L’Affaire Blaireau

Chapitre 26

 

Dans lequel un joli avenir politique se lève àl’horizon de la destinée de Blaireau.

M. Dubenoît a raison : ce serait puérilde le dissimuler Montpaillard traverse une crise.

Les esprits sont surexcités, le partirévolutionnaire fait des progrès immenses.

À la conférence de maître Guilloche (L’Erreurjudiciaire à travers les âges. Depuis le chêne de Saint Louisjusqu’à nos jours), Blaireau a débuté dans ses fonctions deprésident d’honneur avec ce sans-façon délicieux dont il a lesecret, et qui lui a conquis bien des suffrages.

Un monde fou, à cette conférence ; lesspectacles gratuits sont si rares en province !

Et puis, c’est demain grande fête de charité,dans le parc des Chaville, en l’honneur et au bénéfice del’infortunée victime, et quel attrayant programme !

Ouverture du parc à deux heures del’après-midi, baraques foraines, chevaux de bois, funambule, cirquegenre Molier avec, pour artistes, des jeunes gens de laville ; petites filles vendant des fleurs ; aubergerustique et bar américain, tous les deux tenus par des demoisellesappartenant aux meilleures familles de Montpaillard, et une fouled’autres divertissements dont il est impossible de donner le détailpar avance.

Le soir, il y aura grand bal, et pour terminerla fête, grand feu d’artifice !

À l’occasion de ce feu d’artifice, le baron deHautpertuis a imaginé une pièce qui sera le bouquet, le clousensationnel de ces splendides réjouissances.

Une grande bonne femme, d’abord éclairée defeux rouges, s’illuminera ensuite en blanc, puis, finalement, feraexplosion.

Cette pyrotechnie – Vous en avez pénétréle symbole, j’espère – c’est l’innocence de Blaireau quiéclate aux yeux de tous ! ! !

Sans fausse honte, le baron se montre trèsfier de son imagination que chacun, autour de lui, qualifie degéniale, tout bêtement.

Bref, on ne s’ennuiera pas demain, et lesassistants en auront pour leurs cent sous, car le prix du billet aété fixé à cinq francs, donnant droit à l’entrée dans toutes lesbaraques, aux chevaux de bois et au bal.

Pas aux rafraîchissements, bien entendu.

Le baron de Hautpertuis est un organisateur depremier ordre : sans faire quoi que ce soit par lui-même, il ale don de galvaniser ses collaborateurs et de communiquer aux plusindolents une activité sans bornes.

Pas un détail ne lui échappe, il pense à tout,il prévoit tout.

– Ah ! le service d’ordre que nousallions oublier Justement voici monsieur le maire, vous arrivezbien.

– Qu’y a-t-il pour votre service,monsieur le baron ?

– Il s’agit du service d’ordre.

– C’est précisément pour cela que jevenais vous trouver. Je compte dissimuler quelques gendarmes dansles massifs du parc. vous n’y voyez pas d’inconvénients ?

– Au contraire, les gendarmes fonttoujours très bien dans les massifs.

– Et puis, je vous préviens qu’à lamoindre incartade de votre Blaireau de malheur, je le faisempoigner et coffrer.

– Blaireau sera tranquille, j’en réponds,mon cher monsieur Dubenoît.

– Je le lui souhaite sans oser l’espérercar on est en train de lui tourner la tête avec toutes ceshistoires, ces acclamations, ces présidences d’honneur cesconférences révolutionnaires, ces fêtes de charité ! …Ah ! oui, on ne le répétera jamais assez ! Montpaillardtraverse une crise !

– Pour ce qui est de notre fête, mon chermonsieur Dubenoît, je proteste énergiquement.

– Ne protestez pas, monsieur le baron,cette fête est une manifestation immorale, antisociale, une fête auprofit d’un malfaiteur !

– D’un malfaiteur ? …Permettez.

– Même pas ! … D’un fauxmalfaiteur Dieu sait où nous allons ! On m’a changé l’espritde ma population !

– Voulez-vous mon opinion, monsieurDubenoît ? À votre place, je ne me ferais pas de bile !Montpaillard est une ville très calme, seulement elle s’ennuie. Iln’y a qu’à s’y promener pendant un quart d’heure pour s’enapercevoir. C’est une ville qui s’ennuie et qui s’ennuie depuislongtemps, peut-être.

– Depuis Henri IV sous le règne duquelelle fut fondée.

– C’est énorme ! Il n’est pasétonnant qu’à la longue, elle ait eu besoin d’un peu dedistraction. Elle a pris le premier prétexte qui se présentait.Demandez plutôt à maître Guilloche.

« Bonjour, monsieur Guilloche !Notre maire est en train de se lamenter sur le mauvais esprit quicommence à se faire jour dans l’âme de Montpaillard.

– Eh oui, répond le jeune avocat, jecrois, sans me flatter outre mesure, que ma conférence sur leserreurs judiciaires a produit une certaine impression dans notrepays.

– Je n’en doute pas.

– Et qu’aux prochaines élections, notreparti aura un peu plus de dix-sept voix. Qu’en pense monsieur lemaire ?

– Mais j’en suis sûr mon cher Guilloche,et je ne saurais trop vous féliciter de votre magnifiquedésintéressement !

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que vous êtes en train defaire la fortune politique de Blaireau, car on crie :« vive Blaireau ! » On porte Blaireau entriomphe.

– C’est vrai.

– Et vous, est-ce qu’on vous porte entriomphe ?

– Je n’ai jamais couru après ce genre depopularité.

– C’est bien, Guilloche, c’est même trèsbien de se sacrifier pour ses convictions, et Blaireau vous devraune fière chandelle, quand il sera député.

– Blaireau, député ! vous badinez,sans doute, monsieur le maire ?

– Moi, pas du tout, et, au fond, je suisravi de cette tournure que prennent les choses.

– Oh… ravi ?

– Mais parfaitement. L’arrondissement deMontpaillard sera représenté par un innocent. Ce sera très remarquéà la Chambre et il en rejaillira, je l’espère, quelque gloire surnotre malheureux pays.

– Blaireau député ! vous êtesfou.

Et Guilloche s’éloigna, en proie, tout demême, à une songerie qui frisait l’inquiétude.

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