L’Affaire Blaireau

Chapitre 5

 

Dans lequel on va faire connaissance dusympathique mais infortuné Blaireau, pâle victime d’un bourgmestreen délire.

Qu’était-ce au juste que Blaireau ?

Personne n’aurait su exactement le dire.C’était Blaireau, et voilà tout.

Ni propriétaire, ni fermier, ni journalier, nicommerçant, ni industriel, ni fonctionnaire de l’État, ni rien dutout, Blaireau appartenait à cette classe d’êtres difficilementcatégorisables et qui semblent, d’ailleurs, ne pas tenirenthousiastement à occuper une case déterminée sur le damiersocial.

Très philosophe, très madré, ce bohème ruralétait, par la population, soupçonné d’équilibrer son budget (!)grâce à des virements portant de préférence sur les végétauxd’autrui et les lièvres circonvoisins, le tout mijoté sur du boismort (ou vif), discrètement emprunté aux forêts d’alentour.

Blaireau détenait sans doute un sac fertile enmalices, car jamais, ni gendarmes, ni gardes ne réussirent à leprendre en flagrant délit, ni même à lui dresser le plus inoffensifprocès-verbal.

Vingt fois, accusé de méfaits divers, il vitsa rustique cabane, sa literie modeste, son mobilier champêtre enproie à des perquisitions judiciaires et bousculatoires.

Les gendarmes ne trouvaient rien que, parfois,un lapin d’origine éminemment douteuse ou des perdreaux de mêmeprovenance.

– D’où vient ce lapin ? questionnaitle brigadier.

– Je l’ai acheté au marché.

– À qui ?

– Je ne connais pas son nom, à c’tefemme… Une grosse blonde qui a des taches de rousseur plein lafigure.

– Et ces deux perdreaux ?

– Au marché aussi.

– À la grosse blonde ?

– Non, au contraire, à une petite brunefrisée.

– Vous seriez probablement bienembarrassé de prouver vos dires.

– Ah ! dame, oui, mais la prochainefois, je leur demanderai une facture acquittée, à mesmarchandes.

Et devant la stupeur déconcertée du naïfpandore, Blaireau ajoutait froidement, mais sur le ton de la plusparfaite courtoisie :

– Oui, brigadier, une facture acquittée,et j’y ferai mettre un timbre de dix centimes si mon acquisitionatteint ou dépasse dix francs.

Que répondre à un tel goguenard ?Furieuse de se voir ainsi jouée, la maréchaussée se retirait, nonsans avoir décoché un dernier coup de pied vengeur sur quelquemeuble.

Les gendarmes n’étaient pas éloignés d’unedizaine de pas que Blaireau les hélait :

– Messieurs ! Un mot, s’il vousplaît ?

Leur désignant alors son pauvre intérieur toutsens dessus dessous :

– Et l’on vous appelle, souriait-ilironique, les représentants de l’ordre !

Blaireau avait toujours le mot pour rire,plaisant apanage de tout philosophe vraiment pratique.

Malheureusement la philosophie de Blaireau nel’empêchait pas d’être en butte à deux haines farouches.

La haine du maire de Montpaillard, M.Dubenoît, qui se refusait à admettre, d’abord, qu’une honnête citécomme la sienne pût donner asile à un personnage aussi peurégulier ; ensuite et par reflet l’hostilité du sieur Parju(Ovide), déjà nommé.

Quand la conversation entre le maire et legarde champêtre tombait par hasard sur ce Blaireau demalheur :

– Eh bien ! Parju, quand est-ce quevous me le coffrerez, ce mauvais gars-là ?

– Je l’voudrais bien, monsieur le maire,mais c’est qu’il est malin comme le diable !

– Je le sais, mon ami, je le sais.Ah ! si c’était lui qui fût garde champêtre et que vousfussiez Blaireau, il y a belle lurette qu’il vous aurait pincé, monpauvre Parju !

– Ah ! pour ça, monsieur le maire,riait bêtement Parju, y a des chances.

Aussi, quand, dès l’aurore, Parju s’en vintconter à M. Dubenoît sa mésaventure de la nuit, tentatived’arrestation d’un malfaiteur, résistance de ce dernier quis’enfuit sans laisser d’adresse, mais en emportant la plaquesacrée, M. Dubenoît s’écria de suite :

– Ça, c’est du Blaireau tout pur.Coffrez-moi Blaireau.

– Mais, monsieur le maire…

– Il n’y a pas de monsieur le maire.Coffrez-moi Blaireau au plus vite.

Parju tenta encore quelques timidesobservations car, enfin, arrêter un homme contre lequel ne sedresse aucune charge sérieuse, c’était grave.

M. Dubenoît reprit avec autorité :

– Suis-je le maire de Montpaillard ?Ou si c’est vous, Parju ?

– C’est vous monsieur le maire, qui êtesle maire.

– Eh bien alors ! Coffrez-moi illicoBlaireau, vous dis-je. Il n’y a que Blaireau dans la communecapable d’avoir fait ce mauvais coup.

– Bien, monsieur le maire.

– Allez, Parju, faites votre devoir. Jeme charge du reste.

Et M. Dubenoît se chargea, en effet, si biendu reste, comme il disait, que ce pauvre diable de Blaireau fut,avec une incroyable prestesse, mis en état d’arrestation etcondamné à trois mois de prison.

Ajoutons que M. le maire fut puissamment aidédans cette œuvre de haute justice par son ami M. Lerechigneux,président du tribunal de Montpaillard.

Quant à Parju, convenablement stylé par lemaire, il affirma, sans sourciller reconnaître positivement sonagresseur. (Parju, répétons-le, ne connaît que sa consigne.)Blaireau, oubliant un instant sa vieille philosophie, se démenacomme un diable dans un bénitier offrit d’établir un alibi,protesta sauvagement de son innocence, rien n’y fit.

– Les protestations d’innocence et lesalibis, déclara M. le président, voilà à quoi nous reconnaissonsles coupables de profession. Blaireau, le tribunal vous condamne àtrois mois de prison.

– N… de D… de bon D… de tonnerre de D… ! c’est trop fort, à la fin !

– Votre mauvaise humeur, Blaireau, neperdrait rien à s’exhaler en termes moins blasphématoires. Un motencore, Blaireau…

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il ya ?

– Le tribunal aurait été heureux de vousfaire bénéficier de la loi Bérenger mais il a pensé que, devous-même, et depuis trop longtemps, vous vous étiez appliqué plusde sursis que la magistrature tout entière de notre pays ne sauraitvous en accorder

– Comment cela ? … Qu’est-ceque vous voulez dire ?

– Je m’explique : malgré tous vosméfaits antérieurs, c’est la première fois que vous vous trouvez enréel contact avec la justice…

– Des méfaits ! j’ai commis desméfaits, moi ! Jamais de la vie !

– Ce n’est pas à moi, mon cher Blaireau,qu’il faut venir raconter ces sornettes ! À moi, qui plus devingt fois vous ai acheté du gibier en temps prohibé. Gendarmes,emmenez le condamné.

Et, ricanant stupidement, les gendarmesemmenèrent Blaireau ivre de rage.

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