L’Affaire Blaireau

Chapitre 28

 

Dans lequel Blaireau fait preuve d’une grandeurd’âme peu commune et d’un oubli des injures tout à faitchrétien.

– Tiens, s’écria tout à coup Blaireau, uncomptoir ! Bonne idée, ça, d’avoir mis un comptoir dans lafête !

C’est le bar américain que Blaireau désignaitsous le sobriquet un peu populaire de comptoir

– Justement, j’ai une soif !

Et s’approchant, il se fait servir une coupede champagne dont le contenu disparut dans son gosier avec uneremarquable prestesse.

– Ils sont bigrement petits, cesverres-là, mademoiselle.

– Buvez-en deux, alors, monsieurBlaireau !

– Je ne demande pas mieux.

– Après tout ce que vous avez souffert,monsieur Blaireau, vous avez bien droit à deux verres dechampagne.

– Ah ! oui, j’ai souffert ! BonDieu de bon Dieu que j’ai souffert, ma petite demoiselle !

– Pauvre monsieur Blaireau !

– Voilà ce qu’on peut appeler une rudecaptivité !

Et Blaireau est de la meilleure foi du mondeen soupirant profondément au souvenir de ses torturesimméritées : à force de l’avoir entendu répéter, à force des’être vu plaindre par les âmes compatissantes, il croit, dur commefer que c’est arrivé !

– Pauvre monsieur Blaireau ! insistala charmante jeune fille du bar.

– Ah ! oui, mademoiselle, vouspouvez bien le dire : pauvre monsieur Blaireau ! On n’apas idée de ce qu’on souffre en prison ! voulez-vous trinqueravec moi, mademoiselle ?

Élise (elle répondait au doux nom d’Élise)s’excusa gracieusement de ne pouvoir accepter l’invitation.

– Merci, monsieur Blaireau, mais je neprends jamais rien, entre mes repas.

– Vous avez tort, mademoiselle, car d’icilongtemps peut-être, vous ne trouverez pas l’occasion de trinqueravec un martyr ! Justement, voilà mon avocat !

– Maître Guilloche ?

– Lui-même. Je ne sais pas ce qu’il adepuis quelques jours, il n’est plus le même avec moi. Hé, mon chermaître !

– C’est à moi que vous parlez ? fitsèchement Guilloche.

– Bien sûr que c’est à vous ! À quivoulez-vous que ce soit ? Un verre avec moi, sanscérémonie ?

– Impossible, vous le voyez, j’accompagneces dames.

– Eh bien ! mais ces dames ne sontpas de trop. Plus on est de fous, plus on rit !

Guilloche s’éloigna sans répondre.

Une de ces dames fit la remarque :

– Il n’est pas très distingué, votreprotégé.

– Mon protégé ? Dites plutôt monprotecteur, car il paraît que la candidature Blaireau fait desprogrès énormes, à ce qu’on m’assure de toutes parts.

– Au détriment de la vôtre ?

– Bien entendu.

– J’en suis enchantée, mon cher monsieurGuilloche. Cette mésaventure vous fera peut-être revenir au particonservateur.

– Je ne dis pas le contraire.

– Ce grand parti conservateur sans lequella France ne serait pas la France.

– Évidemment ! Évidemment !

À quoi tiennent les convictions d’un avocat,pourtant !

Il est juste d’ajouter que la morale decertains magistrats est également bien flottante et comme un peumolle, oserai-je dire.

Témoin cet excellent président du tribunal deMontpaillard, M. Lerechigneux, qui précisément fait, à cet instant,son entrée dans la fête.

Blaireau l’a tout de suite aperçu.

Le cœur à la joie, cordialisé par les quelquesverres de champagne qu’il venait d’avaler coup sur coup, Blaireau,la main grande ouverte, se précipita au-devant de M.Lerechigneux.

– Bonjour mon président, comment çava ?

– Monsieur…

– Je suis sûr que vous ne me reconnaissezpas.

– Votre figure, monsieur ne m’est pointinconnue, mais je vous avoue que je ne me rappelle pas exactementdans quelles conditions et où j’ai eu l’honneur…

Blaireau éclata d’un bon gros rire.

– L’honneur ! ah ! ah !Elle est bonne celle-là ! … L’honneur !

Le pauvre M. Lerechigneux, malgré des effortsdésespérés, n’arrive pas à reconnaître ce monsieur en habit noir.« Quelque gentleman-farmer des environs »,pense-t-il.

– Ça n’est pas pour vous faire unreproche, sourit Blaireau, mais vous êtes joliment plus aimableaujourd’hui, monsieur le président, que le jour où vous avez eu…l’honneur, comme vous dites, de me procurer trois mois de ce quevous savez.

Puis, s’inclinant, il se présentegravement.

– Monsieur Blaireau !

– Ah ! parfaitement ! C’estdrôle, je ne vous reconnaissais pas. Comment allez-vous, monsieurBlaireau ?

– Tout à fait bien… Rien d’étonnant à ceque vous ne me remettiez pas, monsieur le président, car le jour oùvous avez eu l’honneur… je n’étais pas si bien habillé.

– En effet, je ne me souviens pasexactement du costume que vous portiez, mais je crois me rappelerque vous n’étiez pas en habit noir.

– Ni en cravate blanche, maisvoilà ! Un jour on est en blouse, traité comme le dernier desderniers. Trois mois après, on est en cravate blanche et habit noiret tout le monde vous appelle Monsieur Blaireau, gros comme lebras.

– C’est la vie ! … Et à quidevez-vous tout cela, cher monsieur Blaireau ? À moi.

– À vous, mon président ?

– Bien sûr, à moi. Car, enfin, si vousn’aviez pas été jugé coupable d’abord, vous n’auriez pas étéreconnu innocent ensuite, et personne ne s’occuperait de vous.

– C’est pourtant vrai.

– Aussi, mon cher monsieur Blaireau, mesuis-je cru en droit d’entrer ici sans payer.

– Vous avez bien fait, monsieur leprésident.

– Allons, je vois que vous ne m’avez pasgardé rancune de ce petit malentendu.

– Moi, vous garder rancune ! Et dequoi donc ? … vous m’avez trouvé coupable, parce que vousêtes juge… Une supposition que vous auriez été avocat, vousm’auriez trouvé innocent… Chacun sa spécialité !

– C’est un plaisir mon cher monsieurBlaireau, d’entendre raisonner un homme avec tant de bon sens.

– Et la preuve, mon président, que je nevous ai pas gardé rancune, c’est que nous allons trinquerensemble.

– Volontiers.

– Mademoiselle, deux verres dechampagne.

– Voici, monsieur Blaireau.

Blaireau élève son verre etproclame :

– À la justice !

M. Lerechigneux a le même geste etrépond :

– À l’innocence ! …

Ils choquent leur verre.

– Et maintenant, cher monsieur Blaireau,je vais vous quitter pour prendre part à cette fête donnée en votrehonneur

– En mon honneur et à mon profit,monsieur le président. Amusez-vous bien, et surtout faites marcherles affaires.

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