Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 9LES AVEUX DE JENNY

Pendanttout un mois, il ne fut question à Vermel que de cettereprésentation de Froufrou à la Malle ; mais si cettefête, donnée en plein hiver, à la campagne, ce que bon nombre degens du monde s’efforcent de mettre à la mode en Franceaujourd’hui, augmenta encore l’enthousiasme des adorateurs deMme Deblain, elle eut aussi pour résultat deprovoquer, plus vives que jamais, les critiques ainsi que leshaines des envieux.

En même temps que les véritables amis deRaymond faisaient chorus pour applaudir à la distinction de safemme, à l’affabilité qu’elle apportait à recevoir, à son éléganceet à son esprit, le clan bourgeois et collet-monté trouvait sesfaçons de faire tout simplement scandaleuses, et les deux sœursétaient l’objet des insinuations les plus malveillantes de la partde ces bonnes âmes qu’excitait Mme Dusortois.

C’était là sa manière à elle de reconnaîtrel’accueil que lui avait fait Rhéa, et de remercier son neveu descent louis qu’il lui avait donnés pour que ses filles pussentfigurer au château parmi les plus élégantes.

– N’est-il pas honteux de jeter ainsil’argent par les fenêtres ! répétait l’excellente tante à quivoulait l’entendre et même à qui ne le voulait pas. Ah ! monneveu est en de bonnes mains ! Il a beau gagner de l’argent,il sera bientôt ruiné ! Pauvre Raymond, est-il assezaveugle ! Sa femme doit-elle se moquer de lui avec ce Barthey,ce barbouilleur parisien ! Et sa sœur, cetteMme Gould-Parker, dont le mari est on ne sait où.En voilà encore un ménage ! Il est vrai qu’elle n’estpeut-être pas mariée. Ces Américaines, quelles mœurs ! Et direque le docteur Plemen n’ouvre pas les yeux à son ami ! Il estvrai que celui-là aussi !…

Mme Dusortois s’arrêtait làavec un tel sourire ironique que chacun comprenait ce qu’ellen’osait ajouter.

Certains de ses auditeurs volontaires ouforcés haussaient bien les épaules, mais toutes ces calomnies n’enfaisaient pas moins leur chemin à l’insu de Raymond et de Rhéa, quicontinuaient à recevoir, à donner des fêtes, des dîners et desreprésentations théâtrales, auxquelles Plemen se contentaitd’assister sans y prendre part en qualité d’acteur, sinon fortrarement, mais dont Rhéa et Barthey étaient toujours lesorganisateurs infatigables.

Le savant avait probablement cessé d’êtrejaloux de l’artiste, car ils vivaient tous deux dans d’excellentsrapports. Le premier ne s’inquiétait plus, comme il l’avait faitjadis, des séjours fréquents du second à la Malle, où le peintre,il est vrai, était plus souvent que dans son atelier de la rued’Offémont, à Paris.

Cet hiver-là fut donc, pour Vermel, une saisonabsolument folle.

Au mois de mars, les femmes et les jeunesfilles tenaient encore bon, grâce à cette force de résistance auxfatigues des plaisirs dont la nature a doué le sexe faible ;mais les hommes : maris, frères et cousins, étaient rompus etaspiraient à un peu de repos, tout en reconnaissant que les Deblainétaient les hôtes les plus charmants et Rhéa la plus adorablemaîtresse de maison qu’on pût voir.

Cette aspiration au calme, de la part de biendes gens, eut pour conséquence logique de leur faire accueillir,avec une faveur croissante, la candidature de M. Deblain à ladéputation.

Avec une femme telle que la sienne, le grandmanufacturier ferait bien certainement excellente figure àParis ; il acquerrait vite une grande influence au Parlement,et Vermel en retirerait des avantages sérieux ; sans compterl’honneur d’être représenté par un homme riche, brillant et marid’une créature irrésistible à laquelle les ministres ne pourraientrien refuser.

Rhéa, qui se rendait parfaitement compte del’état des esprits, était enchantée, et Raymond, que l’ambitioncommençait à talonner, n’était pas loin de croire qu’il avait eu,le premier, l’idée de devenir un homme politique.

Est-ce qu’il n’était pas plus apte à faire undéputé que son ami Plemen ? Est-ce que le pays n’avait pasdéjà bien assez de médecins et d’avocats à la Chambre ? Est-ceque les grands industriels comme lui ne comprenaient pas mieux quetous ces savants et tous ces bavards les vrais intérêts dupays ?

M. Deblain était reconnaissant au docteurde lui céder la place, mais il pensait consciencieusement qu’enagissant ainsi, Erik ne se montrait pas moins bon patriote qu’amidévoué.

L’excellent homme, absolument entraîné, sevoyait déjà personnage important, à la tête de l’oppositionconservatrice.

Ah ! messieurs les ministres n’auraientqu’à bien se tenir. Il faudrait en terminer avec les expéditionslointaines, le gaspillage de l’argent, le népotisme – lui, iln’avait ni fils ni neveux, – les sinécures, les gros traitements,les administrations où paressent trois cents employés lorsque centsuffiraient à la besogne, tous les abus enfin !

Il lui tardait surtout d’avoir un salonpolitique dont Rhéa ferait si bien les honneurs avecMme Gould-Parker.

Cette dernière semblait tout au contraire peupressée de retourner à Paris. Elle n’y allait plus que de loin enloin et s’était installée tout à fait à la Malle.

Il est vrai qu’à la fin de l’hiver, la santéde la jeune femme paraissait moins bonne et que son caractèren’était plus aussi gai qu’à l’époque où elle avait fait une entréesi brillante dans la haute société de Vermel. On supposait que laprolongation de l’éloignement de son mari lui causait un vifchagrin. Cela pouvait être.

C’était du moins ce que disait le plussérieusement du monde Mme Deblain, quoique,peut-être, elle n’en pensât point un traître mot.

Cependant le colonel n’allait pas tarder àrentrer en France. Il avait annoncé lui-même à sa femme que samission touchait à son terme. Dans sa dernière lettre datée deYeddo, le 1er mars, il écrivait à Jenny :

« J’aurai terminé mon inspection ici dansune quinzaine de jours et je partirai pour Shanghaï, mais j’espèrene pas rester en Chine plus d’un mois. Je n’aurai plus besoin alorsque de six semaines pour visiter, ainsi que j’en ai l’ordre, nosstations du Nord.

« Je compte donc reprendre la route del’Europe vers le milieu de juillet, c’est-à-dire être en Francedans les derniers jours de septembre.

« J’aurai été absent plus d’une année,mais je crains que ce temps ne vous ait pas paru bien long ;car, avec votre sœur, si légère, si folle, si ardente au plaisir,vous devez vivre fort agréablement.

« Les journaux m’ont déjà appris que Rhéaet vous aviez été les reines des ventes de charité organisées parnotre colonie à Paris. Il était évidemment de votre devoir de nepas vous abstenir en ces circonstances, mais peut-être aurait-ilété plus convenable, en raison de votre veuvage momentané, de jouerun rôle moins brillant.

« Des amis m’ont écrit que vous étiez, àParis, de toutes les fêtes, et que Mme Deblainbouleversait par ses excentricités la ville de Vermel. Je regrettede vous avoir confiée à elle ; j’aurais dû vous emmener avecmoi. La place d’une femme honnête est auprès de son mari,lorsqu’elle ne sait pas vivre dans la retraite pendant sonabsence.

« Pardonnez-moi de vous parler aussifranchement, mais vous connaissez mes sentiments pour vous et lesouci que j’ai de mon honneur. Je ne doute pas un seul instant dela régularité de votre conduite ; je déplore seulement qu’elleait peut-être manqué de la réserve qui vous aurait mise à l’abrinon pas de soupçons injurieux, mais même des moindres critiques.J’estime que vous pourrez aisément dissiper ces inquiétudes dont jesuis saisi au loin, et qu’à mon retour tout me prouvera que vousavez su porter dignement le nom de celui qui vous embrasseaffectueusement. »

On était au 15 avril et Jenny venait de relirepour la dixième fois peut-être ces lignes, sur lesquelles ses yeuxsemblaient fixés avec épouvante, lorsque sa sœur entra brusquementdans sa chambre.

– Qu’as-tu donc encore ? luidit-elle, en s’apercevant de son émotion.

Mme Gould-Parker lui tendit lalettre de son mari.

– Comment ! c’est toujours le sermondu colonel qui te préoccupe à ce point ? Oh ! je leconnais ! Dieu me préserve de le savourer de nouveau. Qu’ilrevienne quand il voudra, ton Othello ! Qu’est-ce que celapeut te faire ! À nous deux, nous parviendrons bien à lerassurer. S’imaginait-il donc que tu allais te couvrir la tête decendre et le corps d’un cilice pendant son absence !

– Ah ! ne ris pas ! Si tusavais !

Elle s’était jetée au cou de Rhéa, qui avaitpris place auprès d’elle, sur une chaise-longue.

– Si je savais ! Et quoi donc ?Est-ce que…

Jenny se leva brusquement, courut à un petitsecrétaire en bois de rose, l’ouvrit convulsivement et y prit unpaquet de lettres, qu’elle vint placer, en rougissant, sur lesgenoux de Mme Deblain.

– Oh ! oh ! s’écria celle-cid’un ton de gravité comique, après avoir jeté un coup d’œil sur cesfeuilles, dont il était aisé de deviner le contenu. Oh ! sœurchérie ! Comment, ce pauvre colonel ! Mais aussi, on n’apas l’idée d’aller au Japon, quand on a une jolie petite femmetelle que toi !

Elle riait comme une folle, aspiraitvoluptueusement de ses narines roses et mobiles les parfumsqu’exhalaient ces lettres, les lisait avec des moues adorables et,s’interrompant çà et là, s’écriait :

– Mais c’est charmant, ravissant,enivrant ! On ne m’en a jamais écrit autant, pas même lecousin Archibald qui, cependant, se prétendait fou de moi.Ah ! je suis sûre que c’est un Français qui s’exprimeainsi ! Tiens ! ça n’est pas signé et on ne t’appellejamais par ton nom. Il est vrai que : « Mon adorée, machérie, ma bien-aimée, mon âme », c’est encore plus doux àlire que Jenny.

– Il comprenait sans doute que jevoudrais garder tout cela, fit avec un inexprimable accent d’amourMme Gould-Parker.

– Eh bien ! qui t’en empêche ?Lorsque ton mari sera sur le point d’arriver, tu me confieras cesprécieuses épîtres ; je les enfermerai chez moi, au fond d’untiroir secret de mon bahut italien ; et, de temps en temps, tuviendras les relire à ton aise… si tu aimes encore et si tu estoujours aimée.

– Oh ! ne crois pas au moins…

– Oui, un amour éternel qui ne vit que desacrifices et n’en demande aucun à l’objet de sa flamme. Je connaisça… par ouï-dire ! Hein ! suis-je une sœur assez dévouée,assez tendre, assez indulgente ? Car c’est fort mal ce que jefais là ! Si l’oncle Jonathan et cette bonne mistressGowentall le savaient !

– Rhéa, ma chère Rhéa ! Mais, j’ypense, si ton mari trouvait un jour ces lettres ?

– D’abord Raymond ne se permet jamais defouiller dans mes meubles ; de plus, les trouverait-il et leslirait-il, qu’il ne supposerait pas une seconde qu’elles m’ont étéadressées. Ah ! mon mari n’est pas jaloux de sa femme !Ça n’est point un colonel ! Il n’est pas au Japon !D’ailleurs, il sait bien qu’on ne me fait pas la cour !

– Oh ! oh ! petite sœur !Et le docteur Plemen ?

– Ah ! tu as vu cela ?

– Parbleu ! Comme il ne s’est pastrahi dix fois, cent fois !

– Oui, mais notre grand savant perd sontemps.

– Je ne te demande pas d’aveux.

– Plemen est certainement un hommeremarquable par son intelligence et son esprit ; c’est, deplus, un cavalier d’une beauté étrange, fatale, comme disent lespoètes ; mais si je n’ai pour M. Deblain qu’uneaffection… tempérée, j’ai pris Vermel et ses habitants jaloux enhorreur ; je n’aspire qu’à habiter Paris, presque tout à fait,et ce désir m’a donné de l’ambition. Voilà pourquoi je suis un peucoquette avec le docteur, qui certainement m’aime beaucoup,beaucoup trop, je le crains. J’ai obtenu de lui qu’il retire sacandidature pour les élections prochaines, et c’est mon mari qui seprésentera à sa place. Raymond réussira, ça n’est pasdouteux ; il sera député…, mais il ne sera que cela.

La jeune femme avait terminé ces derniers motsdans un éclat de rire.

Sa sœur la fixait de ses beaux yeux auxregards étonnés.

– Qu’as-tu donc ? reprit-elle alors.Tu sembles ne me croire qu’à demi ?

– Je pense, ma chérie, réponditMme Gould-Parker avec tendresse, que tu me disaisil n’y a qu’un instant, en te moquant de moi : « Oui, unamour éternel qui ne vit que de sacrifices et n’en demande aucun àl’objet de sa flamme ! »

Et comme, à cette malicieuse riposte,Mme Deblain n’avait pu s’empêcher de rougir un peu,Jenny la prit entre ses bras et se mit à l’embrasser fiévreusement,en lui répétant :

– Oh ! pardon, petite sœur,pardon ! Mais puisqu’on m’aime, comment pourrait-on ne past’adorer !

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