour que Son Altesse Sérénissime pût essuyer de sa part un refus.Jeanne ne fut point consultée, et le public regarda les fiançaillescomme faites.

La première fois que le capitaine Saint-Maugonalla rendre ses devoirs à son accordée, il trouva devant la portede l’hôtel de Combourg son cousin César de Rohan qui luidit :

– J’en suis au regret, ami Morvan, maisil faut que nous nous coupions la gorge.

Morvan ne demanda même pas pourquoi. Comme lacroix de la Mi-Forêt marque la moitié du chemin entre Rennes et lechâteau de Rohan, il fut convenu que le lendemain matin, au petitjour… vous devinez le reste.

Au moment où ils se séparaient ainsi bons amiset complètement d’accord, une des croisées de l’hôtel de Combourglaissa passer une exclamation et il leur sembla que deux blanchesombres rentraient dans le noir d’une chambre où les lumièress’étaient éteintes.

Le lendemain, à l’heure dire, César de Rohanet son cousin le capitaine mirent l’épée à la main dans laclairière ; mais c’est à peine si leurs bonnes rapières eurentle temps de fouetter le vent. Deux cris joyeux retentirent derrièrela chapelle en ruines où Saint-Maugon avait vu son bel angeagenouillé. Jeanne et Valentine s’élancèrent, et ce fut César quidit à Saint-Maugon :

– Elles sont sœurs déjà, soyonsfrères.

Quoique Rohan fût calviniste, toute sa maison,à l’exception d’Alain-Polduc qui était tout uniment païen, restaitattachée à l’antique foi des aïeux. La mère de César et deValentine était morte catholique. Quand les deux jeunes couples seprésentèrent au chapelain de feu la bonne comtesse, il refusa deles marier disant :

– Il faut la bénédiction du père après labénédiction de Dieu.

Mais César pria et chacun savait bien qu’onabuserait du grand âge de Rohan pour livrer sa fille à quelqueennemi de l’Église.

Les deux mariages furent célébrés, et dansl’atmosphère sombre du manoir, un instant sourit ce double poème dela jeunesse heureuse.

Hélas ! il ne restait plus déjà qu’unseul des deux couples unis par la faiblesse du vieux chapelain.César et Jeanne étaient morts, et que de menaces autour de ceux quisurvivaient !

Valentine allait avoir dix-neuf ans. Sonvisage, qui jadis savait si bien sourire, gardait l’empreinteprécoce des larmes, mais elle avait cette beauté sculpturale audessin fier, aux lignes de bronze, qui brave la fatigue, qui lassela douleur, qui survit souvent à la jeunesse elle-même. Valentinede Rohan était belle de toute façon, selon la matière et selonl’âme. L’esprit illuminait les contours parfaits de ce front ;ses yeux noirs pensaient sous la courbe hardie des sourcils et lavive arrête de ses lèvres prenait dans le sourire des fiertés dejeune reine.

Valentine était grande, mais sa taille avaitconservé la grâce du premier âge. On voyait bien que cette fleur debeauté devait s’épanouir et briller davantage, et pourtant, lorsquele vent jouait avec ses doux cheveux qui voltigeaient en bouclesbrunes sur l’albâtre veiné de ses tempes, lorsqu’une nuance plusrose montait de son cœur à ses joues, le peintre découragé eût jetéson pinceau, le poète impuissant aurait brisé sa plume.

**

*

Josselin Guitan avait exécuté les ordres de sajeune maîtresse. La porte du bord de l’eau, située précisément sousle balcon de la tour de l’Ouest, était ouverte. Point n’est besoinde dire que c’était dans la chambre au balcon que mademoiselle deRohan avait coutume de recevoir son époux. Valentine venait d’yentrer. Elle était assise, la tête entre ses mains, quand Josselinrevint, apportant le berceau que nous vîmes naguère auprès du rouetde dame Guitan.

– Faut-il attacher le signal ?demanda-t-il.

Valentine contemplait la petite Marie, dont latête blonde disparaissait à demi dans les langes. Une larme luivint aux yeux.

– Comme son sommeil est tranquille !murmura-t-elle. N’y a-t-il pas dans ce doux sourire de quoidésarmer la colère de Dieu !

Elle passa le revers de sa main sur son frontqui brûlait.

– Le fils de César, mon frère, a dormi àcette même place, se reprit-elle tandis qu’un frisson luiparcourait le corps : Un cher ange qui souriait aussi biendoucement !

– Je vois briller là-bas l’uniforme deM. de Saint-Maugon, à travers les branches, interrompitJosselin : faut-il mettre le signal ?

– Tout à l’heure. J’ai quelque chose à tedire. Ma course de ce matin a été inutile. Quand je suis arrivée,le gouverneur était en chasse déjà, et M. de Saint-Maugonchevauchait à son côté.

– Il n’y a rien à craindre ce matin, ditJosselin, qui baissa la voix ; Rohan est encore au manoir.

– Ah !… fit Valentine étonnée.

– Il a fait rentrer ses équipages dechasse.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il sait que le comte deToulouse doit se rendre ce soir à la croix de Mi-Forêt.

– Qui le lui a, dit ?

– Maître Alain Polduc.

Les sourcils de Valentine se froncèrent.

– Voilà bien des nuits, reprit-elle, queRohan parle tout haut dans la fièvre de ses rêves ; hier, il asoupesé dans sa main l’épée de Pierre de Bretagne ; je sais cequ’il veut faire… S’est-il aperçu de mon absence ?

– Maître Alain Polduc lui a dit que vousétiez sortie à cheval au point du jour.

– Et mon père ?…

– Votre père est Rohan ; votre pèrea répondu : « Je ne soupçonne pas ma fille, qui est mondernier amour sur la terre ! »

– Mets le signal ! ordonna Valentined’un ton bref.

Josselin attacha une écharpe blanche à lasaillie du balcon. La brise s’empara du tissu léger dont les plisse déroulèrent ; le feuillage s’agita de l’autre côté de ladouve, et un beau jeune homme, portant galamment l’uniforme de LaFerté, s’engagea dans l’oseraie.

– Écoute-moi bien, prononça rapidementValentine, tu vas te rendre auprès du prince et tu lui diras…

Elle sembla hésiter.

– Je sais ce que vous craignez, notredemoiselle, interrompit Josselin Guitan avec une émotionrespectueuse ; fiez-vous à moi.

– Dieu te bénira, mon pauvre Josselin.Dis-lui donc la parole que j’ai tant de peine à prononcer… etn’oublie pas d’ajouter que tu viens de la part de mademoiselle deRohan elle-même.

On entendit la porte du bord de l’eau tourneren criant sur ses gonds rouillés.

– Hâte-toi, dit Valentine, il y va de lavie !… Avant, de partir, place ta mère ici en sentinelle dansle corridor… Au revoir et merci !

Elle lui tendit la main sur laquelle le jeunegars s’inclina. Des bottes éperonnées sonnaient sur les dalles del’escalier. Valentine se laissa choir à genoux devant le berceau.Elle était pâle comme une morte, et sa poitrine battaitconvulsivement.

– Enfant ! pauvre enfant !murmura-t-elle d’une voix où il y avait des larmes, le fils de monfrère César n’a plus de père. La dernière goutte du sang de Rohanest dans tes veines. Enfant, pauvre enfant, pourquoi t’ai-je donnéle jour !

On frappa doucement à la porte extérieure,Valentine essuya une larme en se relevant ; elle traversa lachambre d’un pas ferme et tendit son front calme au baiser deM. de Saint-Maugon, son mari qui entrait.

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