La Louve – Tome I

Chapitre 6LE NOËL

Suivant toute apparence, ce don Martin Blas nementait point en disant qu’il était venu d’Espagne tout exprès pourvoir la comtesse Isaure ; ç’avait été, du moins, depuis laveille, son unique affaire. Il était arrivé sur le tard et s’étaitprésenté à l’hôtel de la place des Lices comme porteur dedifférents messages venant de Madrid et de Paris. La comtessen’était pas visible.

Don Martin, à bout d’instances, avait dû seretirer ; mais, comme un assiégeant qui veut reconnaître laplace avec soin après les premières sommations inutiles, don Martinavait rôdé toute la soirée autour de l’hôtel. Les remparts deRennes existaient encore en partie à cette époque ; un vieuxpan de muraille tenant aux portes Mordelaises s’élevait derrièrel’hôtel.

Du haut de cet observatoire, don Martin putvoir, à l’heure de minuit, les croisées intérieures de l’hôtels’illuminer tout à coup. Des ombres mouvantes se dessinèrent sur lamousseline brodée des rideaux. Ce n’était pas un bal, car onn’entendait point de musique, et les ombres projetées se mouvaientavec une grave lenteur. Il n’y avait là que des hommes, desconspirateurs peut-être.

Dieu sait qu’en Bretagne, au commencement dudix-huitième siècle, il y avait des conspirateurs partout.

Or, partout où deux conspirateurs serassemblent, il se trouve un œil curieux pour les observer ;la conspiration appelle l’espionnage tout naturellement comme laguerre en rase campagne appelle les vautours et les loups. DonMartin Blas n’avait point trop l’air d’un espion, et pourtant ilregardait de tous ses yeux, maudissant les rideaux importuns quifaisaient écran à son excellente vue.

Cette assemblée mystérieuse, qu’il entrevoyaitcomme au travers d’un nuage, s’agita pendant une demi-heure tout auplus, après quoi don Martin Blas ne vit plus que deux ombreshumaines dessinées sur les rideaux : un homme de corpulencemagistrale, une femme à la taille souple et gracieuse.

Il descendit de son observatoire, espéranttrouver un lieu plus voisin et plus propice. Dans la rue, des passe faisaient entendre au loin, et il vit passer successivementdevant le lumignon de la vierge des Lices une douzaine depersonnages enveloppés dans leurs manteaux et le chapeau rabattusur les yeux. Quant à l’hôtel, son aspect était silencieux etsombre ; d’en bas, on n’entendait, on ne voyait rien.

Ce fut alors que l’Espagnol, revenant auxhabitudes de son pays, eut l’idée d’escalader la terrasse, et queles archers le surprirent à moitié route. Après sa délivrance, dueà l’aide de Raoul, don Martin revint, et, plus heureux cette fois,il put atteindre la plate-forme de la terrasse. Au bout de quelquespas, il reconnut parfaitement le salon qu’il avait aperçu desremparts. Le salon était encore éclairé, mais aucune ombre netachait plus la riche mousseline des rideaux. Le salon étaitvide.

Ce pauvre Martin Blas n’avait pas debonheur ; au moment où il regardait cette salle brillante,mais déserte. Il entendit que la porte extérieure de l’hôtels’ouvrait ; il se pencha vivement à la balustrade de laterrasse et put entrevoir une femme à cheval qui remontait la pentedes Lices. Il eût donné cinquante pistoles en ce moment, de grandcœur, pour être dans la rue ; mais le temps de descendre,l’amazone avait disparu dans l’écheveau de petites rues tournantesqui séparait les Lices de la place Saint-Anne, et l’on n’entendaitmême plus sur le pavé le pas de sa monture. Don Martin Blas avaitperdu sa peine.

Le lendemain au matin, de bonne heure, ilfrappa pour la seconde fois à la porte du fameux hôtel ; onlui répondit, comme la veille, que madame la comtesse n’était pointvisible.

– Madame la comtesse serait elle envoyage ? demanda-t-il.

Le valet, scandalisé de cette questionindiscrète, lui jeta la porte au nez.

Si maintenant nous retrouvons don Martin Blasau Pont-Joli, demandant sa route pour aller au château deM. le sénéchal, c’est que sans doute il avait quelque autrepetite chose à faire en Bretagne que de courir après cettemystérieuse comtesse Isaure.

– Le prétexte ne sera pas difficile àtrouver, dit-il, répondant aux dernières paroles de Raoul quil’avait prié d’éloigner Magloire, je vais donner quelque chose à cegarçonnet pour qu’il prenne la bride de mon cheval et le conduise àtravers ces taillis.

Il pensait à part lui :

– Je ne serais pas fâché de causer un peuaussi avec ce jeune drôle !

Raoul approuva le moyen et reprit :

– Si je voulais parler aujourd’hui à lacomtesse Isaure, j’irais où vous allez, mon gentilhomme.

– Au manoir de Rohan-Polduc ?demanda l’Espagnol étonné.

– Précisément, répliqua Raoul.

– Et comment savez-vous ?…

– Je ne sais rien, mais je suppose… Hier,en vous quittant, je regagnais mon logis pour faire mesdispositions de voyage, car je comptais partir au point du jour.J’ai entendu tout à coup derrière moi le pas d’un cheval, et à lalueur de la lanterne qui brûle aux pieds de Notre-Dame-des-Lices,j’ai reconnu la comtesse Isaure.

– En effet, murmura Martin Blas, elle estsortie de son hôtel à cette heure.

– Je l’ai suivie, car les abords de laville ne sont pas sûrs, et si quelque malfaiteur se fût approché dela comtesse Isaure, c’eût été affaire à moi. Je l’ai suivie jusquepar-delà le couvent de Sainte-Melaine et j’ai vu qu’elle mettait samonture au trot dans le chemin de la Croix-Rouge. Or, le chemin dela Croix-Rouge ne mène guère qu’en ce lieu où nous sommes, à laFosse-aux-Loups et au manoir de M. le sénéchal.

– Holà ! petit ! cria donMartin Blas, veux-tu gagner un écu de trois livres ?

– S’il n’y a pas trop d’ouvrage… réponditMagloire qui mit le bonnet à la main.

– Il s’agit de me conduire au château deRohan-Polduc.

– Je ne sais pas beaucoup la route, pensaMagloire, qui ajouta tout haut : Je vous y mènerais les yeuxbandés.

– Tu me trouveras dans une heure à lacroix de Mi-Forêt, dit Raoul.

Don Martin se remit en selle. Au moment oùRaoul échangeait avec lui une poignée de main, don Martin Blas sepencha sur le garrot de son cheval et lui dit à voixbasse :

– Mon jeune camarade, puisque vos espoirssont au manoir de Rohan-Polduc, souvenez-vous, je vous prie, quej’aurai sous peu quelque crédit dans cette demeure, et usez de moicomme il vous plaira.

– En route ! ajouta-t-il sansattendre la réponse de Raoul.

Magloire prit le cheval par la bride ets’engagea dans la bruyère qui rejoignait la route supérieure. Il seretournait de temps en temps pour mesurer la distance parcourue.Quand il jugea que Raoul ne pouvait plus l’entendre, il entama,l’entretien d’un ton capable et assuré :

– Oui bien, dit-il, je peux vous raconterl’histoire de M. Raoul et toutes les histoires que vousdésirerez connaître. Quant à ça, il y a histoire et histoire ;celle de M. Raoul ne signifie pas grand’chose ; mais lamienne propre est bien étonnante. Je suis le fiancé de Sidonie,dont la mère avait épousé en premières noces…

– Quelles relations peuvent exister entrala comtesse Isaure et ce jeune Raoul ? demanda MartinBlas.

– Il parle d’elle comme si c’était lareine, répondit Magloire ; la mère de Sidonie avait doncépousé…

Don Martin l’interrompit encore :

– Le sénéchal de Rohan-Polduc n’a-t-ilpoint d’enfant ?

– Eh ! non, fit Magloire, puisqu’ilveut adopter les jeunes demoiselles Feydeau, ses belles-sœurs…J’étais en train de vous dire que la mère de Sidonie…

– Parle-moi de cette famille deRohan-Polduc, interrompit pour la troisième fois don Martin Blas,parle-moi de cette jeune fille qu’on appelle Céleste. Si tum’apprends quelque chose, tu seras récompensé.

Décidément l’Espagnol ne voulait point savoirle nom du premier époux de la mère de Sidonie. Magloire défila tantbien que mal son chapelet de cancans. Don Martin Blas l’écoutad’abord avec attention, puis il se prit à rêver. Au bout de dixminutes ils étaient au plus épais d’un beau fourré de jeuneschênes. Magloire s’arrêta ne sachant plus quelle route suivre.

– Donne-moi la bride, lui dit MartinBlas, prends cette pièce de six livres et va-t’en au diable, jeconnais la forêt de Rennes mieux que toi !

Il piqua des deux et disparut derrière lefeuillage.

Positivement, il connaissait beaucoup mieux laforêt que son guide, car il rejoignit sans tâtonner la routesupérieure et ne s’arrêta qu’au sommet de la montée. De là onapercevait très-bien le manoir de Rohan, situé à un quart de lieuetout au plus. Martin Blas mesura la hauteur du soleil et semblahésiter.

– J’ai le temps ! murmura-t-il enéperonnant son cheval.

Au lieu de se diriger vers le manoir, ildescendit la route au galop, fit le tour des deux collines reliéespar le Pont-Joli, et mit pied à terre de l’autre côté du ruisseau,tout au fond d’un ravin sombre et d’aspect sauvage que nous avonsnommé bien des fois déjà : le ravin de la Fosse-aux-Loups.

Le pauvre Magloire se comparait pendant celaau petit Poucet égaré dans les bois par ses méchants frères. Lafortune multipliait les épreuves sur ses pas peut-être pour lechâtier d’avoir accepté les fonctions de guide, si fort au-dessusde ses moyens. Il s’assit au pied d’un arbre et tira de sa pochedes bribes de pain et de jambon qu’il mangea mélancoliquement.

 

Raoul était resté seul sur le tertre. Dès quele pas du cheval se fut étouffé dans la bruyère, Raoul prit lepetit sentier par où Martin Blas était arrivé. Au bout d’unecentaine de pas, il quitta la voie tracée et tourna au plus épaisdes broussailles.

Le terrain montait brusquement. Raoul setrouva bientôt au centre d’un petit espace découvert qui dominaitle tertre. À sa gauche et tout près de lui, les ruines d’un moulinà vent se cachaient à demi dans les ronces. Il regarda le tertrequi était désert, puis les ruines du moulin, silencieuses comme untombeau. Il y avait autour de ses lèvres un sourire découragé.

– Pourquoi ne m’aurait-il pas raillé, cethomme ? murmura-t-il, puisque je suis tenté à chaque instantde me railler moi-même ! J’ai beau me dire que la vie n’estpas un conte de fées, je sens que je me perds malgré moi dans lepays des extravagantes visions !… La Sorcière ! je vienschercher la Sorcière ! Moi qui ai dix-neuf ans et qui suis unhomme !… Qu’est-ce que c’est qu’une sorcière ? quelquepaysanne ignorante et grossièrement rusée !… Et qu’ai-jebesoin de la Sorcière pour endosser l’uniforme de soldat ?

À la suite d’un si beau raisonnement, ilaurait dû reprendre le chemin de la ville et laisser la Sorcièreabuser, à son aise, de la crédulité des sabotiers ; mais cesraisonnements sages ne font jamais reculer d’une semelle sur lechemin de la folie. Raoul cherchait une issue à travers lesbroussailles pour gagner les ruines du moulin ; ce quil’arrêta, ce fut la voix douce et claire que nous avons entenduedéjà dans la matinée, voix d’enfant qui chantait au loin lecantique naïf de la Chandeleur. Raoul se retourna vivement, ilavait reconnu cette voix ; la Sorcière pouvait attendre.

Il ne vit rien d’abord sur le tertre qu’ilvenait de quitter, rien non plus sur la colline opposée ; maisle Pont-Joli se balançait doucement, et, il devina Céleste cachéederrière le feuillage du grand chêne, jeté en travers de la gorge.En effet, derrière les branches qui croissaient des deux côtés dupont, il aperçut bientôt, la robe blanche de Céleste qui allaitlentement et la tête penchée ; elle chantait :

J’ai vu du saint Paradis

La porte ouverte grande :

L’enfant Jésus avait mis

Sa plus belle guirlande ;

La bonne Vierge à genoux

Faisait risette et joujoux…

Mon petit Seigneur si doux

Aura mon offrande !

À la fin de ce couplet, Céleste était aumilieu du pont qui oscillait sous son poids léger. Les derniersrayons du soleil jouaient dans sa chevelure blonde. Elle ne savaitpas même qu’elle chantait. Son front gracieux s’inclinait toutrêveur et ses petits doigts de fée disposaient en bouquet les tigesfleuries des nouvelles véroniques qu’elle venait de cueillir. Labrise faisait onduler à la fois les boucles de ses cheveux et lesplis flottants de sa robe ; le vieux chêne qui formaitl’arcade du Pont-Joli la berçait entre ses deux rampes deverdure.

On entendait sur le bois le bruit de sessabots : car Magloire n’avait point menti ; elle portaitdes sabots.

Un instant elle se pencha au-dessus du videpour regarder la route, puis elle reprit sa marche et sonnoël :

J’ai vu l’étoile du soir

Regarder notre terre ;

L’enfant Jésus veut tout voir

Par les yeux de sa mère.

La bonne Vierge a des yeux

Qui cherchent les malheureux…

L’enfant Jésus dans les cieux

Aura ma prière !

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