La Louve – Tome I

Chapitre 9DIEU ET TA MÈRE !

La voix de Saint-Maugon était si changée quele cœur de Valentine se serra.

– Puissiez-vous voir le fond de maconscience, Morvan ! répliqua-t-elle. Mais, au nom deDieu ! éloignez-vous. J’entends mon père qui montel’escalier.

Saint-Maugon eut un rire pénible.

– Je l’entends bien aussi, fit-il enprêtant l’oreille. Il monte… Le ciel est bleu. Vous n’aurez pas àbraver la tempête comme votre frère César, la nuit où il futchassé.

– Que parlez-vous de mon frère,Morvan ? demanda Valentine plus effrayée. César était votreami…

– Rohan monte ! répéta Saint-Maugon,qui semblait compter les pas lourds du vieillard ; il vientpour vous maudire… moi, je pars, et vous ne me reverrezplus !

– Mon père ! s’écria Valentine,oh ! c’est vrai, j’ai désobéi à mon père deux fois, d’abord envous donnant ma main, ensuite en essayant malgré lui de le sauver…mais vous, Morvan, que vous ai-je fait ?

Saint-Maugon traversa la chambre en sedirigeant vers le corridor de l’Ouest. Rohan n’avait plus quequelques marches à monter. Des lueurs rougeâtres passaient déjàsous la porte de l’escalier.

– Je me vengerai de mon maître, ditSaint-Maugon, de mon maître qui m’a pris mon bonheur !

– Sur mon honneur et mon salut !s’écria Valentine qui comprit seulement alors la colère de sonmari, tant elle était au-dessus du soupçon : le comte deToulouse ne vous a point fait injure, et moi, je suisinnocente !

Elle s’élança vers Saint-Maugon qui larepoussa et sortit en disant :

– Vous allez être punie cruellement… Quele Ciel vous pardonne, moi, je vous oublierai.

Le salon d’honneur fut tout à coup inondé delumière. La porte de l’escalier s’était ouverte à deux battants etRohan venait d’apparaître sur le seuil, suivi de ses serviteurs quiportaient des flambeaux. Il avait une épée nue à la main.

Alain Polduc marchait à son côté ; parderrière, les officiers et serviteurs, les tenanciers avec leursfamilles, se pressaient dans le grand escalier : on les avaitconvoqués pour le feu de la Saint-Jean, et les tables étaientdressées sur la pelouse, autour de l’énorme bûcher que surmontaitle cierge de Rohan. Les fillettes avaient leurs habits du dimancheet de gros bouquets au corsage ; les gars étaient enrubannéscomme des mais ; la soirée était belle et douce.

Mais il n’y avait personne parmi lestenanciers de Rohan qui songeât au feu de joie, ni aux tablesdressées ; le même poids pesait sur toutes les poitrines. Onrespirait dans l’air comme un vent de malheur.

Dame Michon Guitan franchissait péniblementles marches, appuyée sur son fils Josselin, qui ne répondait pointà ses questions. La bonne femme baisait de temps en temps la croixde son rosaire et tâchait de surprendre les paroles échangées entreRohan et maître Alain Polduc.

– Ayez pitié de nous, Seigneur, monDieu ! murmurait-elle, on a vu les soldats du roi quitraversaient les tailles… Rohan a péché contre Dieu et s’estrévolté contre le roi !

Valentine vint au-devant de son père.Celui-ci, au lieu de la recevoir comme de coutume et de l’attirersur son cœur, la tint à la distance de son bras tendu.

Et s’adressant à maître Alain, ildemanda :

– Pourquoi aurait-elle voulu sauver lefils du roi ? demanda-t-il en s’adressant à maître Alain.

– Parce que, répondit Alain, Morvan deSaint-Maugon est le valet du fils du roi.

– Qu’importe cela ?

– Et que Valentine de Rohan, achevamaître Alain, est la femme de Morvan de Saint-Maugon.

Valentine ferma les yeux et croisa ses deuxmains sur sa poitrine.

– Tu mens ! dit le comte. J’aiconfiance en ma fille.

Le trouble de sa voix démentait déjà, sesparoles. Il regarda son épée nue et la jeta loin de lui.

– Rohan tombera, murmura-t-il, et Rohanne sera pas vengé !

Un petit cri d’enfant partit de l’embrasure oùétait le berceau. Valentine s’élança vivement de ce côté ;maître Alain eut son rire méchant.

– Vous m’avez accusé de mensonge, monnoble cousin, dit-il, voici mes preuves : venez voir la fillede Saint-Maugon dans le berceau de Rohan !

Il entraînait, le comte vers la fenêtre.Josselin s’approcha de lui et lui serra violemment le bras.

– Regardez-moi bien, maître Polduc,prononça-t-il d’une voix basse, mais distincte : Je vous juredevant Dieu que vous mourrez de ma main !

Il se fit un tumulte dans le grand escalierdes cris confus montèrent du vestibule ; on entendait ces motsrépétés de toutes parts :

– Les soldats du roi ! voici lessoldats du roi !

– À vos fourches ! s’écria Francin,le veneur, qui se précipita dans le salon par la porte-fenêtredonnant sur la terrasse, il y a des soldats pleinl’avenue !

Le paysan Josille, perçant la foule, semontrait en ce moment au haut de l’escalier.

– Les soldats du roi entrent par labrèche ! dit-il. À vos fléaux !

Le comte n’écoutait pas ; il regardait leberceau. Les femmes tremblaient et se lamentaient. Sur un signe deJosselin, une vingtaine de métayers et de serviteurs vinrent seranger au milieu de la chambre.

– Rohan, demanda le jeune gars, faut-ilprendre les armes ?

Rohan ne répondit pas ; il regardait leberceau, le berceau où la pauvre petite Marie s’agitait, prise defrayeur.

– Ces choses arrivent parfois,murmura-t-il enfin, quand une race est condamnée !… Valentine,j’ai dit à cet homme qu’il mentait. Valentine, si je te perds, jen’ai plus rien au monde ! Valentine ! Valentine !dresse-toi donc en face de cet homme et dis-lui avec moi : Tumens ! tu mens !

La bouche de Valentine s’entr’ouvrit.

– Elle ne sera pas plus pâle pourmourir ! fit dame Michon avec angoisse.

Valentine n’eut pas la force de prononcer uneparole ; elle chancela ; puis on la vit tomberagenouillée au-devant du berceau.

– Grâce ! cria la foule des vassauxd’une seule voix, grâce pour notre demoiselle !

Rohan se dressa de son haut.

– Grâce ? répéta-t-il. Qui a dit cemot-là ? On fait grâce aux coupables ! Mademoiselle deRohan est donc coupable ?…

– Valentine ! Valentine ! mafille ! se reprit-il en un élan de tendresse ardente, plaideta cause et défends-toi ! Tu n’as qu’une parole à dire pourconfondre ce calomniateur !

– Grâce, mon père ! balbutiaValentine accablée.

– Grâce ?… répéta pour la secondefois le comte.

Il marcha d’un pas saccadé jusqu’à l’écussond’hermines, dont il arracha la devise.

– Nous étions des gentilshommesorgueilleux, dit-il ; Dieu punit l’orgueil !

Son pied se posa sur l’or des caractèresgothiques, et il prononça lentement :

– Voici que mes deux enfants ontdéshonoré deux fois le nom de mon père !

– Les soldats ! les soldats !s’écria Josselin qui prêtait l’oreille aux bruits du dehors.

Les crosses des mousquets heurtèrent le chênesolide de la porte extérieure, et l’on entendit des voix quicriaient :

– Ouvrez, au nom du roi !

Personne ne bougea. La figure de maître AlainPolduc exprimait à la fois l’espoir et l’inquiétude.

– Depuis quand les portes de ma maisonsont-elles closes ? demanda tout à coup le vieux comte. Ouvrezà deux battants ! je veux montrer à ces gens de Francecomment, nous autres Bretons, nous faisons justice cheznous !

La porte du vestibule, qu’on avait barricadéeà l’approche des soldats, fut ouverte ; pendant cela, Rohanmontait les trois marches du fauteuil en forme de trône qui étaitsous le grand écusson.

– Approchez, Valentine de Rohan, dit-il,et répondez à votre juge. Vous avez désobéi à votre père enépousant un Breton parjure. Avez-vous, comme on me l’a dit, trahivotre père en faisant tenir un message au comte deToulouse ?

– Pour vous sauver, oui, monseigneur,murmura Valentine agenouillée.

Michon Guitan passa devant elle et monta deuxmarches du trône.

– Rohan, tu as tué ton fils !dit-elle ; garde ta fille pour te consoler dansl’exil !

Le cliquetis des mousquets se faisait entendreau bas de l’escalier.

– Je n’ai plus de fille, répartit levieux comte, et je ne veux pas de consolation pour mourir.

Le visage de maître Alain s’éclaira, parce quele premier soldat du régiment de La Ferté se montrait au seuil dela porte. Les serviteurs et tenanciers s’étaient rangés autour dutrône.

Cette grande catastrophe de famille, dont ledénoûment sinistre avait lieu sous leurs yeux, faisait diversion àcet autre malheur qui venait du dehors. On savait bien pourtant queles soldats de France apportaient la proscription et la ruine. Maisce père implacable était plus terrible que la ruine et que laproscription.

– Prends la fille du Français, dit-il àValentine qui embrassait ses genoux. Je suis encore le maître icipour quelques secondes, et je la chasse ! Et je techasse !

Valentine obéit, en silence. Elle alla prendrel’enfant qu’elle pressa contre son cœur en sanglotant.

– Grâce ! grâce ! cria unedernière fois la foule navrée.

L’officier qui commandait les soldats de laFerté s’avança tenant à la main l’acte de Révocation de l’Éditqu’il lut, la tête couverte avant de dire à haute voix :

– Comte de Rohan-Polduc, au nom du roi,vous avez vingt-quatre heures pour quitter la province de Bretagneet trois jours pour vider la terre de France.

Un grand silence se fit. Rohan s’étaitlevé : il descendit avec lenteur les degrés de son trône.

– Ceux de mon sang, murmura-t-il, sontsouverains ou sont proscrits… Prince ne daigne ! Bourbon a misson pied sur la poitrine bretonne. Peut-être un jour Bourbonapprendra-t-il combien la pente est glissante du trône jusqu’àl’exil.

– Adieu, mes enfants, reprit-il enétendant la main vers ses serviteurs. Rohan était mal à l’aise danscette retraite où son ennemi lui permettait de vivre en esclave.Proscrit ou souverain, il n’y avait pas de milieu. Rohan aurait dûs’en souvenir avant le roi de France !

Il se dirigea vers la porte du grandescalier ; les serviteurs et tenanciers firent un mouvementpour le suivre. Seuls, Michon Guitan et son fils Josselinhésitaient à s’éloigner de Valentine, qui restait comme pétrifiéeau pied du trône.

Maître Alain s’approcha tout doucement del’officier.

– Vous donnerez vos soins, s’il vousplaît, dit-il, à ce que rien ne soit dérangé, ni surtout gâté dansce logis. Les soldats du roi sont de respectables personnes, maisils se livrent parfois à certains excès qui entraînent de notablesdommages…

– Puisque ce logis n’a plus demaître ?… objecta l’officier.

Alain Polduc cligna de l’œil etrépondit :

– Mon jeune vainqueur, les logis nemanquent jamais de maîtres. Là-bas, à votre cour de Versailles,quand le roi meurt, on crie : Vive le roi ! Il y aurabientôt ici un honnête gentilhomme portant honnêtement le nom deRohan-Polduc et qui vous invite, dès aujourd’hui, à venir goûterles vins de sa cave.

– Il l’a chassée, pensait Michon Guitan,mais, grâce à Dieu, il a oublié de la maudire !

Le vieux comte s’arrêta non loin du seuil.

– Mademoiselle de Rohan, dit-il d’unevoix qui vibra comme un son de cor, je sors de la maison de monpère par cette porte, sortez par cette autre, afin que nous ne nousrencontrions point, et soyez maudite !

Dame Michon s’appuya, pour ne point choir, aubras de son fils qui tremblait convulsivement. Les serviteurs dumanoir baissaient la tête. Les soldats de La Ferté eux-mêmesavaient eu un mouvement à ce dernier mot du vieillardimpitoyable : Soyez maudite !

Chacun put entendre Valentine répondre de savoix douce et brisée par les larmes :

– Soyez béni, mon père !

Elle sortit seule, résignée, belle comme lamadone qui porte l’enfant divin dans son bras. Elle gagna le perronde la terrasse, tandis que Rohan, marchant d’un pas solennel et latête haute, traversait le grand escalier au milieu de ses vassauxrespectueux.

Valentine s’arrêta au revers des douves et selaissa choir sans force dans l’herbe mouillée.

– Enfant, dit-elle parmi ses sanglotsdéchirants, ton père t’abandonne, ton aïeul, du fond de sa ruine,te repousse et te maudit !… Enfant, pauvre enfant, Dieu tereste !

Elle mit un long baiser sur le front de lapetite Marie, puis se redressant tout à coup :

– Dieu ! répéta-t-elle en levant sesyeux vers le ciel, – et ta mère !

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