La Louve – Tome I

Chapitre 10PARIS À VUE DE LOUP

Les heures passaient ; nombre de feuxs’étaient éteints autour de la grande mare et le long de lachaussée ; l’aspect du camp avait changé ; tout ce qui nefaisait point saillie aux rayons de la lune rentrait dans l’ombre,et le paysage, éclairé naturellement par grandes masses, allaitbientôt de nouveau ressembler à une solitude. On ne causait plusguère ; les marmites retournées avaient donné leur contenuépais au bon estomac des Loups ; beaucoup d’entre euxronflaient déjà, étendus sur l’herbe, les pieds dans la cendrechaude.

La lune, qui montait au ciel et dont lalumière s’épurait à mesure que mouraient les lueurs du bivouac,enfilait la mare et mirait son disque blanc dans l’eau dormante.Tout à l’entour, les coteaux dessinaient sur le firmament laiteuxles festons de leurs profils ; la brise tiède montait de laplaine ; un silence profond régnait dans la forêt. Onn’entendait que le pas lourd et paresseux des sauvages sentinellesqui veillaient aux abords du camp.

Il y avait encore cependant, vers le centre dela mare, un foyer qui brûlait et des gens qui prolongeaient laveillée. C’était sous un bel aulne feuillu ; le cercle étaitprésidé par dame Michon Guitan, qui avait mis elle-même le gruaudans les écuelles.

Dame Michon avait les cheveux tout blancs, etson rosaire à gros grains de cuivre carillonnait à sa ceinturecomme au temps où elle était femme de charge de Rohan ; maisvous eussiez découvert en elle maintenant quelque chose debelliqueux et d’un peu farouche.

Dame Michon n’était plus tout à fait ladiscrète matrone, tournant son rouet paisible et fumant sa pipetant que le jour durait, sous le manteau de la grande cheminée dela salle basse. Jadis elle ne faisait la guerre qu’à maître AlainPolduc, le majordome prévaricateur ; à présent on voyait bienqu’elle avait mis de côté ses habitudes pacifiques. Ellen’atteignait pas à la tragédie, malgré la dignité de son port et lasévérité de son regard ; c’était une véritable vivandière,capable de tremper, au besoin, la soupe pour toute une armée, et delancer ensuite la marmite vide à la tête de l’ennemi.

À part l’élément honnête, la gouvernante desbandits de Gil Blas devait ressembler un peu à dame Michon Guitandevenue femme de guerre. Mais, chez la digne créature, l’élémenthonnête débordait : c’était toujours la bonne chrétienne, ledévoûment incarné, la fidélité absolue.

Elle était assise sur sa mante pliée, pouréviter le froid de l’herbe, qui ne vaut rien aux vieillesgens ; elle se tenait droite comme autrefois, et sa figurepeignait encore la santé. Il n’y avait qu’elle de femme ; unetrentaine de paysans se rangeaient autour d’elle : les unsétaient de sa marmite, les autres avaient abandonné leurs feux pourfinir la veillée avec elle.

– L’eau-de-vie est bonne pour les hommes,disait-elle en portant à ses lèvres une fière écuelle de cidre dur,et quant à cela, Josselin Guitan, mon fils, va sur ses trente-cinqans : je ne peux pas le tenir en lisière !

Elle inclina la tête à la ronde avec unecourtoisie solennelle et vida son écuelle d’un trait.

– C’est égal, répliqua l’ancien veneur deRohan, qui portait comme tous les autres la peau de biqued’uniforme, si maître Josselin est revenu chez nous depuis cematin, il aurait bien pu trouver le temps de dire bonjour à savieille mère.

– Qu’en sais-tu, toi ? répliqua labonne femme avec aigreur ; ceux qui taillent la besogne deJosselin Guitan comptent sur lui. Qui êtes-vous pour lejuger ? Tous les jours que Dieu donne, je dis un Aveà sainte Marie pour la remercier de m’avoir fait sa mère.

Elle ajouta en se tournant vers un gars à touscrins couché nonchalamment auprès d’elle :

– C’était donc un feu follet que cettemadame Saint-Elme, mon Julot ?

À ce nom de madame Saint-Elme, Josille et levieux Jouachin, qui venaient d’arriver, dressèrent l’oreille. Legars Julot se souleva sur le coude.

– Quoi donc ! fit-il, on en voit dedrôles par là-bas ! Paris est plus grand que d’ici l’autrebout de la paroisse ! Il y a une rivière où la Vilainedanserait avec la Vesvre, avec la Vanve, avec le Couësnon aussi, etl’Ille, et la Seiche, et la Mayenne qui passe à Laval, et l’Ornequi est vers Alençon, et bien d’autres encore !

– Bah ! fit le cercleémerveillé.

Les voyageurs sont sujets à mentir, mais onles écoute toujours ; ce gars Julot, avec sa petite figuremaigre, perdue dans ses énormes cheveux roux, était unvoyageur.

– Faut pas dire :« Bah ! » reprit-il en homme sûr de son fait ;pour traverser la rivière dont je parle, on a des ponts de pierrede taille qui n’en finissent plus. Le palais du roi a cinq centsfenêtres ! J’ai entendu la messe à l’église Notre-Dame, dontles tours sont si hautes qu’on voit les hommes comme des mouches enhaut dessus. C’est la vérité : je ne voudrais passurfaire.

– Mais, interrompit Michon Guitan, madameSaint-Elme ?

– Madame Saint-Elme ? répéta Julot,bien ! j’ai ouï sous le Pont-Neuf un clocher qui jouait de lamusique ; ça se nomme la Samaritaine. Et un soir que jepassais par là pour écouter le clocher qui chantait :« Trempe ton pain, Marie, trempe ton pain, Marie, trempe tonpain dans la sauce » on me coupa ma bourse, où j’avais cinqpièces de six liards. Maître Josselin m’avait dit de ne pas allervoir la comédie, mais c’est si joli ! Figurez-vous ça :Le père veut que sa fille s’épouse avec un vieux qui a del’argent ; la fille vient raconter ses embarras à ladomestique, une flûtée commère ! La domestique lui dit :« N’ayez pas peur ! » Elle rencontre un valet pasmal voleur, à qui elle recommande bien de ne pas l’embrasser et quil’embrasse tout le temps. Le valet va chercher son maître et uneéchelle ; le maître a une guitare ; il chante ; lajeune fille se met à la fenêtre ; on dresse l’échelle ;la jeune fille s’essuie les yeux avec son tablier et descend dansla rue en disant que ce n’est pas joli de quitter comme ça safamille ! Et elle s’en va tout comme. Le père vient avec levieux, et c’est à mourir de rire de les voir se lamenter !Mais le valet ramène bientôt tout le monde : la suivante, lajeune fille et son maître, qui est l’unique héritier d’un seigneurespagnol plus riche que le roi ! On s’embrasse comme du pain,et tout le monde se met à danser, excepté le vieux, qui enrage soussa perruque de filasse… Voilà ce que c’est que la comédie.

– Si c’est possible ! firentquelques voix dans le cercle où chacun écoutait bouche béante.

Le voyageur Julot avait déjà la conscience deson succès, et certes, il avait très-bien compris l’utilité moraledu théâtre.

– Passez-moi la dame-jeanne, reprit-il enjetant à la ronde un regard de supériorité. Paris est Paris !et ne faut pas rester par chez nous quand on veut connaître lemonde !

– Mais sais-tu seulement, demanda levieux Jouachin pourquoi maître Josselin et toi vous avez été àParis ?

– Quant à ça, nenni répondit Julot sanshésiter. La madame Saint-Elme avait besoin de maître Josselin,voilà tout ce que j’ai deviné… Mais regardez là-haut, et voyezcombien il y a d’étoiles ; on nous fit aller une fois, maîtreJosselin et moi, dans une maison toute en or où les femmes sonthabillées avec je ne sais pas quoi qui ne les habille pas. Il y adix fois plus de chandelles dans cette maison-là que vous ne voyezd’étoiles sur nos têtes.

– Ne te moque pas de nous, garsJulot ! interrompit sévèrement Jouachin.

– Vingt fois plus ! s’écria levoyageur, et du velours et des fleurs et des violons !… quetout reluit et chante là-dedans comme au paradis, aussi vrai quej’ai reçu le saint baptême ! Ah ! dame ! ah !dame ! vous pouvez bien ne pas me croire, car ça me faisaitcomme si je rêvais ! Eh bien ! il y eut un beau seigneurqui s’approcha de maître Josselin et qui lui dit à l’oreille :« Le Régent a tout découvert, faites vos paquets et enroute ! » Un autre seigneur me prit par le bras et mecoula tout doucement : « Si tu veux me dire où se cachela Saint-Elme, je te donnerai cinquante louisd’or !… »

Julot s’arrêta pour allumer sa pipe ; sonauditoire ne comprenait peut-être pas très bien ce récit confus oùJulot lui-même semblait marcher dans un labyrinthe ; mais lacuriosité n’en était que plus grande, et jamais conte de féesn’avait excité un pareil intérêt.

– Cinquante louis d’or, reprit Julot,cent vingt pistoles ni plus, ni moins ! j’ai manqué mafortune ! mais trouver la Saint-Elme ! ah !ouiche ! Autant aurait valu me demander dans quel trou delande se cachent les Corniquets ou les Chats-Courtels[6]… Quoi donc ! le lendemain, maîtreJosselin me fit monter en carrosse, et nous arrivâmes dans unjardin où l’on monte par cent degrés de marbre blanc, des parterresoù fleurissent tous les bouquets du monde, des ifs taillés enanimaux féroces, des statues qui vomissent l’eau par la bouche etpar les narines, si bien qu’en regardant ces gerbes au soleil,j’étais plus ébloui que dans la maison tout en or qu’ils appellentl’Opéra… Et là où je vous mène maintenant, c’est Versailles. Onvoulut nous empêcher d’entrer dans un pavillon où il y avait desgardes à la porte ; maître Josselin dit qu’il venait de lapart de madame Saint-Elme et voilà que les gardes se mettent àcligner de l’œil et nous laissent entrer… Ce n’est pas vous quiverrez jamais un ministre ! Il y en avait un dans le pavillon…avec une robe rouge et un chapeau rouge, une grande croix sur lapoitrine, et bavard ! il s’appelle Dubois, comme l’aubergistede Liffré. J’aurais bien pu entendre, ce qu’il causait, maisJosselin Guitan me dit de me tenir à l’écart… Passez-moi ladame-jeanne !

Le voyageur Julot avait de la sueur aufront ; il racontait de bon cœur et tant qu’il pouvait.

– Oh ! mais, s’écria-t-il avec uneferveur soudaine, c’est chez le ministre qu’il y a unecuisine ! J’avais déjà la tête chaude quand nous revînmes àParis ; je disais à maître Josselin tout le long de laroute : Quel métier donc que nous faisons comme cela ?…Bast ! maître Josselin parle quand il veut !

– Et quand il veut, il parle bien !fit-on dans l’auditoire, tandis que chacun adressait un regardflatteur à dame Michon Guitan.

Il paraît que décidément ce maître Josselinétait une manière de puissance.

– Toc ! toc ! toc ! repritle voyageur. Julot en faisant sonner la dernière phalange de sonmédium contre la dame-jeanne ; c’était maître Josselin quifrappait comme cela à une petite porte de la cour des fontaines, aurevers du Palais-Royal. « – Qui est là ? – C’est de lapart de madame Saint-Elme. » Bon ! nous voilà dans uncorridor noir au bout duquel grimpait un petit escalier ;après l’escalier un autre corridor, et puis, ma foi ! deschambres à n’en plus finir, toutes pleines de dames et degentilshommes qui riaient à se tenir les côtes en voyant nos grandschapeaux et nos vestes rondes. J’entendais qu’on disait sur notrepassage : « – Ce sont les deux rustauds de laSaint-Elme » D’un coup de mon bâton à gros bout j’aurais bienfêlé une demi-douzaine de têtes : mais Josselin Guitan nevoulut pas… Dans la dernière chambre nous trouvâmes cinq ou sixmessieurs et autant de dames qui mangeaient dans de la vaisselledorée et qui buvaient du vin blanc, mousseux comme notre petitcidre. Mon ministre était là, joliment égayé, par exemple ! etaussi un bel homme plus qu’à moitié en ribotte que les autresappelaient votre altesse. « – Les voilà ! » dit leministre en riant. Les dames nous regardèrent et il y en eut unequi mit son bouquet sous le nez de maître Josselin ; moi,j’eus un bon coup d’éventail sur l’œil gauche, et la plus mignonnedes six princesses me parla…

– Qu’est-ce qu’elle te dit ?demanda-t-on curieusement.

– Elle me dit : « a-t-il l’airbête ! répliqua Julot. Son altesse était dans un coin avecmaître Josselin ; les princesses me firent boire à labouteille, moi qui vous parle, et je leur chantai la chanson desgars de Locminé…

– Alors, interrompit l’ancien métayerJouachin, tu ne sais pas ce que disait à maître Josselin cet hommequ’on appelait Votre Altesse ?

– Il est bon, leur petit vin blanc quimousse, répondit le voyageur Julot, mais j’aime mieux le cidre deNoyal qu’on laisse en fût jusque vers la Chandeleur et qu’on metensuite en bouteille… Le monseigneur disait ce qu’il voulait ;moi, je buvais et j’entendis seulement qu’on parlait de laSaint-Elme et de la Bastille. Quand on nous fit sortir, je n’yvoyais plus goutte. Il faut vous dire qu’on a mis partout deslanternes dans Paris pour que les gentilshommes voient clair à secouper la gorge quand la nuit est tombée. Ce n’est pas moi qui meserais jeté dans cette bagarre ! Tout à coup maître Josselins’écria : « – Saint-Maugon seul contretrois !… »

– Saint-Maugon ! répéta la vieilleMichon, dont la voix trembla ; vous avez rencontréSaint-Maugon à Paris !

Pour tous ceux qui avaient de l’âge dansl’auditoire de Julot, ce nom fut comme l’écho d’un passé déjàlointain : Josille, Jouachin et d’autres voulurent interroger,mais Julot répondit :

– Je dis ce que je sais, ne m’en demandezpas davantage. Il y eut des coups d’épée et du sang sur lepavé ; le guet arriva pour relever un gentilhomme percéd’outre en outre, et l’on nous mit à la prison du Châtelet…J’oubliais de vous dire que j’avais reconnu parmi ceux qui sebattaient l’homme qui m’avait proposé cinquante louis d’ormoyennant que je lui apprendrais le logis de la Saint-Elme.

– Était-ce celui-là que mon fils Josselinappelait Saint-Maugon ? demanda Michon Guitan.

– Je ne sais pas, répliqua Julot ;passez-moi la dame-jeanne.

Au milieu du silence profond qui régnaitmaintenant autour de la mare et dans les tailles voisines, onentendit les pas d’un cheval sur le terrain pierreux, marquantl’emplacement de l’ancienne chaussée.

– J’espère, grommela Jouachin, que lejoli sabotier et son camarade ont eu le temps de causer !

– Où vont-ils ensemble, à cette heure denuit ? pensait-on dans l’auditoire du voyageur julot.

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