Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 1UNE CANDIDATURE EN PROVINCE

On étaitaux premiers jours de septembre et la période électorale ne devaits’ouvrir officiellement à Vermel que le 15 du mois, mais les agentsdes candidats et les candidats eux-mêmes n’en avaient pas moinscommencé leur campagne depuis longtemps.

Il s’agissait de remplacer l’un des députés dela ville, élu sénateur, et comme ce vide dans la représentation deSeine-et-Loire était prévu depuis deux ans, les républicainsconservateurs avaient réservé ce siège au savant dont ils étaientfiers, au médecin qui avait donné aux pauvres mille preuves dedévouement, au docteur Plemen.

Devant un adversaire aussi redoutable, estiméde tous, qui avait su se faire des amis dans le peuple et mêmeparmi les bourgeois, malgré sa liaison avec les Deblain, le partiradical révolutionnaire avait à peu près désarmé. Ce n’était plusque pour la forme et pour ne point avoir l’air de déserter la luttequ’il s’était décidé à présenter un candidat, sans nulleimportance, il est vrai, son échec étant assuré.

Quant aux légitimistes et aux bonapartistes,s’il en existait un certain nombre à Vermel, ils ne comptaient pasau point de vue électif, mais ceux d’entre eux qui pensaient, avecraison, que s’abstenir en politique est une faute, votaienttoujours, en attendant mieux, pour le candidat républicainconservateur, par haine du radicalisme.

Les élections allaient donc se passer ainsiqu’à l’ordinaire, sans grand bruit, et personne ne s’en préoccupaitbeaucoup, lorsqu’on apprit que le docteur Plemen se retirait pourlaisser la place à M. Raymond Deblain.

D’abord, on n’en voulut rien croire. Le maride la belle étrangère n’avait jamais manifesté l’intention ni ledésir de devenir un homme politique. Bien au contraire, il s’étaittoujours fait remarquer par son indifférence en semblable matière,plaisantant même avec son sans-gêne gaulois ceux qui étaient assezsimples – il employait un mot encore plus court et plus net – poursacrifier leurs affaires, leur repos, leurs plaisirs à la vanitéd’être appelé « monsieur le député » et à la certitude defaire des ingrats.

Rien n’était plus vrai, cependant, nous lesavons, que ce changement de front du riche industriel, que cetteambition subite, œuvre de sa femme. On en eut bientôt la preuve,car Plemen, sans même attendre d’être interrogé, fit paraître, dansles journaux de la localité, une lettre par laquelle il annonçaitqu’il abandonnait toute candidature au profit de M. Deblain,sur qui il invitait chaudement ses électeurs à reporter leurssuffrages.

« Si je renonce, disait-il, à l’honneurde devenir le représentant d’une ville où je m’imagine volontiersêtre né, tant ses moindres intérêts me sont chers, c’est parce queje ne m’arroge pas le droit de m’éloigner pendant plusieurs mois,chaque année, des malades confiés à mes soins ; c’est que lascience m’attire plus que la politique, et c’est aussi parce quej’ai la conviction qu’un grand manufacturier tel queM. Deblain, enfant du pays et dont les opinions bien connues,le dévouement, la connaissance des affaires sont une garantie pourtous, sera pour Vermel le plus utile, le plus influent desmandataires au sein du Parlement. »

Si cette nouvelle ne reçut pas trop mauvaisaccueil dans le haut commerce, où le mari de Rhéa comptait denombreux amis prêts à soutenir sa candidature, il n’en fut pas demême dans le monde bourgeois, dont la haine pourMme Deblain rejaillissait un peu sur sonmari ; et les radicaux révolutionnaires se remuèrent aussitôtpour opposer au remplaçant de Plemen un adversaire de quelquepoids.

Ce n’était pas chose facile à découvrir àVermel même, mais le comité de Paris y suppléa bien vite, enenvoyant aux électeurs intransigeants du chef-lieu deSeine-et-Loire le citoyen Rabul, petit journaliste de troisièmeordre, dont le gouvernement avait eu la sottise de faire un héroset un martyr en le condamnant à quelques mois de prison pour délitde presse.

Cet inconnu, qui ne savait pas le premier motdes intérêts qu’il serait appelé à défendre et n’avait peut-êtrejamais entendu parler de Vermel, allait pouvoir lutter sansinfériorité contre un homme tel que M. Deblain, toutsimplement parce qu’il était une victime du pouvoir et débiterait àde pauvres diables, qui n’y comprendraient rien, un tas de vieuxclichés démagogiques, au nom de la République en péril.

Bientôt, en effet, la campagne électorale,commencée par Raymond et son ami sous les plus heureux auspices,devint rude à soutenir.

D’abord les républicains conservateurs, quiseraient allés tous à Plemen, se refroidirent, se divisèrent, etDeblain, souffrant depuis le commencement de l’été et n’ayant pasd’ailleurs le feu sacré, sentit son ambition s’amoindrir.

Pour répondre au citoyen Rabul qui, enattendant les réunions publiques, multipliait les réunions privées,il lui fallait étudier préalablement sa leçon avec le docteur, etcomme, sans être un sot, il n’était qu’un orateur médiocre, sesdiscours ne portaient pas toujours heureusement. Il le voyait bienet, ces jours-là, il rentrait chez lui harassé, prêt à envoyer lapolitique à tous les diables.

Il est vrai que Plemen prenait souvent laparole et que son éloquence entraînante, son ardeur, sa conviction,enlevaient son auditoire ; mais au lieu d’avancer les affairesde Raymond, ces succès de son ami lui nuisaient en quelque sorte,au contraire, car il en résultait qu’on faisait entre eux unparallèle, tout à l’avantage du médecin.

De son côté, Rhéa n’épargnait rien. Pendantque son infortuné mari préparait quelque allocution sur l’économiepolitique, le libre-échange, les emprunts départementaux, les voiesde grande communication, les moyens d’équilibrer le budget et devenir en aide aux classes pauvres, toutes choses dont il avait bienentendu parler, mais qu’il ne comprenait que sommairement,Mme Deblain, escortée de Félix Barthey, venu toutexprès à Vermel, courait les faubourgs, visitait les ménagesd’ouvriers, vidait sa bourse dans les taudis, embrassait desenfants sales et déguenillés, serrait des mains calleuses,s’égarait parfois jusque chez des repris de justice – il y en avaitbeaucoup à Vermel – qu’elle prenait pour des électeurs et qui luidébitaient des grivoiseries cyniques, entraînée enfin par la fièvreélectorale et l’ambition qui la dévoraient.

L’Américaine voyait bien que les chances deRaymond n’augmentaient pas. Elle en était fort aigrie et s’enprenait à lui, surtout lorsqu’elle entendait dire, après l’une desréunions où Plemen avait défendu la candidature de son ami :« Quel admirable orateur, quel représentant Vermel aurait eulà ! Six mois après son entrée à la Chambre, il serait devenuministre. »

Plus qu’elle ne l’avait encore fait, ellecomprenait alors la différence qui existait entre ces deux hommes,et comme elle ne pouvait s’empêcher de manifester sa reconnaissanceà Erik, celui-ci lui répondait :

– Si nous échouons, vous n’aurez pas ledroit de vous en prendre à moi ; mais, pour satisfaire à votredésir, j’aurai sacrifié inutilement mon avenir politique, puisquevous serez condamnée à rester à Vermel, où on ne me pardonnera pas,je le crains, l’abandon de ma candidature.

Cependant Mme Deblain ne sedécourageait pas et, pour être soir et matin sur la brèche, elle neretournait pas coucher à la Malle, où était toujours installée sasœur, Mme Gould-Parker. Fatiguée sans doute desplaisirs de l’hiver, celle-ci n’avait pas songé cette année-là àaller à Trouville : elle se reposait à la campagne.

Depuis le printemps, Jenny n’était venue enville que deux ou trois fois à peine, mais Rhéa allait la voirpresque tous les jours, avant le dîner.

Les choses en étaient là, lorsqu’un soir, le22 septembre, Raymond, qui depuis quelque temps était sujet à deviolentes névralgies, revint d’une réunion publique dans un étatd’exaltation incroyable. Forcé de répondre aux interpellations deson concurrent, le citoyen Rabul, il s’était à ce point embrouilléque Plemen avait dû venir à son secours. Toutefois, si habilementqu’il eût repêché son ami, son concurrent radical était resté à peuprès maître du terrain.

Deblain, qui, à défaut d’éloquence et descience politique, avait du bon sens, se rendait bien compte de sonéchec. Aussi, en arrivant chez lui, brisé de fatigue, selaissa-t-il tomber dans un fauteuil, en s’écriant :

– Ah ! sapristi ! je le jurebien, si j’avais prévu ce qu’est le métier d’aspirant député, je meserais tenu tranquille. Mes yeux papillotent devant toutes cesaffiches multicolores où mon nom s’étale en grosses lettres, commecelui d’un acteur en représentation. Lorsque j’entre dans une deces satanées salles de réunions publiques, il me semble qu’on va medemander de faire des tours comme Robert Houdin ou du trapèze commeLéotard. J’ai absolument la tête à l’envers !

– Et ça n’est pas fini, lui répondit enriant Erik, qui l’avait accompagné ; tu n’es qu’au début de tacarrière.

Au même instant Mme Deblainentra dans le fumoir, où les deux amis attendaient qu’on servît lethé. Elle était fort pâle, bien évidemment sous le coup d’uneviolente émotion.

Elle s’approcha de son mari et, mettant sousses yeux un billet qu’elle venait de recevoir, elle lui parla toutbas, car le maître d’hôtel allait et venait pour son service.

Raymond lut la lettre, eut un mouvement destupeur, échangea quelques mots avec sa femme, en lui désignantPlemen, puis il dit tout haut :

– Ma foi, je ne veux pas de thé ; jepréfère aller me coucher. Mon cher docteur, tu devrais bien medonner quelque drogue pour me calmer. J’ai des crampes d’estomacatroces et la tête absolument en feu.

– Ça ne sera rien, répondit le médecin,après avoir pris le pouls de son ami. Un peu de fièvrecependant ! Décidément la politique ne te vaut pasgrand’chose. Avant de t’endormir, double la dose de chloral que jet’ai ordonnée. Tu peux même te faire une petite piqûre de morphine,puisque tu es devenu un praticien fort habile. Une bonne nuit parlà-dessus et, en te réveillant, tu seras frais et dispos. Jeviendrai te voir demain de très bonne heure, ou peut-être seulementaprès-demain matin, car demain, je prends le premier train pourParis, où je dois présenter un travail important à l’Académie demédecine. Je ne sais si je pourrai revenir le soir même.

– Ah ! c’est vrai !Heureusement que nous n’avons pas de réunion électorale !Alors, à après-demain. Je te laisse avec Rhéa. Elle a à te parleret ne te dira rien que je ne connaisse ! Bonsoir, mesenfants !

Et après avoir embrassé sa femme et serré lesmains de Plemen, Raymond, qui avait sonné son valet de chambre,remonta chez lui.

Mme Deblain et le docteurétaient seuls ; le maître d’hôtel s’était retiré et Pierreavait suivi son maître.

– Qu’avez-vous à me dire ? fitaussitôt Erik en se rapprochant de Rhéa, dont seulement alors ilremarqua la physionomie bouleversée.

– J’ai besoin de vous, mon ami.

– Besoin de moi ?

– Il s’agit d’une chose des plusgraves.

Et mettant la main sur l’épaule de Plemen,pour le forcer de baisser la tête, elle lui fit à l’oreille uneconfidence sans doute complètement inattendue, car le docteur,toujours si maître de lui-même, tressaillit. Puis, après uneseconde de réflexion, il répondit avec un sourire étrange, quiéchappa à la jeune femme :

– Le temps de monter chez moi et je suisà vous !

– Je vais passer par votre jardin etsortir par la porte de la ruelle. Vous, venez me rejoindre àl’extrémité du boulevard. Il ne faut pas qu’on nous voie partirensemble. Je vous attendrai là-bas en voiture. Je laisserai notreporte de communication ouverte, afin de pouvoir rentrer à l’hôtelsans être vue de personne.

– C’est entendu !

Cinq minutes plus tard, le docteur Plemenprenait place auprès de Mme Deblain dans un coupédont le cocher avait sans doute des ordres, car il lança aussitôtson attelage à fond de train, bien que la nuit fût sombre et laroute à peine éclairée.

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