La Louve – Tome I

Chapitre 2LE JEUNE MONSIEUR CÉSAR

C’était une salle de grande étendue, voûtée enarceaux, que soutenaient quatre paires de piliers de pierre rougede Pont-Réan. Celle pièce, plus longue que large, tenait duvestibule et de la salle d’armes ; la principale porte donnaitsur le perron de la cour intérieure et faisait face au maîtreescalier du manoir, dont la dernière marche s’enclavait dans le solmême de la salle. Au-devant de l’escalier, une draperie de toiled’argent, rapiécée en mille endroits, descendait de la voûtejusqu’aux carreaux.

Une seule fenêtre ogive, à petites vitreslosangées de plomb et défendues par un grillage, éclairait cettesalle qui était pourtant la plus utile et la plus fréquentée dumanoir. Dame Michon Guitan s’y tenait volontiers sous l’énormemanteau de la cheminée ; c’était son domaine, et maître AlainPolduc, tout cousin de Rohan qu’il était, avait essayé vainement del’en chasser. Il y avait eu compromis entre ces deux autoritésrivales : maître Alain avait pris possession de la croisée etdes alentours, dame Michon avait gardé le foyer avec sesdépendances. Maître Alain avait la lumière, mais il avait aussi levent froid qui se glissait entre les fentes des châssis. DameMichon, obligée d’allumer sa résine en plein midi, pouvait au moinsse tenir les pieds chauds.

Le grand jour du dehors n’allait pas beaucoupau-delà de la table de chêne noir où maître Alain Polduc étalaitses registres. On pouvait encore cependant compter les nervurestremblées des premiers piliers et même blasonner, si l’on avait debons yeux, le grand écusson de Rohan, Parti : de gueules àneuf macles accolées d’or, pour Rohan, et d’herminesplein pour Bretagne, avec cette devise si connue :Potius mort quam fœdari[1]. Les deuxautres paires de piliers étaient déjà dans l’ombre, et, malgré lecierge de résine qui brûlait à la paroi du foyer, on avait grandepeine à distinguer les plis rougis de la draperie d’argent.

Dame Michon et maître Alain étaient séparéspar toute la longueur de la salle. On pouvait les considérer commeles deux premiers ministres des petits États de Rohan-Polduc ;dame Michon était femme de charge, maître Alain remplissait lesfonctions d’intendant.

Il était arrivé un soir du pays de Tréguier,en Basse-Bretagne, crotté jusqu’à l’échine, affamé comme un loup,et se réclamant de je ne sais quelle parenté lointaine. En cetemps, chacun s’en souvenait bien, il avait la joue creuse, l’œiltimide et discret, la bouche emplie de miel, les reins souplessurtout. C’était le petit homme le plus humble et le plus doux del’univers ; maintenant, sa joue était renflée, son œilregardait en face effrontément, sa voix tranchait, sa courte taillese redressait avec importance. Le hobereau famélique avait du foindans ses bottes ; déjà il tournait à l’obésité financière etmettait à piller son pauvre noble cousin une raideur toutespartiate.

Le mal, c’est que trop souvent ces austèrescoquins réussissent à escroquer la confiance des hommes de cœur.Maître Alain comptait ses syllabes et parlait cinq ou six fois parjour de sa vertu farouche, ainsi que de son dévoûment ardent à lacause protestante. Rohan n’était pas éloigné de le regarder commeun saint. Il le consultait dans les grandes occasions et sereposait aveuglément sur lui pour les menus détails. Or ce queRohan appelait menus détails, c’était l’administrationmême de ses domaines.

Ce matin, dame Michon avait, comme d’habitude,son cercle auprès du foyer ; maître Alain occupait le centred’un groupe au-devant de la croisée. La plupart des tenanciers quenous avons vus arrêtés sur la pelouse se rangeaient autour de luidans une attitude respectueuse. Maître Alain, assis dans une chairede bois sculpté, compulsait les registres et inscrivait les rentespayées. Mais cela ne se faisait pas tout de suite ; ilfaillait auparavant un travail préparatoire, à cause de ladiversité grande des monnaies courantes. Josselin Guitan, le beaujeune homme à la chevelure brune, qui, trois fois de suite, avaitrépété à notre cousin Yaumy : « Tu n’as rien vu, »était chargé de mettre d’accord les sous nantais, les croisettesd’Anjou, les liards de France, les doubles normands et rennais, lespiécettes au mouton et les gros cuivres de Laval. Cen’était pas une sinécure, et Josselin Guitan, debout, la craie à lamain, devant une planche noircie, faisait des additions d’une aunepour la moindre redevance de quinze ou vingt écus. Il semblait, dureste, se donner tout entier à sa besogne, et vous auriez cherchéen vain, dans son regard calme et froid, la trace de sa récenteviolence.

Chaque fois que la somme des fermages payésarrivait à former mille livres, Josselin traçait une croix blancheen haut de son tableau. Quand une discussion s’élevait entre lesfermiers et l’intendant touchant le cours légal des pièces, leurtitre et leur poids, Josselin croisait ses bras sur sa poitrine etfermait les yeux, en homme dont la pensée est loin de sonoccupation présente.

Dans l’âtre, deux gros tisons, couverts decendres, fumaient sous la crémaillère où pendait le chaudron pleinde bouillie d’avoine. Dame Michon était assise à la placed’honneur, au côté gauche de la cheminée ; auprès d’elletournait, avec un cri périodique et gémissant, son rouet supportépar deux montants guillochés, à l’un desquels se balançait lapetite bouteille d’huile, avec sa plume servant de pinceau. Tout enfilant, dame Michon trouvait, moyen de faire encore trois autreschoses, savoir : agiter doucement un berceau qui était àportée de sa main, dès que son rouet, bien lancé, pouvait fournirtout seul une certaine carrière, fumer sa pipe, pleine de tabac quin’avait point payé la redevance aux gens du roi, et jouer de lalangue énergiquement, comme une digne Bretonne qu’elle était.

Son auditoire se composait des serviteurs duchâteau et des fermiers qui avaient achevé de régler leurs comptesavec maître Alain. Parmi eux se trouvaient le cousin Yaumy etJouachin, le vieux métayer. On parlait à haute voix auprès de lafenêtre, dans le groupe officiel, présidé par l’intendant ;sous le manteau de la cheminée, on devisait discrètement, comme sic’eût été déjà l’heure intime de la veillée.

– Quoi donc ! disait dame Michon enprenant à témoin Jouachin, son compère, Rohan n’est-il pas assezgrand seigneur pour qu’il y ait des légendes sur samaison ?

– Depuis le temps de saint Guéhéneuc,répliqua Jouachin avec plus de complaisance que de conviction, ilest question de cette lueur qui passe derrière les croisées de latour de l’Ouest… Quand j’étais tout jeune, on parlait déjà de lafemme blanche du balcon et de son chevalier noir.

– Peut-être, grommela Yaumy, que lebalcon servait déjà du temps de saint Guéhéneuc. On sait ce qu’onsait !

Tous les yeux étaient fixés sur le jolisabotier, qui ajouta d’un air capable :

– Et l’on voit ce qu’on voit !

– Qu’as-tu vu, toi ? demanda labonne femme en haussant les épaules ; si notre jeune monsieurCésar, que Dieu bénisse ! vivait encore… mais voilà ! lesméchants qui l’ont tué voudraient bien faire disparaître sa sœur, àprésent !

Son rouet, fouetté par un brusque mouvement,se prit à tourner si vite que son fil se rompit.

– Mauvais présage ! murmura Yaumyd’un accent railleur.

Michon Guitan le regarda de travers et sesigna. Le berceau qu’elle oublia de balancer s’arrêta, et un petitcri d’enfant se fit entendre parmi les langes. Yaumy glissa uneœillade sournoise vers la croisée ; comme il vit que maîtreJosselin ne regardait point de son côté, il se prit à sourireinsolemment.

– Comme ça, dit-il, c’est à votre garsJosselin, cette belle petite fille-là dame Guitan ?

– À qui donc serait-elle ? répliquala bonne femme d’un accent bourru.

– Faut-il vous aider à renouer votre fil,la mère ? C’est au gros bourg d’Ernée, on dit cela, que votreJosselin a pris femme ?

– Ici ou là, que t’importe ?

– On ne l’a jamais vue, la femme de votreJosselin. Moi, je voudrais la voir.

Dame Michon était rouge de colère ; sapipe tremblait entre ses dents.

– M’est avis, murmura le joli sabotier,qui cligna de l’œil à la ronde, m’est avis qu’autant vaudraitchercher le trèfle à quatre feuilles ou bien le merleblanc !

La bonne femme ôta sa pipe de sa bouche etregarda Yaumy en face.

– Mon gars, Josselin n’est pas loin,dit-elle : pourquoi ne lui parles-tu pas ?

En ce moment on entendit la voix d’AlainPolduc qui répondait aux plaintes de quelques tenanciers :

– Mes bonnes gens, si j’étais le maîtreici, j’aurais compassion de vous et de vos peines ; mais je nesuis que mandataire du comte de Rohan, notre seigneur.

– Hypocrite ! pensa tout haut dameMichon. Avant l’arrivée de cet homme-là au château, jamais fermierde Rohan n’avait pleuré misère !

– C’est la vérité ! appuyaJouachin.

– Le malheur est entré avec lui, repritla femme de charge, le malheur pour les vassaux, le malheur pour lemaître !… C’était un fier jeune homme que César deRohan ! Et notre Valentine, vous souvenez-vous comme elleallait, joyeuse, par les sentiers de la forêt ? Ses beauxcheveux flottaient sur ses épaules et pas une de vous, fillettes,ne savait sourire si gaîment que la fille de notre maître !Maintenant, César de Rohan est au cimetière de Noyal, et il n’y aqu’une pauvre croix de bois sur sa tombe… Maintenant, et depuisbien longtemps, nous cherchons en vain le sourire sur les lèvres devotre Valentine.

Dame Guitan laissa tomber sa tête sur sapoitrine, tandis que la voix de maître Alain Polduc s’élevait denouveau à l’autre extrémité de la table.

– Vincent Julot, disait maître Alain avecun calme doucereux, si tu n’as pas payé ce soir, mon ami, demain jeferai vendre à l’encan ton attelage de charrue.

Un murmure s’éleva parmi les fermiers.

– Mes pauvres enfants, répéta gravementAlain Polduc, je ne suis pas le maître, et je fais les affaires deRohan, mon noble cousin.

– C’est demain la Saint-Jean, dit VincentJulot, j’avais gardé un quart d’écu pour acheter mon cierge.

– Les fermiers de Rohan, appuyèrent troisou quatre voix, n’ont plus de quoi allumer la chandelle de laVierge depuis que l’hérésie est dans le manoir !

– S’il n’y avait que les fermiers deRohan à la paroisse, on ne brûlerait plus le fagot de laSaint-Jean !

Maître Alain poussa un gros soupir etinscrivit sur son registre, vis-à-vis du nom de Vincent Julot,cette note laconique : « Attelage à vendre. »

– Voulez-vous savoir, s’écria tout à coupdame Michon Guitan, qui releva la tête et jeta autour d’elle unregard égaré, si Rohan ne voit plus que par les yeux de cethomme-là, qui est son malheur, c’est une punition de Dieu, carRohan a renié le nom de la vierge Marie et causé la mort de sonpropre fils !

Le cercle s’agita ; puis il se fit ungrand silence. Jouachin toucha l’épaule de la bonne femme enmurmurant :

– Ma commère, n’en dites pas plus quevous n’en voulez dire.

– Dieu me préserve d’accuser monseigneur ! répliqua dame Michon dont l’émotion faisaittrembler la voix ; mais le cœur déborde à la fin ! J’aivu Rohan, autrefois, passer des heures entières auprès du berceaude ses deux enfants… Ah ! ah ? il les aimait bien tousdeux ! et nous l’entendions souvent qui disait : – Je lesaime deux fois, mon fils César et Valentine, ma fille ; unefois pour moi, une fois pour la sainte qui était leur mère…Écoutez ! Ses aïeux s’asseyaient sur le trône de Bretagne, etles Français lui ont pris les trois quarts de son héritage ;on ne peut pas lui en vouloir, s’il déteste les Français jusqu’à lamort. Quand son fils eut vingt ans et sa fille dix-huit, il leurdit « Voici l’âge des fiançailles qui va venir pourvous ; souvenez-vous que nos pères sortiraient de leur tombe,si Rohan s’alliait aux gens de France… » Il leur ditencore : « Au-dessous des gens de France, il y a lesBretons parjures. Les Français sont des ennemis, les Bretons vendusà la France sont des infâmes ! Mon fils et ma fille, jepleurerais sur celui d’entre vous qui se mésallierait avec laFrance ; celui d’entre vous qui s’oublierait au point d’entrerdans une famille bretonne déshonorée, mon fils et ma fille, je lemaudirais ! »

– Et la mort vient vite, prononçaJouachin à voix basse, pour l’enfant que son père amaudit !

Les fillettes retenaient leur souffle ;le rouet de dame Guitan restait immobile ; l’enfant s’étaitrendormi dans son berceau.

– Rohan avait parlé trop tard, reprit lafemme de charge ; notre jeune M. César recherchait déjàen mariage madame Jeanne de Combourg…

– Tout le monde sait cela, interrompitYaumy, le joli sabotier.

– La fille du lieutenant de roi, ajoutadame Michon Guitan avec tristesse.

– Et notre demoiselle ? demandaYaumy entre haut et bas : était-il trop tard aussi pourValentine de Rohan ?

La main de dame Guitan chercha le manche deson rouet. Peut-être n’avait-elle pas entendu, car son regardchargé de rêverie se perdait dans le vide. Elle continua enbaissant la voix et comme si elle se fût parlé àelle-même :

– J’ai connu un sonneur àCesson-sur-Vilaine qui disait que Dieu a un livre où les cœurs sontinscrits deux à deux. César et Jeanne étaient mariés secrètementdepuis plus d’une année ; ils avaient un fils… Écoutez !Je me souviens de cela comme si c’était hier : le ventsoufflait au dehors et la pluie battait contre les carreaux descroisées. Il faisait nuit. On frappa à la porte, et ce fut cethomme-là qui entra.

Son doigt, étendu convulsivement, montraitAlain Polduc, dont la tête demi-chauve se penchait sur sonregistre.

– Il demanda l’hospitalité, reprit dameMichon, et Rohan l’accueillit comme un gentilhomme. Quand il eutmangé à la table de notre seigneur et qu’il eut séché ses vêtementsau feu de la cheminée, il dit à Rohan : mon cousin, jevoudrais vous parler seul à seul… Or, sachez-le, mes bonnes gens,Combourg est aussi fier que Rohan. Jeanne de Combourg, en s’alliantà Rohan, avait méconnu, elle aussi, la volonté de son père qui agardé la foi catholique. Nous l’avions cachée avec son enfant auberceau dans cette partie du manoir que nul n’habite, et toutes lesnuits notre jeune maître César allait y rejoindre son fils et safemme.

Bien des regards d’intelligence furentéchangés autour du foyer ; chacun songeait aux deux ombresqu’on avait aperçues tant de fois sur le balcon de la tour del’Ouest.

– Voilà déjà que nous ne parlons plus dutemps de saint Guéhéneuc ! murmura Yaumy qui retrouva sonsourire narquois.

Les fillettes et les ménagères sedisaient :

– Puisque César et Jeanne la Belle nesont plus là, pourquoi voit-on toujours l’apparition de la tour del’Ouest ?

On croyait bien aux fantômes, en ce temps-là,puisqu’on y croit encore un petit peu de nos jours, au pays deBretagne ; mais je ne sais pourquoi la croyance aux fantômesest toujours doublée de certains soupçons qui n’ont rien desurnaturel.

– Ils s’aimaient, sous le regard de Dieu,continuait cependant la femme de charge ; ils étaient beaux ettout jeunes ; le chapelain qui les avait unis disait sa messeà leur intention, et nous ajoutions tous un Oremus à notreprière du soir pour que Dieu mît fin à leurs peines, car Jeanne deCombourg avait la piété d’un ange et notre jeune M. Césarétait resté fidèle à la vraie foi. La nuit dont je vous parle,Rohan nous fit sortir et resta seul avec cet homme-là qui est lemalheur. Une demi-heure se passa. Puis, dans la salle où nousattendions, inquiets, nous vîmes entrer Rohan, la joue pâle et laprunelle tachée de rouge.

– Qui a donné à l’étrangère l’entrée demon château ? demanda-t-il d’une voix étouffée.

Il savait tout ! Cet homme-là étaitderrière lui, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux baissésmodestement. C’était lui qui avait trahi le secret de notre jeunemaître. Comment l’avait-il découvert ? Dieu seul le sait… Onalla chercher César de Rohan et sa femme, une pauvre belle créatureblanche et frêle qui pleurait avec son petit enfant dans ses bras.Valentine, le cher et noble cœur, se jeta aux genoux de son père.Rohan ne lui avait-il jamais rien refusé en sa vie ; maiscette fois il la repoussa durement.

– Toi que j’appelais mon fils et qui m’asdéshonoré, dit-il à César, va-t’en, je te maudis !

Sans cet homme-là, il ne se serait trouvépersonne pour ouvrir la porte. Ce fut lui qui leva la barre.L’orage était terrible au dehors, le vent brisait les branches deschênes de la forêt, le tonnerre secouait les vieilles murailles duchâteau ; César de Rohan et sa femme sortirent ; ce futcet homme-là qui referma la porte sur eux !

– Combien y a-t-il de croix ?demanda en ce moment, à l’autre bout de la salle, maître Alain, quirepoussa son registre.

Josselin Guitan se retourna vers le tableau etcompta :

– Cinq, dix, quinze, vingt, trente… Il ya trente-cinq croix, dit-il.

– Trente-cinq mille livres à laSaint-Jean, pensa maître Alain, qui eut un sourire, trente-cinqmille livres à la Noël, Rohan possède encore sept mille pistoles derevenus !

Puis il y eut silence auprès de la croiséecomme aux alentours du foyer. Le soleil, avançant dans sa course,frappait gaiement les vitraux. On entendait en forêt le sonlointain et continu de la trompe.

Les doigts de dame Guitan se crispèrent sur lapoignée de son rouet qui rendit une aigre plainte.

– Oh ! cet homme-là ! cethomme-là ! fit-elle, tandis que maître Alain souriaitbenoîtement aux trente-cinq croix tracées sur la planche noire.

– Je suis bien vieille, poursuivit-elle,mais il n’y a pas une nuit pareille dans mes souvenirs. Toutes lestoitures de chaume furent enlevées entre la forêt et Vitré ;le tonnerre incendia le manoir de Tréla, le grand étang dePaintourteau rompit sa chaussée, et la Vilaine, débordée, couvritcinq lieues de route. Les voyageurs perdus, on ne les comptapoint !… La paroisse de Noyal enterra deux pauvres jeunesgens, l’homme et la femme, qu’on avait trouvés serrés dans les brasl’un de l’autre au fond d’un ravin, et le vicaire vint dire àRohan : « Voulez-vous mettre un marbre sur la tombe devotre fils unique ? »

Rohan regarda cet homme-là, ce Polduc, quisecoua la tête. Et Rohan ne voulut pas.

Le prêtre ajouta : « Il y a un petitenfant que le Ciel a conservé par miracle. »

Rohan fit seller son cheval ; il allachercher l’enfant et resta deux jours absent du château. Les unsdisent qu’il voua l’enfant dans un couvent de Rennes ; lesautres, qu’il le cacha aux environs de la ville de Quimper.Personne n’en sait rien ; c’est le secret de Rohan ; etRohan répète sans cesse : « Je n’ai pasd’héritier ! »

– Tout le monde ici ! ordonna maîtreAlain Polduc, qui venait de fermer son registre.

Peu à peu, les rangs s’étaient éclaircisautour de la croisée, à mesure que l’auditoire de dame MichonGuitan devenait plus nombreux. On s’empressa d’obéir à maîtreAlain, et chacun, gardant l’impression triste du récit de la femmede charge, revint vers le bureau de l’intendant. On regardaitcet homme-là, comme dame Michon l’appelait, et, sur sonvisage détesté, les fermiers de Rohan découvraient je ne saisquelle menace fatale.

– Les comptes sont justes pour cetteannée, mes chers amis, dit maître Alain, qui épanouit sur seslèvres son meilleur sourire ; maintenant, nous allons réglerl’arriéré.

Ce ne fut qu’un cri dans toute la salle.L’arriéré avait pour cause ce grand désastre dont Michon Guitanvenait de parler : la rupture des digues de Paintourteau et ledébordement de la Vilaine. La récolte avait été ravagée, et cetteréclamation inattendue n’était rien moins que la ruine pour laplupart des métayers. Le tumulte montait, parce que Alain, renversésur sa chaise, souriait toujours et semblait provoquer la foule. Ilne disait mot, laissant grandir la clameur et tournant ses poucescomme un brave homme bien content. Les femmes pleuraient, leshommes allaient bientôt menacer.

– Au temps jadis, disait le vieuxJouachin, Rohan aidait ses vassaux au lieu de lesécraser !

– Si notre jeune monsieur était en vie,reprenait une ménagère, il intercéderait pour nous.

– Et Valentine de Rohan, demandait uneautre, sait-elle comment on traite les serviteurs de sonpère ?

Une voix s’éleva dans l’ombre à l’extrémitéopposée de la salle et répondit :

– Rohan le sait-il lui-même ?

– Dame Michon a raison, s’écria-t-on detoutes parts ; Rohan ne sait pas, Rohan est un bon maître…Rohan, Rohan ! nous voulons voir Rohan !

Alain Polduc fit un geste dédaigneux pourréclamer le silence.

– Vous ne verrez pas Rohan, dit-il ;mon noble cousin n’a pas le temps de s’occuper de vous.

Dame Michon Guitan avait quitté sa place sousle manteau de la cheminée, elle marcha jusqu’à l’intendant, appuyéesur sa quenouille, dont elle se servait en guise de bâton, et vintse mettre debout en face de lui.

– As-tu donc intérêt à mentir, AlainPolduc ? prononça-t-elle assez haut pour que tout le monde pûtl’entendre. Rohan viendrait, si la voix de ses vassaux arrivaitjusqu’à lui.

– Femme, répliqua l’intendant qui fronçale sourcil, mêlez-vous de ce qui vous regarde !

– Tout ce qui regarde Rohan me regarde,Alain Polduc, poursuivit dame Michon.

Et se tournant vers les vassaux, elleajouta :

– Les murs sont épais ici et Rohan sefait vieux ; appelez-le par son nom tous ensemble !

La voûte trembla au cri des tenanciers quiappelèrent par trois fois : Rohan ! Rohan !Rohan !

Dame Michon écarta les rangs avec saquenouille et traversa la salle dans toute sa longueur pour gagnerla draperie d’argent dont les plis retombaient au-devant du maîtreescalier. Elle fit glisser la draperie sur sa tringle et chacun putvoir, tout en haut des marches, un vieillard à longue barbe blanchequi descendait les degrés lentement.

Il se fit aussitôt un profond silence quipermit d’entendre dans la cour le sabot des chevaux battant le pavésonore, le sauvage murmure des grands chiens accouplés et les motsconsacrés du noble langage des veneurs. Métayers et ménagèresfirent la haie, tandis que les jeunes filles, rouges d’émotion, serangeaient au bas de l’escalier avec leurs gros bouquetsd’aubépine. Ce vieillard à barbe blanche, c’était Rohan, qui venaitvoir ce que lui voulaient ses vassaux.

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