La Louve – Tome I

Chapitre 5RENSEIGNEMENTS

Magloire s’était procuré par son industrie letiers du beau pain tendre et un notable morceau de saucisson.

– Raoul tout court ! fit-il labouche pleine, ça ne sonne pas tout à fait si bien que Rohan ouMontmorency ! Moi, je m’appelle Magloire Bodin, natif de larue Vasselot… Et vous ?

Raoul voulut lui imposer silence.

– Laissez, fit l’étranger en riant. Jen’ai pas voulu dire mon nom à ces coquins d’hier, mais je n’ai rienà vous cacher, mon jeune camarade. Je m’appelle don Martin Blas etsuis Castillan de naissance.

– En ce cas, vous avez bien fait de nepas vous nommer, repartit Raoul ; depuis que la conspirationde Cellamare est découverte, il ne fait pas bon chez nous pour lesEspagnols.

– C’est ce qu’on dit… Mais je ne suisqu’un pauvre gentilhomme voyageant pour ses affaires, et je nem’occupe guère de celles de l’État.

Il déboucha sa gourde et reprit comme pourrompre l’entretien.

– Une santé à la dame de vos pensées, monjeune maître !

Raoul prit la gourde en baissant les yeux.

– Car vous êtes engagé dans le servage ducœur, je parie, acheva don Martin Blas, dont le sourire se faisaitpensif.

Magloire avait mangé d’un si grand appétitqu’il étouffait déjà.

– Moi, c’est mon cas, murmura-t-il,pensant que c’était là un titre pour avoir la gourde, je suis lefiancé de Sidonie.

– C’est l’âge ! prononça lentementdon Martin Blas, qui jeta son feutre sur l’herbe et découvrit ainsisa magnifique chevelure plus noire que le jais, où l’on voyaitbriller ça et là quelques fils d’argent. Pourquoi dire à ceux quisont tout jeunes : Prenez garde ! L’homme serait égal àDieu, si sa volonté pouvait balancer la destinée. On aime comme onmeurt, nécessairement et fatalement. Heureux celui qui meurt, avantd’avoir aimé !

Il reçut la gourde des mains de Raoul et butune large rasade.

– Je vous attriste, mon jeune compagnon,poursuivit-il en secouant les boucles brillantes de ses cheveux.J’ai tort, mais tel que vous me voyez, j’ai aimé comme onmeurt : douloureusement. Il y a longtemps de cela… bienlongtemps ! C’est égal, il me semble parfois que j’aimeencore, puisque je souffre toujours.

– Vous êtes jeune, mon gentilhomme, ditRaoul, qui le considérait avec étonnement.

– Là-bas, répondit don Martin, notresoleil nous mûrit vite, mais nous conserve longtemps. Je pourraisêtre votre père… à Votre bonne chance !

Il but une seconde rasade, reboucha la gourdeet la jeta sur les genoux de Magloire, qui poussa un grognement deplaisir.

– J’ai bu à votre heureuse chance, monjeune maître, continua-t-il. Vous m’avez tout l’air de courir lemonde et de chercher fortune… Ai-je deviné ?

– Peut-être… Et vous ?

– Moi, je cherche autre chose.

Magloire avait mis le goulot de la gourde danssa bouche et buvait à perdre haleine. Don Martin semblaitréfléchir.

– Je connais à la cour de Madrid, dit-ilen choisissant ses mots, un homme qui paierait au poids de l’orcertains renseignements… N’y avait-il pas autrefois en ce pays unefamille de Rohan-Polduc, se prétendant issue des princes souverainsde Bretagne ?

– Certes.

– Existe-t-elle encore, cettefamille ?

– Puisque vous allez chez M. lesénéchal, il porte le titre de vicomte de Rohan-Polduc…

– Ce n’est pas cela, dit don Martin ensecouant la tête.

– Comment ! ce n’est pascela ?

– L’homme dont je vous parlais, et quiest à la cour d’Espagne, ne cherche pas de renseignements surM. le sénéchal, mais sur ceux qui portaient avant lui le nomde Rohan-Polduc.

– Avant le déluge ! grommelaMagloire, qui fit claquer sa langue gourmande. Voilà, du vin quiest aussi bon que du cidre doux !

– Il y a quinze ans ou même davantage,dit Raoul faisant appel à ses souvenirs, le manoir de Rohan-Polducétait habité par un vieux seigneur dont les paysans de la forêtprononcent encore le nom avec un respect mêlé de terreurs.

Ce vieux seigneur avait un fils et une fille.On raconte à leur endroit une triste et longue histoire… Larévocation de l’édit de Nantes vint ; le vieux seigneur étaitprotestant ; il fut expulsé de ses terres. Un de ses parents,qui est maintenant M. le sénéchal, épousa la fille aînée del’intendant Feydeau et se fit donner l’investiture des grands biensde l’exilé. Je vous dis cela en gros, comme on me l’a rapporté. Levieux comte alla en exil tout seul ; son fils était mort, etil avait maudit sa fille…

Don Martin écoutait avec une attentionsingulière.

– La belle Valentine de Rohan !reprit Raoul. Je ne sais trop en quoi monseigneur de Toulouse,gouverneur de Bretagne, qui était alors tout jeune, se trouvaitmêlé à cette aventure. Il paraît qu’on ne vit jamais beauté plusparfaite que celle de madame Valentine.

– Que devint-elle ? demandal’Espagnol.

Magloire manœuvrait pour s’emparer du jambonqui était hors de sa portée.

– Ma foi ! répliqua Raoul, je n’ensais pas si long que cela. Le vieux comte quitta la France,peut-être ; on n’entendit plus parler de lui ni de sa fillejusqu’au moment où nos gentilshommes entrèrent dans laforêt… Faut-il vous expliquer cette phrasemystérieuse ?

– Non, répondit l’Espagnol. Quand vosgentilshommes entrèrent dans la forêt, on entendit parler de cetteValentine ?

– On entendit parler de son père. Tousles anciens vassaux de Rohan se soulevèrent et prirent les armesdepuis Vitré jusqu’à Rennes. Au combat qui eut lieu sous le bourgde Liffré, les gens du roi se saisirent d’un pauvre vieillard quisemblait atteint de folie. À Rennes, on le reconnut pour le comtede Rohan-Polduc. Il fut mis en accusation et condamné à mort, ainsique bien d’autres.

– Et sa fille le sauva ? ditvivement l’Espagnol.

– Sa fille… répéta Raoul avec étonnement.Vous en savez plus long que moi, mon gentilhomme !

– Je ne sais rien, dit Martin Blas. Jetâtonne et je cherche… Poursuivez, je vous en conjure.

Raoul s’était levé ; l’Espagnol l’imita.Magloire, qui n’avait pas cessé un seul instant de manger,s’abattit sur les restes et, s’écria effrontément :

– Enfin, c’est à mon tour !

– Il est certain, poursuivit Raoul,qu’une femme s’introduisit dans la prison de la Tour-le-Bat, où levieux Rohan était captif. Le porte-clés était un homme de laforêt ; les portes s’ouvrirent au milieu de la nuit…

– Et au seuil même du cachot de Rohan,acheva l’Espagnol, un écriteau fut trouvé qui portait en grosseslettres : LA LOUVE !

– Ah ! ah ! s’écria Raoul enriant, notre Bretagne est le pays des contes de la mère l’Oie, jevous préviens de cela ! Méfiez-vous des on-dit, ou vous ferezdu chemin !

– Cependant la Louve existe, objectaMartin Blas qui gardait son sérieux.

Magloire faisait disparaître dans les pochesde sa camisole les débris du déjeûner.

– Je crois bien que la Louveexiste ! s’écria Raoul avec moquerie ; une femme de sixpieds de haut et barbue comme un musulman !…

– On m’avait dit… commença MartinBlas.

– Je sais, je sais ! le diadème deperles dans les boucles soyeuses d’une adorable chevelure noire, letrône entouré de girandoles, le fameux manteau d’hermine et tout cequi s’ensuit. Avant d’avoir l’âge de raison, toutes ces fables medonnaient la fièvre, et j’aurais sacrifié dix ans de ma vie pourvoir les merveilles de la Fosse-aux-Loups !

– Maintenant que vous avez l’âge deraison, interrompit Martin Blas en changeant de ton, vous êtesdevenu sceptique ? C’est la mode. Laissons là ces histoiresqui ne nous regardent pas, et parlons un peu de vous, mon jeunemaître.

Il lui prit la main affectueusement etajouta :

– Est-ce que nous aurions envied’entrer dans la forêt, pour employer le langage dujour ?

– Au contraire, répliqua Raoul, je veuxêtre soldat du roi.

– Cherchez-vous des recruteurs dans ceshalliers ?

– Si je vous disais mon histoire, vousvous moqueriez de moi, mon gentilhomme.

– Non, sur l’honneur !

– Et vous auriez peut-être raison, fitRaoul tout pensif.

– Il n’y a pas de peut-être, rectifiaMagloire entre haut et bas, mais il va la lui raconter tout demême, son histoire !

– Je suis pauvre, commença en effetRaoul ; je n’ai point de parents ; j’habite à Rennes unechambrette dont la fenêtre s’ouvre vis-à-vis de l’hôtel deRohan-Polduc.

– Où demeurent les deux demoisellesFeydeau, murmura Martin Blas.

– Dans ce grand hôtel de Rohan,poursuivit Raoul, il y avait une jeune fille, orpheline comme moi,et dont le petit réduit, perdu dans les combles, faisait facejustement à mon humble croisée. Feydeau et Rohan-Polduc ne vontplus faire bientôt qu’une famille, car M. le sénéchal est eninstance auprès du parlement pour adopter les deux sœurs de feu safemme, afin qu’elles aient le droit de porter le nom de Rohan. Leparlement oppose je ne sais quelle difficulté légale, maisl’intendant Feydeau a des millions. La pauvre orpheline a été lacompagne d’enfance des demoiselles Feydeau.

– Élevée par charité, quoi !grommela Magloire.

– Avez-vous ouï parler, poursuivit Raoulen relevant la tête tout à coup, de cette noble dame qui est venuede Paris l’hiver passé, et qui éclaire comme un soleil les fêtes dela jeunesse bretonne ?

Martin Blas ne répondit point, mais ses yeuxprirent une expression étrange.

– La comtesse Isaure, parbleu ! fitMagloire, une rien du tout !

– La comtesse Isaure, répéta Raoul, lareine des enchantements, celle à qui l’intendant royal donneraitson immense fortune pour un sourire !

Don Martin Blas fronça le sourcil.

– Je n’ai passé qu’une nuit à Rennes,prononça-t-il à voix basse, et je sais déjà que cette comtesseIsaure n’a pas la bonne renommée qui vaut mieux que ceinturedorée.

– Moi je ne sais pas cela, continuaRaoul ; je sais que j’ai vu souvent la foule de nosgentilshommes la suivre et lui faire un cortège d’honneur ; jesais que j’ai vu le pavé des rues se joncher de fleurs sur sonpassage ; je sais que les plus fières, les plus nobles, lesplus belles, sont jalouses de son radieux bonheur…

– À cet enthousiasme, dit Martin Blas,dont la voix prenait pour la première fois une nuance d’amertume,je devine que le cœur de mon jeune compagnon est fort embarrassé.D’un côté, il y a cette syrène, la comtesse Isaure, de l’autre lajeune fille dont j’ignore le nom…

– La Céleste, pardienne ! fitMagloire en le tirant par la manche, une fille de la campagne, uneCendrillon, une pauvresse !

Raoul releva son regard sur Martin Blas.

– Vous ne devinez rien, mon gentilhomme,dit-il presque sévèrement, et je ne vous raconterai pas monhistoire.

– Pourquoi cela ?

– Parce que vous ne la comprendriezpas.

Raoul tourna la tête et fit quelques pas versle ravin. Les heures avaient marché ; le soleil commençait àdescendre derrière le bois de châtaigniers.

– Il est temps ! pensait Raoul. Lacomtesse Isaure m’a dit : « Avant la chûte dujour… »

– Si vous voulez, chuchota Magloire àl’oreille de Martin Blas, je vous la dirai, moi, son histoire… etla mienne par-dessus le marché, et bien d’autres encore !

Don Martin le regarda pour la première foisavec attention. L’aspect de cette figure moitié nigaude, moitiéfutée ; fit naître un sourire sous sa moustache.

– Tu sais donc bien des histoires ?dit-il.

– Toute la noblesse de Rennes sefournissait chez mon patron, répondit Magloire.

Don Martin se rapprocha de Raoul, qui étaitdebout, les bras croisés, au bord de la rampe, et qui regardaitfixement la toiture blanchâtre du moulin. Don Martinpensait :

– Si je ne l’avais pas interrompu,peut-être aurais-je trouvé par lui celle que je cherche…

– Mon jeune maître, reprit-il tout hautet d’un ton affectueux, je crains de vous avoir blessé.

– Pas le moins du monde ! répliquaRaoul avec un reste de froideur.

– Donnez-m’en la preuve. Je ne vousdemande plus vos petits secrets ; j’espère les connaître parla suite, en devenant votre ami. Ce qu’il me faut, c’est unrenseignement.

– À vos ordres !

– Vous parliez tout à l’heure de lacomtesse Isaure ; je viens de loin, et je suis chargéd’intérêts bien graves. Connaissez-vous assez la comtesse Isaurepour savoir où elle va quand elle ne passe point la nuit en sonhôtel ?

– Est-ce que vous êtes venu de votre payslointain tout exprès pour causer de la comtesse Isaure ?demanda Raoul, qui eut à son tour dans la voix une petite pointed’ironie.

– Je suis venu pour cela, répondit donMartin sérieusement.

– Eh bien ! mon gentilhomme, repritRaoul, je puis faire mieux que répondre à vos questions, maisservice pour service. J’ai besoin d’être seul ici. Trouvez unprétexte pour me débarrasser de ce garçon pendant une heure, et jevous dirai où je me rendrais ce soir moi-même, si j’avais besoin deparler à la comtesse Isaure.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer