La Louve – Tome I

Chapitre 11L’INTÉRIEUR DU MOULIN

Cette longue audience que le joli sabotieravait donnée à son hôte inconnu était bien faite pour exciter lacuriosité générale. Depuis une demi-heure, ils avaient quitté lachaussée et se tenaient tous deux à l’écart dans le taillis pourque leur conversation n’eût point de témoins. On les vit s’avancerbientôt dans l’ombre à pas lents : le joli sabotier les mainsdans ses poches et la pipe à la bouche, l’étranger tenant soncheval par la bride.

– Ne soufflez mot ! dit tout basJosille, je vous promets que nous allons voir sa figure.

Il prit un éclat de souche et s’approcha dufeu qui couvait, sous la cendre. Le voyageur Julot, pour vider sonsac tout d’une fois et n’omettre aucune des merveilles de Paris,venait d’entamer, à son point de vue, une description de la rueQuincampoix, où s’agitaient les fiévreux de la banque de Law, maisle cercle de dame Michon n’était plus en humeur d’écouter ; lacuriosité générale se concentrait sur le compagnon du jolisabotier. Josille guettait l’approche de l’étranger ; tout lemonde dans le cercle avait compris son dessein ; on attendait.Au moment où l’étranger au noir manteau qui marchait un peu enavant, passait devant le foyer, Josille lança son éclat de soucheau milieu des cendres et souleva ainsi une gerbe d’étincelles.

L’étranger rabattit vivement son feutre surses yeux ; mais il n’était déjà plus temps.

– Jésus Dieu ! s’écria Julot enlaissant sa dame-jeanne. C’est cet homme-là qui voulait me donnercinquante louis d’or !

Dame Michon Guitan, tremblante et toutéperdue, s’était signée coup sur coup plusieurs fois.

– Ce n’est pas possible !balbutiait-elle. Non, non ! ce n’est pas possible ! Je mefais trop vieille et mes pauvres yeux n’y sont plus !

Josille riait dans sa barbe du succès de sonstratagème.

– Un beau brun ! fit-il. Ah !ah ! les seigneurs de la cour de Paris viennent visiter commecela notre cousin Yaumy ! Nous allons voir du nouveau, c’estsûr !

L’ombre était revenue plus profonde ; lesabot du cheval cessa un instant de résonner sur l’herbe, et chacundevina bien que l’étranger l’avait arrêté pour se mettre en selle.Il en était ainsi : le joli sabotier et lui échangeaient unepoignée de mains et prenaient congé l’un de l’autre.

– Personne ne vous connaît dans le pays,mon gentilhomme, disait le sabotier ; la curiosité de nos garsne peut vous porter préjudice.

L’étranger ne répondit point ; il touchason cheval et prononça tout bas :

– Demain, une heure après la tombée de lanuit, aux portes Mordelaises !

Yaumi répliqua en riant :

– Ils auront payé pour nous lesviolons !

Le cheval partit au grand trot.

– Éteignez le feu et dormez, mes bonnesgens, dit le joli sabotier en repassant devant le foyer de dameMichon. Je viens de travailler pour vous.

Quelques minutes après, l’étang de Muysformait comme un grand trou noir entre les collines vaguementéclairées ; on n’entendait plus rien, sinon la brise de nuitqui murmurait dans les chênes.

 

Chez la Sorcière, on ne dormait pas. La luneglissait un rayon dans l’intérieur du moulin en ruines. À traversles pièces de la charpente on voyait les étoiles briller au cielsans nuages. La mousse avait rongé les ardoises ; c’eût étépour la Meunière et pour son vieux lion, comme disait maîtreJosselin Guitan, une mauvaise retraite dans les nuits d’hiver. Encette saison de l’année, c’était un asile passable. La Meunière,d’ailleurs, et son vieux lion, ne se montraient point difficilessur le choix de leur gîte.

Le plancher formant le premier étage du moulinn’existait plus ; il ne restait que les murailles mêmes de latour et la charpente vermoulue supportant le toit à jour. Le solétait jonché de débris de solives recouvertes d’une épaisse couchede feuilles et de poussière. Dans un coin on avait étendu quelquesbottes de paille. Le vieillard, dont la voix rauque s’était faitentendre au moment où Raoul et Céleste s’éloignaient était étendusur cette paille.

La Meunière veillait, assise sur une poutre etadossée contre la muraille ; derrière elle, une mincechandelle de résine, maintenue par un bâtonnet fendu fiché entredeux pierres, achevait de se consumer en pétillant. Le vieillards’agitait dans son assoupissement fiévreux et laissait échapper deconfuses paroles. À part ce bruit, les ruines étaient muettes.

Au milieu du grand silence qui régnait audehors, un son léger se fit dans les broussailles ; laMeunière, jusqu’alors immobile comme une sombre statue, se levalentement ; et marcha vers la porte.

– Josselin Guitan, dit-elle à haute voix,tu as bien tardé !

Les broussailles cessèrent de s’agiter etJosselin Guitan ne répondit pas.

– Je sais que tu es là ! reprit laMeunière, avec autorité ; approche et montre-toi, si tu as lecœur d’un homme !

Dans la demi-obscurité qui régnait sous lavoûte de feuillage, une ombre passa ; la Meunière recula d’unpas, et l’ombre franchit le seuil du moulin. C’était bien maîtreJosselin, tel que nous l’avons vu dans la matinée ; seulementsa figure inquiète et couverte de pâleur n’avait plus demasque.

Il jeta autour de lui un regard rapide :le vieillard tournait le dos ; la résine mourante éclairait laMeunière à contre-jour.

– Tu as cherché, dit-elle, tu n’as pastrouvé. Tu chercherais encore que tu ne trouverais pasdavantage.

Au son de cette voix Josselin eut untremblement par tout le corps.

– N’êtes-vous point Barbe, laMeunière ? murmura-t-il ; la vieille Barbe m’a dit plusd’une fois ma bonne aventure quand j’étais enfant. Je ne reconnaispoint sa voix.

– Tu es venu aujourd’hui jusqu’à maporte, prononça la Sorcière au lieu de répondre : pourquoin’es-tu pas entré ?

– J’ai, pris un cheval sur la lande,Barbe, ma bonne femme, et j’ai galopé jusqu’à Rennes pour trouvercelle que vous savez bien. Je ne suis pas entré parce qu’on parlesur votre compte, Barbe…

– Comment parle-t-on ?

– Il y en a qui vous accusent de prendrel’argent des Français et de faire métier d’espionne dans lepays.

– L’argent est bon, de quelque main qu’ilvienne, gronda la Meunière sous son grand capuchon. Si tu as del’argent, je te dirai où est celle que tu cherches.

Josselin plongea sa main dans la pocheprofonde de sa peau de bique et la retira pleine d’écus de sixlivres qu’il déposa sur la poutre où naguère la Sorcières’asseyait. Ensuite il dégaina son bon couteau de chasse et leficha dans le bois au-devant des écus.

– Je n’ai que cela, dit-il. Écoute-moibien, Barbe, ma bonne femme, tu sais que je n’ai jamais menti…l’argent est à toi, si tu me dis où je trouverai notredemoiselle ; si tu le dis à d’autres…

Il n’acheva point, mais son doigt étendumontra la lame brillante et affilée du couteau de chasse.

La Meunière arracha la baguette qui maintenaitla chandelle de résine et se dirigea vers le tas de paille enfaisant signe à Josselin de la suivre.

– Tu es un bon serviteur ! dit-elleen éclairant tout à coup le visage du vieillard endormi.

C’était une grande figure pâle et maigre,encadrée de cheveux blancs épars. Il y avait sur ses traits creusésprofondément par l’âge, par la fatigue, par la douleur, je ne saisquelle exaltation chevaleresque. Ce vieux Breton vaincu, couchéqu’il était sur le bord de sa tombe, devait rêver encore batailleset victoires.

Un cri s’échappa de la poitrine de Josselin,qui mit un genou en terre.

– Notre monsieur est bien changé depuisla dernière fois que je l’ai vu ! dit-il avec une pitiérespectueuse.

Puis, saisi tout à coup d’une idée, il relevala tête en s’écriant :

– Notre demoiselle ne quitte jamais sonpère : elle est donc ici !

Ces dernières paroles s’étouffèrent dans sagorge, parce que, en se retournant, il vit à la place même où laMeunière se tenait debout tout à l’heure une femme à la beautégrave et douce qui le regardait en souriant. Elle avait la tête nueet repoussait du pied la mante à capuchon désormais inutile.

Ses cheveux brillants et soyeux ruisselaienten ondes le long de son visage aux admirables contours.

La résine qu’elle avait soulevée mettait uneétincelle au fond de ses grands yeux d’un bleu obscur. C’était làune beauté de reine et qui empruntait je ne sais quel mystérieuxéclat aux ténèbres qui lui servaient de cadre. Josselin Guitancourba la tête et joignit les mains ; le dévouement danscertains cœurs, peut atteindre à un héroïsme condamnable, car il nefaut adorer que Dieu.

– Valentine de Rohan !balbutia-t-il.

D’un geste elle lui imposa silence, car ce nompouvait éveiller un terrible écho dans la forêt de Rennes.

– Ils ont mis à prix la tête de mon père,dit-elle. La vieille Barbe est morte l’autre soir, là-bas, sur lalande de Saint-Aubin-du-Cormier. J’ai pris sa mante de bure et lecapuchon qu’elle rabattait sur son visage pour effrayer lessuperstitieux. Les gens de France me paient comme ils la payaient,et je leur donne des nouvelles de nos Loups ; avec l’argent duroi, je fais dire des prières à la chapelle de Bouëxis pour lesalut de mon père et pour le bonheur de ma fille… Ami, je suiscontente de te revoir… As-tu accompli ta mission ?

Elle présenta sa main à Josselin quil’effleura de ses lèvres en disant :

– J’ai fait de mon mieux et je crois quej’ai réussi : le comte de Toulouse est en route pour laprovince de Bretagne.

– Il arrive demain, dit la jeune femme,qui semblait préoccupée, je sais cela et je m’en réjouis. Quedis-tu de madame Saint-Elme ?

Tandis qu’elle faisait cette question, il yavait comme un sourire autour de ses belles lèvres un peupâlies.

– Je l’ai cherchée en vain, répliquaJosselin, mais il m’a suffi de son nom pour ouvrir toutes lesportes, pour écarter tous les obstacles. Celle-là est pluspuissante qu’une princesse, notre demoiselle ! Je crois que,si j’avais demandé en son nom la clé de la chambre voûtée où sontles finances du royaume, le Régent me l’aurait donnée !

– Peut-être… murmura Valentine deRohan.

– N’est-il point l’heure ? demandatout à coup le vieillard, qui se leva sur son séant et jeta autourde lui un regard égaré. Je ne veux pas qu’on me dise encoreaujourd’hui : « Philippe d’Orléans est passé depuislongtemps. » Je veux veiller et l’attendre !

Valentine avait entraîné maître Josselin versla partie la plus sombre des ruines. Au bout d’un instant, levieillard chancela et retomba sur son lit de paille.

Quand Josselin Guitan eut fait son rapport etrendu compte de sa mission, Valentine demeura pensive.

– Tu as suivi ce don Martin Blas ?demanda-t-elle.

– Depuis Paris jusqu’à Rennes, où il estarrivé hier au soir, répliqua maître Josselin.

– Et tu l’as vu de tes yeux rôder autourde l’hôtel de la comtesse Isaure ?

– De mes yeux.

– Sais-tu ce qu’il vient faire en notrepays de Bretagne ?

– Il vient pour mettre à mort le comte deToulouse, répondit Josselin sans hésiter.

Valentine tressaillit et le regardaétonnée.

– Pour le roi d’Espagne ?fit-elle.

– Non.

– Pour Dubois ou le Régent sonmaître ?

– Non.

– Pour qui donc ?

– Pour lui-même.

– Alors ce don Martin Blas est l’ennemidu comte de Toulouse ?

– Son ennemi mortel.

– Sais-tu pourquoi ?

– Oui.

– D’où vient que tu hésites à me ledire ?

Josselin Guitan hésita en effet. Il passa lerevers de sa main sur son front, où perlaient des gouttes desueur.

– Ce don Martin Blas, dit-il enfinpourtant avec une visible répugnance, avait une femme qu’ilaimait.

La paupière de Valentine se releva vivement,puis se baissa.

– Le comte de Toulouse, poursuivitJosselin, était alors tout jeune. La calomnie, aidée par lesapparences, abusa don Martin Blas. Il soupçonna sa femme et il fitserment de se venger du comte de Toulouse.

– Le comte de Toulouse a-t-il donc habitél’Espagne ? balbutia Valentine, qui avait à la joue une pâleurplus mate.

– L’histoire dont je vous parle ne sepassait point en Espagne.

– Où se passait-elle ?

– En Bretagne.

Il y eut un silence.

– Don Martin Blas, continua Josselin,portait en ce temps-là un autre nom…

– Quel nom ? demanda Valentine d’unevoix défaillante.

Elle appuya son beau front triste sur sa main,et ses yeux s’emplirent de larmes silencieuses, tandis que Josselinrépondait :

– Il s’appelait Morvan deSaint-Maugon !

FIN DE LA LOUVE[7]

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