L’Affaire Blaireau

Chapitre 3

 

Dans lequel le lecteur pourra constater qu’onn’a nullement exagéré en lui présentant, dès le début, MlleArabella de Chaville comme une nature plutôt romanesque.

Pauvre Arabella !

Non seulement jamais elle ne rencontra lepaladin de ses rêves, mais elle a beau regarder autour d’elle, pasun être en le sein duquel elle puisse verser les confidences d’uncœur ardent, d’une âme songeuse ! …

Personne qui la comprenne ! Chacun, aucontraire, toujours prêt à sourire d’elle !

Et puis, dans cette existencesempiternellement la même, morne et plate, pas l’ombre de la plusmince aventure !

Les seuls reflets de vie sentimentale,d’existence passionnelle, elle les trouve – mais apâlis parl’évidente fiction du poète, par sa propre inconnaissance des héros– dans les romans ou les journaux qui lui viennent de Parischaque jour.

Oh ! être mêlée à l’un de ces drames,même comme victime !

Oh ! recevoir sur la figure du vitriolque vous projetterait une jalouse ; ce serait encore dubonheur ! Ce serait vivre, au moins !

Arabella s’ennuie.

Un jour, phénomène assez rare, il se trouvadans le courrier des Chaville une lettre pour elle.

– Je ne connais pas cette écriture-là,murmura-t-elle, en lisant la suscription.

Et elle ne put s’empêcher de frémir Bien quepeu versée dans la graphologie, Arabella avait deviné surl’enveloppe l’écriture d’un homme, d’un homme amoureux, d’un hommepas banal.

Énigmatique instinct ? mystérieusetélépathie ? quoi au juste ? En sait-on rien, maisquelque chose, à ce moment, avertit notre amie que cette lettre,cette lettre qui lui brûlait les doigts, allait avoir sur sadestinée une influence définitive.

Un grand battement de cœur la prit et sesmains tremblèrent à ce point qu’elle dut attendre plusieurs minutesavant de décacheter l’inquiétante missive.

Trois lignes seulement :

« Mademoiselle,

« Il est de la dernière urgence que vousle sachiez : il y a un homme qui vous aime dans l’ombre.

« Un désespéré »

Arabella ferma les yeux, croyant rêver.

– Un homme qui m’aime dans l’ombre !murmura-t-elle avec une voix dans le genre de celle de SarahBernhardt. Il y a un homme qui m’aime dans l’ombre !

Et cette idée qu’un homme l’aimait dansl’ombre et que cet homme était désespéré la plongea dans la plusineffable des extases.

Mais qui pouvait bien être ce ténébreuxadorateur ?

Elle chercha l’inconnu dans le monde de sesrelations coutumières.

Un tel ?

Chose ?

Machin ?

Non, aucun de ces trois-là.

Ni d’autres.

Toute frémissante d’espoir elle résolutd’attendre les événements.

Le lendemain, nouvelle lettre de la mêmeprovenance mystérieuse.

Le désespéré proclamait qu’il était de plus enplus désespéré, que son amour devenait de la folie, mais que, biendécidé à ne pas sortir de cette ombre à laquelle il avait faitallusion dans sa lettre de la veille, il continuerait à souffrir ensilence.

La brûlante correspondance se perpétua dèslors à raison de deux ou trois lettres par semaine.

Le fond en restait toujours d’idolâtrie pure,mais la forme en changeait souvent : tantôt farouchedésespérance, tantôt résolution d’énergie avec parfois même« volonté d’en finir, d’une façon ou d’une autre ».

Puis, tout à coup, un beau jour un sombre jourplutôt, le facteur tant guetté n’apporta plus rien à notre héroïneque des journaux ou des catalogues de nos grandes maisons denouveautés parisiennes.

Arabella attendit.

Des semaines passèrent.

Le mystérieux inconnu semblait s’être retirédans la plus impénétrable des ombres.

– Rien pour moi ? demandait, avecune angoisse qu’elle avait peine à dissimuler Arabella aufacteur.

– Rien, mademoiselle, répondaitinvariablement l’humble fonctionnaire.

Que s’était-il passé ? Quelle catastropheavait brusquement interrompu cette délicieuse et troublantecorrespondance ? Il était impossible que cet homme, que cetamant fougueux, que ce désespéré ait vu soudain s’éteindre saflamme ! Une flamme ne s’éteint pas sans raison ! Unepassion ne disparaît pas sans avoir été assouvie ou tout au moinssans avoir été découragée.

Or l’inconnu ne pouvait pas êtredécouragé ; d’autre part il n’était pas assouvi…« Allons, continuait à songer Arabella frémissante, pourquoin’écrit-il plus ? S’est-il tué, ainsi qu’il me l’écrivait dansune de ses dernières lettres ? » Elle relut cette lettre.La volonté d’en finir d’une manière ou d’une autre n’était pasformelle ; ce devait n’être qu’une façon de parler…

Et Arabella se perdait en conjectures, enraisonnements, en hypothèses de toutes sortes, son imaginationenfantait deux ou trois romans par jour, dans lesquelss’entremêlaient les plus tragiques aventures.

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