L’Affaire Blaireau

Chapitre 7

 

Dans lequel un drame demeuré des plus obscursjusqu’à ce jour apparaîtra limpide comme eau de roche.

Revenons, s’il vous plaît, mesdames etmessieurs qui me faites l’honneur de me lire, revenons chez lesChaville, dans ce parc au sein duquel s’élabora le début de cerécit.

Maintenant il est 5 heures, le mercure duthermomètre a regagné un étiage plus raisonnable.

Pendant que la famille de Chaville et leursinvités devisent de choses et d’autres, Mlle Arabella rejoint sonprofesseur de gymnastique, M. Jules Fléchard, qui l’attend depuisquelques minutes.

– Bonjour monsieur Fléchard.

– Mademoiselle Arabella, j’ai le grandhonneur de vous saluer.

– Je vous demande pardon de vous avoirfait revenir, monsieur Fléchard. Nous avions du monde…

– Je sais, mademoiselle, mais peuimporte. L’essentiel, c’est que je suis revenu. J’ai cru un instantque vous ne prendriez pas votre leçon aujourd’hui et j’en étaisprofondément navré.

– Vous vous navrez pour peu, monsieurFléchard. Une leçon perdue n’est pas une grande affaire.

– Pardon, mademoiselle, pour moi, c’estune grande affaire.

– Je ne vois pas en quoi, puisque vousêtes payé au mois.

– Ah ! mademoiselle !

Et portant ses deux mains au cœur, Fléchardchancela comme s’il avait reçu un grand coup d’estocade en pleinepoitrine.

– Quoi ? Qu’avez-vous ? faitArabella inquiète.

– Il y a, mademoiselle, que vous venez deme faire bien du mal.

– Moi ?

– Oui, vous, mademoiselle. vous venez deme causer un des plus grands chagrins de ma vie !

– Mais enfin, monsieur Fléchard,expliquez-vous !

Jules Fléchard semblait s’êtreressaisi :

– Ce n’est pas la peine, mademoiselle. Neparlons plus de cela, s’il vous plaît, et travaillons.

– Monsieur Fléchard, vous allez me direce que vous avez aujourd’hui. vous êtes tout drôle !

– Non, mademoiselle, je ne suis pasdrôle, vous vous trompez, et je n’ai rien du tout. (D’un ton amer)D’ailleurs, ai-je le droit d’avoir quelque chose ? Je suispayé au mois !

Arabella était désolée ; assurément elleavait vexé le pauvre garçon.

– Mon cher monsieur Fléchard, soyez biencertain que je n’ai pas dit cela pour vous offenser.

– Offenser ! Est-ce qu’on peutoffenser un homme qui est payé au mois !

« J’ai la plus grande estime pour vous,et je ne me consolerais pas de vous avoir fait de la peine.

– Au mois ! Payé au mois !

– Mais quel déshonneur monsieur Fléchard,y a-t-il donc à être payé au mois ? Les ambassadeurs aussisont payés au mois.

– Avec cette différence, mademoiselle,qu’ils sont payés beaucoup plus cher.

– Hé, qu’importent lesappointements ! Toutes les places se valent quand elles sontoccupées par des hommes distingués, intelligents… comme vous,monsieur Fléchard.

– Vous dites cela, mademoiselle, et jevous remercie.

« N’empêche que vous accepteriez d’unambassadeur des choses que vous ne supporteriez pas d’un professeurde gymnastique.

– N’en croyez rien ! Je ne suis pasune de ces femmes à préjugés.

– Oh ! oh !

– Je vous l’affirme, monsieur Fléchard,et (d’un ton mystérieux) peut-être s’en apercevra-t-on bientôt.

– Tenez, mademoiselle, je vais vous faireune supposition, une petite supposition de rien du tout, si vous lepermettez.

– Je vous le permets.

– Supposez qu’un homme, dans une positioninférieure (car vous avez beau dire, il y a des positionsinférieures), supposez que cet homme ose se permettre de lever lesyeux sur une femme… comme vous, mademoiselle.

– Eh bien ?

– Supposons qu’il se permette… del’aimer ! C’est alors qu’il y en aura une, de différence,entre lui et l’ambassadeur !

– Aucune, en ce qui me concerne. Moi,d’abord, je n’aimerai jamais qu’un homme romanesque comme moi,capable d’actions héroïques et dangereuses, un homme différent desautres, en un mot ! Cet homme-là, qu’il soit ambassadeur ouprofesseur de gymnastique, je serai sa femme !

Ils étaient beaux à voir tous les deux, lademoiselle mûre frémissant d’une noble exaltation, le professeur degymnastique avec, dans les yeux, la flamme, qui sait ? del’espoir suprême !

Fléchard reprit :

– Alors, mademoiselle, vous aimeriez unhomme qui aurait risqué la prison pour vous, qui aurait risqué ledéshonneur ?

– Tout de suite !

– Un homme qui, pour vous, aurait faillituer quelqu’un ?

Un voile de tristesse passa sur le frontd’Arabella.

– Ah ! taisez-vous, monsieurFléchard, vous me rappelez ce malheureux qui, pour me voir uneseconde à la fenêtre de ma chambre, a presque assommé le gardechampêtre, et qui gémit dans un cachot… jusqu’à demain.

– Blaireau ! vous voulez parler deBlaireau ?

– Sans doute.

– Et vous supposez que c’est pour vousvoir que ce Blaireau se disposait à escalader le mur duparc ?

– Évidemment… À l’audience, on a ditqu’il venait voler des poules. Mais moi, je sais, je saistout !

– Et alors ?

– Alors… rien… je me suis contentéed’adoucir sa captivité en lui envoyant quelques petites douceurs,des confitures.

Fléchard eut un haut-le-corps :

– Des confitures !

– Du vin…

– Du vin !

– Des cigares…

– Des cigares !

Il murmura : « Crapule deBlaireau », puis :

– Et qu’est-ce qu’il disait, Blaireau, enrecevant toutes ces denrées ? Il les acceptait !

– J’ai tout lieu de le croire.

– Il mangeait les confitures ? Ilbuvait le vin ? Il fumait les cigares ?

– Dame !

– Et le directeur de la prison toléraittoutes ces bombances ?

– M. Bluette est très bon avec sespensionnaires.

Jules Fléchard s’était redressé comme un hommequi vient de prendre une virile résolution.

– Mademoiselle Arabella de Chaville, j’aiquelque chose d’infiniment grave à vous communiquer.

– Qu’y a-t-il, mon Dieu ?

– Ce Blaireau auquel vous semblez prendreun si vif intérêt, ce Blaireau est un imposteur !

– Que voulez-vous dire ?

– Ce Blaireau, continua Fléchard avecforce, n’avait droit ni à vos confitures, ni à votre vin, ni à voscigares, ce Blaireau n’avait droit à aucune gracieuseté de votrepart.

– Je ne comprends pas.

– Ce Blaireau est unecanaille ! … Il est innocent !

– Innocent ?

– Parfaitement.

– Vous êtes fou, Fléchard !

– Non, mademoiselle, je ne suis pas fou.L’homme qui vous aime dans l’ombre, ce n’est pas lui !

– L’homme qui m’aime dans l’ombre !Comment connaissez-vous les termes de ces lettresbrûlantes ?

– Je les connais, mademoiselle, parce quec’est moi qui les ai écrites !

– Vous ?

– Vous souvient-il de la lettrecommençant par ces mots : « Toi qui es une âmed’élite », et finissant par ceux-ci : « L’amour medévore », et cette autre où je vous disais : « Troisfois par semaine je soufre un peu moins. »

– Oui, je ne me suis même jamais bienexpliqué ce détail.

– C’était les trois fois par semaine oùje vous donnais votre leçon de gymnastique.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! Alors,mon pauvre Fléchard, c’était donc vous ?

– C’était moi, mademoiselle, moi qui n’aipas hésité une seconde à laisser condamner un innocent à ma placepour ne pas cesser de vous voir, de vous entendre…

– Et c’est vous qui avez assommé cepauvre Parju ? Qui aurait pu croire ? …

– Oh ! j’ai l’air chétif, comme ça,mais je suis nerveux, terriblement nerveux ! Ce soir-là,j’aurais tué dix hommes !

– Pourquoi ne m’avez-vous plus écrit àpartir de ce jour ?

– Le remords ! … La peur devous compromettre… que sais-je ?

– Ainsi donc, le mystérieux inconnu…

– C’était moi… Et maintenant,mademoiselle, il ne me reste plus qu’à vous demander humblementpardon, et… à m’en aller sans doute.

Il y eut un silence.

Chacun d’eux, les yeux baissés, semblait laproie d’une émotion contenue. Comme Fléchard faisait le geste departir Arabella commanda d’une voix douce :

– Restez, Fléchard.

Fléchard baisa la main qu’on lui tendait.

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