La Louve – Tome I

Chapitre 8LE BERCEAU

On s’étonne parfois de voir tomber avec fracasau souffle de l’orage quelque tronc robuste, chargé de rameauxverts. On s’étonne jusqu’au moment où l’œil découvre une tracenoire et tortueuse à l’endroit même où le bois a éclaté. Le ventest fort, mais il y a là sous l’écorce un vil auxiliaire sanslequel le vent eût soufflé en vain :

Un ver patient qui a rongé le bois fibre àfibre.

Alain Polduc était le ver rongeur caché sousl’écorce de ce vieil arbre de Rohan qui avait supportévictorieusement l’effort de tant d’orages.

Nous l’avons vu naguère, dans l’oseraie de ladouve confier au joli sabotier Yaumi un billet à l’adresse del’intendant Feydeau. Voici ce que contenait ce billet :

« Monsieur mon respectable ami,

« Le fruit est mur et s’en vachoir ; de sa chute il faut se donner des gants. Si vousvoulez faire votre cour, je ne dis pas à Rennes, mais plus haut, àParis, d’où vient toute faveur, entendez-vous avec M. lelieutenant de roi, et envoyez une escouade du régiment de La Ferté,vers l’heure de la collation, ce soir, à la croix de Mi-Forêt. Pourcause, cette escouade ne doit point être commandée par le capitaineMorvan de Saint-Maugon.

« Qu’il y ait, je vous prie, lequantum sufficit de gens de justice et d’exempts poursignifier l’acte de Révocation, qui n’a pas été rendu pour nous,mais qui nous sert si bien. À moins que le diable ne s’en mêle, lejour de la Saint-Jean, qui est demain, verra ici maison nette.

« Sur ce, monsieur mon respectable ami,etc. »

 

Yaumy, courant à toutes jambes pour gagner sadeuxième pièce de six livres, avait porté ce message à Feydeau, quiavait ses raisons pour ne point négliger l’avertissement. AlainPolduc le suivait de près. Aussi, à l’heure dite, toutes lesmesures indiquées dans la lettre étaient prises.

On doit penser combien ce pauvre maître Alaindût être désolé, quand il vit ses bons soins à néant. Le principalacteur manquait au théâtre, le comte de Toulouse était absent de lacollation.

Rohan, lui, attendait derrière les ruines dela chapelle, et faisait sa prière en attendant.

Il avait la conscience tranquille et croyaitsincèrement que son entreprise était sainte.

Rohan n’était pas le premier Breton qui eûtconçu l’idée de ce jugement de Dieu entre la France et la Bretagne.En l’année 1628, le 29 octobre, lendemain du jour où la ville de LaRochelle se rendit, le roi Louis XIII reçut un cartel deFrançois-Vincent Prélart, chevalier, seigneur de Chatelaudren,huguenot de religion, qui le provoquait au combat singulier commecontinuant la forfaiture de ses prédécesseurs, lesquels avaienttraîtreusement confisqué les libertés et priviléges de la provincede Bretagne. Ce Prélart tua le cadet de Bryas, envoyé pourl’arrêter, et put passer en Angleterre.

Rohan ne devait pas être non plus le dernier.Un de ses voisins de la forêt de Rennes, Nicolas Treuil, seigneurde la Tremlays, vint à Paris du temps de la régence de Philipped’Orléans. Le duc était en chasse dans la forêt deVilliers-Cotterets ; Nicolas Treml, assisté d’un pauvre paysanqu’il nommait son écuyer, attendit le régent devant la grille duchâteau, et au moment où le prince entrait, entouré de sescourtisans, il l’assomma presque d’un coup de son gros gantelet debuffle, lancé en manière de défi. Ce Nicolas Treml finit ses joursdans une prison d’État.

On aurait trouvé peut-être encore il y a peud’années, à l’hôtel des Invalides, quelque vieux soldat ayant vuGeorges Cadoudal, cet autre Breton qui se mit en tête de fermer lechamp-clos autour de Napoléon, premier consul !

Les gens de Bretagne n’ont point usurpé leurréputation d’inébranlable constance. À l’heure où nous écrivons, ilreste encore là-bas, vers les montagnes Noires et le long de cesrivages de l’Ouest incessamment battus par la tempête, desgentilshommes paysans, habillés comme au dix-septième siècle, quirêvent tout éveillés l’indépendance de la Bretagne[2].

Maître Alain Polduc, voyant que le comte deToulouse manquait, avait perdu courage. C’était tout à fait auhasard qu’il avait repris le chemin du manoir de Rohan où il devaittrouver, à l’improviste, l’explication de l’absence du gouverneur.Ici, la chance tournait en sa faveur. Son cheval était tout selléderrière le rempart ; il ne fit qu’un temps de galop jusqu’àla croix de Mi-Forêt où Saint-Maugon, remplaçant son maître absent,amusait l’impatience des belles dames et faisait les honneurs de lacollation.

Dans le salon d’honneur, cependant, Valentineet le comte de Toulouse poursuivaient leur entretien sansdéfiance.

– Monseigneur, disait Valentine, neparlons que de mon bien-aimé père. Quand je vous ai fait tenir cemessage, je n’avais pas le choix des moyens, je voulais prévenir àtout prix une rencontre terrible…

– Je songe moi-même à votre respectépère, interrompit le jeune prince, dont le ton devenait de plus enplus sérieux, et dans ce que j’ai à vous dire il n’y a rien que lavertu la plus haute ne puisse entendre.

Valentine ne répliqua point ; il y avaitdans son cœur un trouble qui l’étonnait et l’effrayait. Peut-êtredevinait-elle déjà, car les femmes devinent tout, mêmel’impossible, l’étrange proposition qui allait lui être faite.

– Mademoiselle, reprit le comte deToulouse qui avança un siége et s’assit enfin auprès d’elle, jevous prie de vouloir m’écouter avec attention ; le projet dontje vais vous entretenir n’est pas né de l’enthousiasme de ce momentoù je vous admire si pure ; j’y pense depuis longtemps, ets’il flatte le secret sentiment de mon cœur, il satisfait aussi maraison… M. le duc de Maine, mon frère, a dû épouser uneprincesse du sang parce que les bontés du roi l’on fait asseoir surles marches mêmes du trône ; moi qui ne suis et ne veux êtrequ’un soldat, je reste libre de choisir.

Valentine voulut l’interrompre, mais il luiferma la bouche d’un geste à la fois suppliant et formel :

– Écoutez-moi, reprit-il en s’animant,vous m’avez dit que vous apparteniez à l’Église romaine, et ainsile principal obstacle, le seul qui fût insurmontable se trouveécarté. J’aurai pour moi Mme de Maintenon quim’aime… vous me parliez tout à l’heure de votre race déchue et desmenaces de l’avenir ; tout ce que Rohan a perdu, Rohan peut lerecouvrer : puissance et richesse… Et n’est-ce pas justice quetout cela lui soit rendu par un prince de cette royale maison àlaquelle vous attribuez vos malheurs ?

– Je vous en prie… balbutia Valentine.Vous ne savez pas…

– Écoutez-moi ! répéta le comte deToulouse avec feu. La France et la Bretagne ne font plus qu’un seulpeuple, et pourtant il y a toujours un ferment de haine entre laBretagne et la France. Ne serait-ce pas un beau rôle pourl’héritière de Rohan, un rôle digne d’elle, que de cimenter laréconciliation des deux sœurs ennemies ?

Il s’arrêta.

La belle tête de Valentine, pensive et triste,s’inclinait sur sa poitrine.

– Mademoiselle de Rohan, acheva le princeavec solennité, voulez-vous être la fille de Louis XIV et lafemme du comte de Toulouse ?

Valentino devint pâle. C’eût été là sans douteune grande destinée, à supposer que le comte de Toulouse fût aussimaître de sa personne qu’il le pensait.

Y avait-il un regret dans le cœur deMlle de Rohan ? je ne sais, mais elleétait de cette race fière et forte qui produisait des reines.

 

La lune, prolongeant le crépuscule du soir,éclairait trois des fenêtres du salon ; la quatrième restaitdans l’ombre des bâtiments en retour. Deux hommes qui avaienttraversé la terrasse avec précaution s’arrêtèrent devant cettedernière fenêtre.

Les lèvres du comte de Toulouse touchaient ence moment, la main pâle et froide de Valentine.

– Répondez-moi, dit-il en laissant,éclater sa tendresse jusqu’alors contenue : décidez de monbonheur ou mon malheur !

– Eh bien ! fit tout bas un des deuxhommes arrêtés devant la fenêtre ; mon pays, je vous avaispromis que vous verriez ; voyez-vous ?

L’autre pressait à deux mains son front baignéde sueur glacée.

– Ma femme ! balbutia-t-il enchancelant comme si la foudre l’eût frappé : et monmaître !

Comme il laissait aller ses bras le long deson flanc, un reflet de lune réfléchi par les vitraux vint éclairerle visage livide et décomposé du capitaine Morvan de Saint-Maugon.Maître Alain Polduc était debout derrière lui et avait, aucontraire, excellente mine.

– Que faire ? murmura Saint-Maugonsans savoir qu’il parlait.

Maître Alain se mit à rire et pensa :

– À Rohan maintenant !

Et il prit sa course à travers les jardins,sans plus s’occuper du poignard qu’il laissait dans le cœur deSaint-Maugon.

– N’aurai-je pour réponse que lesilence ? demandait en ce moment le comte de Toulouse, dans lesalon.

Mademoiselle de Rohan sembla s’éveiller d’unrêve et gagna lentement l’embrasure où le berceau était caché.

Saint-Maugon s’appuya contre le montant de lacroisée ; il ne voyait plus rien, parce que le comte deToulouse avait suivi Valentine.

Celle-ci ferma les rideaux de la croisée etdécouvrit le berceau.

– Monseigneur, dit-elle, Dieu vousdonnera une épousé digne de vous. Moi, je suis mariée, et voici mafille.

– Mariée répéta Toulouse en reculant.

Un bruit se fit sur la terrasse. C’étaitSaint-Maugon qui gagnait la porte-fenêtre en s’appuyant auxmurailles comme un homme ivre. En même temps un grand concert devoix monta du vestibule.

– Qu’est-ce que cela ? s’écriaToulouse, qui mit d’instinct la main à son épée.

– C’est pour vous le signal de laretraite, monseigneur, répliqua Valentine. Mon père revient en samaison, et l’heure du péril est passée pour lui. Vous n’avez nulbesoin de votre épée ; vous êtes sous ma sauvegarde,suivez-moi.

Elle le guida au long du corridor en ruinesqui conduisait à la porte du bord de l’eau.

– Quoi qu’il arrive, dit-elle en ouvrantla poterne, Valentine de Rohan sera reconnaissante… Adieu,monseigneur !

Un bruit sans cesse grandissant et fait desourds murmures venait de la campagne. À bien écouter, on eût ditla marche régulière d’une troupe de soldats.

– Mariée !… répéta le comte deToulouse, qui passa le revers de sa main sur son front.

Aux rayons de la lune qui brillait de nouveau,mademoiselle de Rohan crut voir une larme rouler lentement sur sajoue, tandis qu’il prononçait, lui aussi, l’adieu.

Comme elle rentrait dans le salon d’honneur,elle aperçut une ombre immobile au-devant de la porte-fenêtre.

– Vous ici, Morvan ?…s’écria-t-elle.

Elle ne pouvait pas voir la détresse terriblepeinte sur les traits de Saint-Maugon ; comme il ne répondaitpas, elle ajouta :

– Ne restez pas. N’entendez-vous pointmon père qui arrive ?

Saint-Maugon montra du doigt la croisée prèsde laquelle avait eu lieu l’entretien de Valentine et du prince. Ilfit un grand effort pour parler et dit d’une voixétranglée :

– J’étais là. J’ai tout vu !

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