La Louve – Tome I

Chapitre 6LE MESSAGE

Rohan avait appelé sa fille par troisfois.

Tous les serviteurs du manoir étaient réunisdans la salle basse où maître Alain Polduc avait reçu dans lamatinée les redevances des tenanciers. Rohan n’avait plus sa maisonmontée comme aux beaux jours de sa puissance ; mais il luirestait assez d’officiers et de valets pour lui faire la haie dansson vestibule, quand il lui plaisait de sortir ou de rentrer enpompe. L’écuyer, le veneur, le sommelier, les piqueurs, lespalefreniers, les jardiniers, les laboureurs et les pâtours,formaient encore une petite armée.

Rohan avait appelé sa fille par troisfois.

Quand il descendit le grand escalier, la portede la cour fut ouverte à deux battants et montra son cheval noir,harnaché comme pour une bataille. Rohan lui-même était armé de pieden cap, non point à la manière des gentilshommes sujets deLouis XIV, mais suivant la mode surannée qui couvrait lescombattants de cuir et de fer. On eût dit, à le voir, un soldatbreton des compagnies de Mercœur, au temps de la Ligue. Rohans’était habillé ainsi pour rendre visite au comte de Toulouse.

Là-bas, parmi ces courtisans à perruquesimmenses et à chapeaux plats empanachés, il allait faire naîtreplus d’un sourire et produire en même temps la surprisequ’exciterait en nous quelque portrait austère de Philippe deChampagne, surgissant tout à coup au milieu d’une de ces toilessereines où Vandermeulen a groupé les lieutenants du grand roi.

Ici, dans la salle basse du manoir, lecontraste était moins frappant, parce que les serviteurs de Rohanne suivaient pas la mode de beaucoup plus près de lui. La maisonétait vieille et tenait aux vieux us ; hommes, meubles etmurailles, tout parlait du passé.

Cela ne prêtait point à la plaisanterie ;il y avait je ne sais quoi de vénérable, dans celle immobilitéobstinée qui voulait arrêter la marche du siècle, tournant le dosau présent amoindri, pour contempler avec religion dans le lointaindes âges la figure géante des aïeux.

Elles tombent, ces digues vivantes, parce quetelle est la loi de Dieu ; mais elles tombent avec bruit,comme les tours féodales dont la chute ébranle encore parfois noscampagnes, et qui jettent au loin en s’écroulant la poudre noire deleurs murailles dix fois séculaires aux murailles blanches et sansgloire de nos villas.

Rohan portait l’armure comme unchevalier ; sa barbe de neige descendait en touffes épaissessur l’acier de sa cuirasse, et sa tête nue, couronnée de longscheveux blancs, semblait attendre le casque à visière. Son visageétait pâle, mais ses yeux brûlaient, et son exaltation avaitévidemment grandi depuis la matinée. C’était comme une fièvre.

Les gens de la maison connaissaient bien cettefièvre dont les accès revenaient souvent.

Rohan avait eu cette fièvre la nuit où ilchassa son fils. Personne n’avait jamais donné à cette fièvre lenom de folie à cause du respect profond qui entourait Rohan.

– Voici notre demoiselle ! dit dameMichon, qui arrivait essoufflée.

– C’est bien ! répliqua le comteavec le calme emphatique des gens que l’ivresse va saisir. Elleentendra mes ordres, et mes ordres seront exécutés. Je veux que lefeu de la Saint-Jean soit allumé dans ma cour d’honneur. Je me suiséveillé joyeux ce matin et j’ai fait de beaux rêves.

Il y avait du froid dans les veines ;chacun présageait, sans savoir pourquoi, quelque bizarretragédie.

Valentine de Rohan entra et ne parut points’étonner du belliqueux accoutrement de son père. Elle s’approchaet tendit son front, où le vieillard déposa un baiser.

– Voilà une belle et bonne fille, dit-ilen la regardant avec admiration. Ne vous excusez pas pour votreabsence de ce matin, mademoiselle de Rohan ; vous faites àvotre guise, et j’ai confiance en vous.

– Merci, mon père, balbutia Valentine,qui baissa les yeux.

– C’est fête aujourd’hui, c’estfête ! s’écria Rohan tout à coup ; je ne vois pas Polduc,mon cousin ; Polduc sait pourtant bien de quelle fête jeparle !

Valentine appuya ses deux mains contre soncœur.

– Au moment du feu de joie, reprit levieux comte, je veux qu’on place le cierge. Entends cela,Valentine. Et tout à l’entour, je veux des tables dressées…Pourquoi n’as-tu pas fait toilette, ma fille ? Par le nom deRohan ! je te dis que, depuis le jour de ta naissance, tu n’aspas vu pareille réjouissance !

Un silence glacé suivait chaque parole duvieux seigneur. Pendant un de ces silences, Josselin Guitan, toutblême de fatigue, se glissa par la porte principale qui restaitentrebâillée et tomba épuisé sur une escabelle.

Valentine et lui échangèrent un rapideregard.

À ce même moment, maître Alain entrait du côtéde la cour.

– Approche Polduc mon cousin, fitjoyeusement Rohan. As-tu entendu tout à l’heure la trompe de SonAltesse, comme ils l’appellent ?

– Les piqueurs du comte de Toulouse,répondit maître Alain, viennent de sonner la mort dans laforêt.

– La mort ! répéta Rohan dont laprunelle jeta un sombre éclair. Qu’ils sonnent ! qu’ilssonnent la mort !

– Mon père, dit Valentine doucement, vosmains tremblent et votre voix est bien changée !

Le comte se redressa de toute sa hauteur etfit signe à maître Alain, qui vint lui ceindre une énorme épée àgarde de fer ciselé.

– Quand ceci sera dans ma main, dit-ilavec un orgueil sauvage, ma main ne tremblera plus ! N’est-cepas, Polduc mon cousin ?…

– Sainte vierge ! pria tout basValentine, ayez pitié de nous !

Le comte se pencha vers elle.

– Si je mourais aujourd’hui, par hasard,lui demanda-t-il en confidence, épouserais-tu volontiers notrecousin Polduc ?

Valentine fit un mouvement d’horreur.

– Bien ! Bien ! reprit le comteen riant, pourquoi mourrais-je aujourd’hui plutôt que demain ?S’il plaît à Dieu, nous nous réjouirons ce soir en famille. Viensavec moi Polduc, et montons à cheval.

– Pourquoi ne prenez-vous pas votreécuyer, mon père ? demanda Valentine éplorée.

– Polduc me servira d’écuyer, répondit lecomte.

– Jusqu’à moitié chemin seulement, pensamaître Alain, car aujourd’hui j’ai bien de la besogne !

Rohan attira sa fille contre son cœur.

– Ta mère est une sainte dans le ciel,murmura-t-il en la serrant avec passion dans ses bras. Je n’ai plusque toi, ma fille, et je t’aime pour tous ceux que j’aiperdus ! Si tu ne me voyais pas revenir…

– Mon père ! s’écria Valentine entombant à genoux, au nom de Dieu ne partez pas !

Les témoins de cette scène écoutaient,regardaient et retenaient leur souffle.

Rohan resta un instant le front penché, puisil se releva et gagna la porte en disant :

– Un beau feu de joie, un festin brillantet ta plus belle parure pour me recevoir au retour, mafille !… Suis-moi, Polduc mon cousin.

Il descendit les degrés de la cour ; tousses officiers et serviteurs l’accompagnèrent et firent cercleautour de lui pendant qu’il montait à cheval. Ce fut Polduc qui luitint l’étrier.

Polduc pensait :

– Je vais savoir tout à l’heure combienpeut valoir, en écus sonnants, la vie d’un fils de roi, grandamiral de France et gouverneur de la province deBretagne !

 

Rohan était en selle. Tout le monde dans lacour se découvrit, tandis qu’il ramassait les rênes. Le cheval noirvint à la main et fit une courbette en passant devant la porte duvestibule. Rohan, qui semblait un autre homme depuis que son piedavait touché l’étrier, s’inclina noblement pour envoyer à sa filleun sourire avec un baiser.

– Celui-là est un Breton ! ditJosselin Guitan, qui s’appuyait tout pensif au montant de laporte.

– Tête et cœur de fer ! murmuraValentine.

Dame Michon demanda d’un air triste :

– Notre demoiselle, faut-il préparer lefeu de joie, et faut-il dresser des tables à l’entour ?

– Faites suivant les ordres de Rohan,répondit Valentine, qui remonta le grand escalier.

Josselin la rejoignit derrière la draperied’argent.

– Tu l’as vu ? demandaprécipitamment Valentine.

– Je l’ai vu.

– As-tu réussi à lui parler ?

– Tout le monde l’aborde et luiparle.

– Tu l’as prévenu de ce qui doitarriver ?

– Vous me l’aviez ordonné notredemoiselle.

– Qu’a-t-il dit ?

– Rien… Il s’est pris à sourire.

– J’avais peur de cela ! s’écriaValentine avec découragement. Il est brave, il est orgueilleux… Etpour qui ne connaît pas Rohan, l’idée doit paraîtrefolle !

– Oui, murmura Josselin, mais pour quiconnaît Rohan…

– Terrible ! acheva Valentine.

Josselin Guitan secoua la tête et répéta« Terrible ! »

Il y eut silence. On entendait de l’autre côtéde la draperie les valets de Rohan qui causaient entre eux et quicommentaient à leur manière le mystérieux départ du comte.

Dans la forêt, c’était une débauche defanfares lointaines ; on eût dit la fête de Saint-Hubert.

– Alors, reprit Valentine à voix basse,le prince a dédaigné mon avertissement ?

– Tant s’en faut, notre demoiselle !répliqua le jeune gars avec une visible répugnance.

– Que veux-tu dire ?

– Les propres paroles du prince sont dansma mémoire ; si vous l’exigez, je vous les répéterai.

– Parle ! ordonna Valentine.

Josselin Guitan baissa les yeux et une rougeurlégère vint à sa joue.

– Le prince a dit, prononça-t-illentement : Je rends grâces à Valentine de Rohan, qui, est labelle des belles…

À son tour, Valentine rougit et baissa lesyeux.

– Mais, poursuivit Josselin, qui répétaitcomme une leçon la réponse courtoise du fils de France, c’est unpéril qu’on me dénonce, et je ne sais qu’une excuse pour unchevalier qui fuit le péril.

Josselin s’arrêta.

– A-t-il spécifié l’excuse ? demandaValentine sans relever les yeux.

– L’ordre d’une dame, réponditJosselin.

La rougeur qui avait envahi les joues demademoiselle de Rohan fit place à une pâleur plus mate.

– Où est le prince à cette heure ?interrogea-t-elle brusquement.

– Je l’ai laissé tout près d’ici,repartit le jeune gars, au ravin de la Fosse-aux-Loups.

– Tu vas retourner vers lui, tu vas luidire que Valentine de Rohan l’attend.

– Est-ce un ordre balbutia Josselin d’unevoix altérée.

– C’est un ordre ? réponditValentine, qui releva son front hautain.

Le jeune gars s’inclina et fit un pas pours’éloigner. Valentine le rappela.

– Josselin, dit-elle avec une sévéritémélancolique et douce, j’ai bien de la peine ; je n’espère pasvaincre en cette lutte mortelle, et ton dévoûment, pauvre Josselin,n’aura peut-être jamais de récompense… Je ne te demande plus qu’unechose, Josselin : ne te hâte pas de juger la fille de tonmaître.

– Pour la première fois de ma vie, jevous désobéis, notre demoiselle, répliqua Josselin en mettant ungenou en terre et les larmes aux yeux. Mon cœur vous juge et vousbénit !

Valentine lui tendit la main qu’il effleura deses lèvres avec respect.

– Va, reprit-elle, dis à ta mère decoucher Marie, ma fille, dans le berceau qui servit à feu César deRohan, mon frère, avant de me servir à moi-même ; dis-luiqu’elle porte le berceau dans le salon d’honneur où elle introduirale comte de Toulouse, s’il vient à mon assignation… Rohan m’aordonné de me faire belle aujourd’hui : appelle en passant meschambrières, je veux obéir aux ordres de Rohan… Va !

– Une dernière question, prononçatimidement Josselin : par où faudra-t-il introduire legouverneur ?

– Par la porte du bord de l’eau.

Josselin Guitan souleva la draperie d’argentet disparut.

L’instant d’après, les chambrières deValentine lissaient et parfumaient sa merveilleuse chevelure. Elleétait assise devant une lourde glace à pivot qui reproduisait envain l’image de sa beauté sans rivale : elle ne se voyait pas.Ses chambrières la tournaient et retournaient, docile comme si ellen’eût point eu la conscience de leur travail.

Elle avait demandé sa plus brillanteparure ; les diamants de l’écrin de famille allumèrent bientôtleurs feux à ses oreilles, à son front, sur sa poitrine et dans sescheveux. Une robe de soie lamée emprisonna sa taille souple etfine.

Nous l’avons dit, rien n’était moderne dans lademeure de Rohan ; les jolies dames des États n’auraient pointvoulu du costume de Valentine. Elles eussent songé involontairementà leur bisaïeule, qui faisait bouche en cœur sur la toile encadréed’or, en respirant depuis cent ans le parfum de la même rose. Maissous ces atours, un peu surannés dans leur magnificence, lajeunesse de Valentine ressortait victorieuse et plus fière ;il y avait, parmi ses grâces charmantes, je ne sais quelle hauteurqui allait bien à l’élégant corsage mis à la mode par Anned’Autriche. Tout en elle était noble, et vous l’eussiez prise,quand elle se leva, pour une jeune et radieuse reine, prête àmonter pour la première fois les marches de son trône.

Elle accorda enfin un regard à son miroir etcongédia ses femmes en leur disant :

– C’est bien !

Il y avait une demi-heure à peu près queJosselin était parti. Valentine, restée seule s’agenouilla devantson prie-Dieu ; elle essaya de réciter l’oraison de chaquejour, mais il y avait dans son esprit une pensée unique etnavrante : c’était comme un de ses rêves obstinés que lafièvre ramène. Elle voyait d’un côté Rohan son père ; del’autre Saint-Maugon, son mari : tous deux l’épée à lamain ; Rohan attaquant le comte de Toulouse, Saint-Maugonobligé de le défendre.

Le soleil allait tombant à l’horizon, l’airétait chaud, la brise molle balançait à peine les plus hautes cimesdes arbres de la forêt. Valentine ouvrit sa fenêtre. C’était, audehors, un silence profond ; la nature entière semblait,sentir l’approche du soir, et les mille bruits de la campagne setaisaient.

Le regard de Valentine interrogeait cettepente agreste qui descendait vers la vallée de la Vesvre où l’onvoyait au loin les troupeaux allanguis par la chaleur. Un peu depoussière s’éleva comme un léger nuage au-dessus du taillis, del’autre côté des douves. Le pas d’un cheval invisible résonnasourdement sous le couvert.

Valentine referma sa fenêtre, et appuya sesdeux mains contre son cœur.

– J’aurai près de moi le berceau de mafille, murmura-t-elle, pendant qu’un sourire mélancolique éclairaitsa belle pâleur, et Dieu me protégera.

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