L’Affaire Blaireau

Chapitre 2

 

Dans lequel le lecteur continuera à se créer debrillantes relations, notamment dans la famille de Chaville et chezquelques-uns de leurs invités.

Il fallait positivement avoir le diable aucorps pour faire du tennis à cette heure de la journée et par unetempérature pareille.

Heureusement qu’à la campagne et même dansbeaucoup de petites villes départementales, les autochtonesjouissent d’une endurance fort supérieure à celle de nosParisiens.

Tout de même, il faisait trop chaud et lapartie fut bientôt abandonnée d’un commun accord.

Chacun s’achemina vers la véranda où de labière fut versée pour les messieurs, du sirop de framboise pour lesdames.

Pendant que s’abreuvent tous ces quidams,examinons-les à la dérobée.

Les maîtres de céans, d’abord, M. et Mme deChaville, braves gens, quelconques, riches.

M. Hubert de Chaville exerçait, vers la fin del’Empire, une noce assez carabinée en compagnie de son excellentcamarade de Hautpertuis, déjà nommé. Arrivent l’année terrible etnos désastres. Le jeune de Chaville fait vaillamment son devoir enqualité de lieutenant de mobiles. On signe le traité de Francfort.Quelques années après, notre héros épousait une insignifiante etriche cousine qui lui donnait bientôt une petite demoiselle, Lucie,laquelle, à l’époque où se déroulent ces événements, est devenue laplus charmante jeune fille de tout le district. C’est tout.

Le membre le plus intéressant de la familleest, sans contredit, cette Arabella de Chaville dont il futquestion plus haut et cousine germaine de M, de Chaville.

Puisque le fidèle mais discourtois serviteurPlacide a dévoilé l’âge de cette personne, nous n’avons aucuneraison de le celer :

Arabella se trouve, en effet, à la tête d’unebelle pièce de trente ans copieusement sonnés.

Les paraît-elle ? Jules Fléchard le nienon sans vivacité.

Contredire un si brave garçon seraitcriminel ; concluons galamment : si Mlle Arabella deChaville paraît vingt-huit ans, c’est tout le bout du monde.

Mettons même vingt-huit printemps pour faireplaisir à Jules.

En dépit de son âge un peu avancé (pour unejeune fille), Arabella détient un cœur qui n’a pas su vieillir uncœur ardent qui s’ennuie de battre par les temps de platitude et demorne prose que nous traversons.

Riche, bien née, pas plus laide qu’une autre,Arabella ne s’est jamais mariée, parce que, tout enfant, elles’était juré à elle-même de n’appartenir qu’à un homme qui seserait sacrifié pour elle, un homme qui aurait bravé mille dangers,mille morts, un de ces hommes comme on n’en voit plus guère,hélas ! depuis la fermeture des croisades.

Le cas ne se présenta jamais ; Arabellatint son serment et demeura demoiselle. Quand je dis que le cas nes’est jamais présenté, je me hâte un peu trop, comme la suite de cerécit ne va pas tarder à vous l’apprendre. (Je ne devrais peut-êtrepas vous le dire maintenant, mais, tant pis, c’est plus fort quemai. Sachez donc qu’Arabella se mariera vers la fin de ce roman etqu’elle sera très heureuse.).

Revenons à nos invités.

Le baron de Hautpertuis déjà nommé, élégantviveur parisien, le meilleur ami de l’excellent Chaville, chezlequel il vient tous les ans passer quelques jours à la bellesaison. (Rappelons, pour mémoire, que le baron est aussi myope, àlui seul, que tout un wagon de bestiaux. Ce détail aura sonimportance par la suite.)

M. Dubenoît, maire de Montpaillard, et MmeDubenoît son épouse.

M. Dubenoît n’a qu’une marotte, mais unebonne : la tranquillité de Montpaillard.

Depuis la fondation de Montpaillard (fin duXVIe siècle ou commencement du XVIIe, les historiens ne sont pasd’accord), les révolutions se sont succédé en France, des trônesont croulé, des têtes de gens huppés tombèrent sous le couperet dela guillotine, des rois connurent le chemin de l’exil, les piresclameurs troublèrent la paix des rues dans bien des cités que dedétestables excès allèrent jusqu’à ensanglanter Seule, la petiteville de Montpaillard demeura paisible malgré ces tourmentes.

– Depuis Henri IV, proclame M. Dubenoîtavec une légitime fierté, oui, messieurs, depuis Henri IV à partles jours de marché, il n’y a jamais eu le moindre attroupementdans les rues de Montpaillard.

Et devant la mine admirative du baron, ilinsiste :

– Oui, monsieur de Hautpertuis, pas lemoindre attroupement ! Et tant que j’aurai l’honneur d’être lepremier magistrat de Montpaillard, il continuera d’en êtreainsi ! J’aimerais mieux voir ma ville en cendres que la proiedu désordre !

– Vous êtes bien radical, monsieur lemaire, pour un conservateur !

C’est Me Guilloche qui lance cette réflexionassez naturelle.

Me Guilloche est un jeune et élégant avocatqui se trouve au nombre des invités.

– En matière d’ordre, mon cher Guilloche,on ne saurait jamais être trop intransigeant et si vous et votreparti essayiez jamais de troubler Montpaillard, vous me trouveriezsur votre chemin.

– M. Guilloche a donc un parti ?demande le baron.

– Parfaitement ! vous pouvezcontempler en M. Guilloche le chef du parti révolutionnaire denotre ville, un parti qui compte dix-sept membres. Chaque fois queM. Guilloche se présente aux élections, il a dix-huit voix àMontpaillard : les dix-sept voix des révolutionnaires plus lasienne. La dernière fois, il n’a eu que dix-sept voix parce qu’unrévolutionnaire était malade.

– Dix-sept révolutionnaires sur unepopulation de dix mille habitants ! concilia le baron, il n’ya pas encore péril en la demeure. Mais, dites-moi, mon cherGuilloche, quelle drôle d’idée pour un homme bien élevé comme vousde vous mettre dans ce parti-là ?

M. Dubenoît ne laissa pas au jeune homme letemps d’exprimer son amour ardent de l’humanité, sa folie desacrifice pour les déshérités. Il s’écria :

– Comme tous ses pareils, Me Guillochen’est qu’un ambitieux, un de ces ambitieux qui n’hésiteraient pas àprovoquer des attroupements dans la rue pour devenir quelque chosedans le gouvernement !

– Pardon, mon cher Dubenoît…

Mais devant la réprobation unanime del’assemblée hostile aux discussions politiques et religieuses, laconversation bondit sur divers autres tapis.

Des groupes se formèrent ; Arabellacausait avec le baron :

– Mademoiselle, assurait ce dernier je mepermettrai de n’être point de votre avis. Cette petite ville deMontpaillard n’est nullement désagréable, je vous affirme. Depuisune huitaine de jours que je l’habite, je ne m’y suis pas ennuyéune minute.

– Si vous y étiez comme moi depuis…depuis vingt et quelques années, vous parleriez autrement. Enfin,ce qui est fait est fait. Je terminerai ma vie ici entre mescousines et mon cousin, comme une vieille fille.

– Oh ! mademoiselle ! protestagalamment le baron.

– Je parle pour plus tard.

– Ah ! dame ! Il est certainqu’à la longue…

– Et vous, vous allez rentrer àParis ?

– Pour quelques jours, avant de partir àla mer.

– Retrouver vos amis, votre club, vosmaîtresses…

– Mes maîtresses ! Comme vous yallez !

– Ne vous en défendez pas, c’est sinaturel pour un homme !

– Alors, mettons ma maîtresse et n’enparlons plus.

– Jolie ?

– Très jolie… et d’undésintéressement !

– Vous me croirez si vous voulez, baron,mais je n’ai pas le courage de blâmer ces femmes-là.

– Moi non plus, dit le baron.

– Elles n’ont peut-être pas uneréputation intacte, mais elles sont déshonorées dans des conditionssi charmantes ! Et puis, elles mènent une existence pleined’imprévu et de mouvement, tandis que nous ! … Le rêve,voyez-vous, baron, ce serait de concilier les vieilles vertusfamiliales de nos provinces avec une vie un peu accidentée… Maisc’est bien difficile.

– On finira par trouver unecombinaison.

– Que de fois il m’arrive de songer àtout cela quand je suis seule, dans le parc, à me promenersilencieusement… La solitude m’oppresse, mon esprit se perd en desrêves insensés, un trouble étrange m’envahit…

– Et alors, qu’est-ce que vousfaites ? demanda le baron, après un instant de silence.

Arabella poussa un gros soupir et murmura, nonsans avoir légèrement rougi :

– Je fais de la gymnastique.

M, de Chaville s’approcha :

– Je parie qu’Arabella te raconte sesmalheurs.

– Pas du tout. Mlle Arabella ne m’a pasencore donné cette marque de confiance. Je le regrette.

– N’écoutez pas Hubert, baron, il semoque de moi.

D’ailleurs, ici, tout le monde se moque demoi.

– On ne se moque pas de toi, Arabella. Onte plaisante un peu parce que tu es terriblement romanesque…

– Mais, interrompit le baron, c’est fortbien d’être romanesque ! Toutes les femmes devraient êtreromanesques ; moi, si j’avais été femme, j’aurais étéromanesque.

– Oui, mon vieux, mais, ajouta M. deChaville, en regardant Arabella, l’aurais-tu été au point denourrir pendant trois mois un prisonnier dans la prison deMontpaillard, de lui envoyer tous les jours un panier de provisionsavec du vieux bourgogne et des cigares de La Havane ?

– Comment, Albert, tu savais… ditArabella confuse.

– Certainement, oui, je le savais, et jet’en parle aujourd’hui uniquement, parce que c’est demain ledernier jour du condamné.

– On va le guillotiner ? frémit lebaron.

– Non, le relâcher, tout simplement. Sestrois mois sont finis.

– Cette aventure me paraît des pluspittoresques.

Le rouge de la pudeur outragée incendiait lafigure d’Arabella :

– J’espère que tu ne vas pas raconter àM. de Hautpertuis…

– Si, si, je vais lui raconterl’histoire, à ta grande honte !

« Figure-toi, mon cher qu’Arabella s’estmonté la tête pour une espèce de mauvais sujet…

– N’en croyez pas un mot,baron !

– Mais pourtant…

(Inutile de relater la suite de laconversation, puisque le lecteur en trouvera le sujet développé,non pas dans le chapitre suivant mais dans un de ceux qui viennentaprès.)

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