Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 2MASTER ELIAS PANTON AND C°

Le jouroù il s’était embarqué sur l’un de ces superbes steamers de laCompagnie transatlantique qui font, en moins de neuf jours, latraversée du Havre à New-York, Raymond Deblain n’en était pas à sonpremier voyage en mer. Non point qu’il eût doublé le cap deBonne-Espérance ni traversé le détroit de Magellan ; mais,dans le Sud, il était allé jusqu’à Alger, même en Égypte, et, dansle Nord, il avait visité Stockholm et Copenhague.

Or, si la Méditerranée est généralement assezdouce aux navigateurs, si ce n’est pas précisément à ceux qui laparcouraient de son temps qu’Horace souhaitait un œstriplex – à moins que le poète latin n’ait voulu parler qu’aufiguré, et que le triple airain ne fût un remède de l’époque contrele mal de mer – il n’en est pas de même de la Manche et de la merdu Nord, où les gros temps sont fréquents et aussi durs que dansles parages océaniens réputés les plus dangereux.

L’ami du docteur Plemen avait donc le pied etl’estomac marins, ce qui lui permit de faire excellente figure surle Pereire, d’y vivre confortablement et, par conséquent,d’arriver en Amérique dans de parfaites dispositions de corps etd’esprit.

Après être resté une huitaine de jours àNew-York « l’impériale cité », comme disent les Yankees,sans se laisser trop ahurir par le brouhaha de Broadway, nidemeurer plus stupéfait qu’il n’eût été raisonnable à la vue dufameux pont de Brooklyn, mais sans oublier de visiter le muséeBarnum, ni de faire l’excursion classique à la cascade du Passaïc,il prit le chemin de fer pour Philadelphie.

Il avait annoncé son arrivée à M. Panton,l’important manufacturier pour qui il avait fait tout exprès latraversée.

Il existait depuis fort longtemps de grandesrelations d’affaires entre les Deblain, de Vermel, et les Panton,de Philadelphie. Cela datait du père d’Elias Panton et de celui deRaymond Deblain.

Depuis plus de vingt-cinq ans, les deuxmaisons échangeaient leurs tissus, en vertu de ce principe, faux leplus souvent, mais fort heureusement mis en pratique, car c’est delui que sont nées la plupart des opérations commerciales entre lespeuples : « Il n’y a de bon que ce qui vient del’étranger. »

C’est surtout en France qu’on pense ou tout aumoins qu’on s’exprime ainsi.

Tentez donc de persuader à nos élégants, sisouvent ridicules de mise et de tournure, qu’un tailleur duboulevard des Italiens les habillerait aussi bien qu’untailor de Regent-Street, et qu’un bottier ne leschausserait pas plus mal si son nom ne se terminait point enker, kof ou ky. Faites donc croire à unecocodette qu’il n’est pas indispensable que son chien s’appelleCharly ou Polly pour paraître de race.

Essayez donc de convaincre tous ces épris del’exotique que les gants de Suède se fabriquent en France, toutaussi bien que le papier anglais, les cigares de la Havane, le vinde Madère et tant d’autres produits étiquetés de noms étrangers, etque la belle Fatma est peut-être tout simplement de la tribu desBeni-Batignolles.

Est-ce que le nom d’un ténor pourrait finirautrement qu’en i, lors même qu’il serait né placeMaubert ? Nicolas, Nicolini. Est-ce qu’à Paris, avoir del’accent n’est pas déjà avoir du talent ?

Il y a trois ou quatre ans, à l’époque de lagrande invasion toulousaine, des gens apprenaient à gasconner.Certains mots de la langue d’oc étaient de vrais :« Sézame, ouvre-toi ! »

Les relations des Panton et des Deblainreposaient donc surtout sur ce principe : ne pas être du pays,venir de loin. Alors, cela se conçoit : Master Panton sedisposait à accueillir de son mieux Raymond Deblain, qui venait deFrance.

La famille Panton se composait, à cetteépoque, de cet Elias Panton, chef de la maison ; de sa femmeBertha, née Thompson ; de leurs deux filles, Jenny etRhéa ; du frère de Mme Panton, le révérendJonathan Thompson, et du fils de celui-ci, Archibald Edward, grandgarçon de vingt-cinq à vingt-six ans, apprenti clergyman, par ordrede son père et par vocation.

Jonathan était un grand diable, maigre et longcomme un jour sans pain, invariablement vêtu d’une étroitehouppelande noire, fermée par un seul rang de boutons, ainsi qu’unesoutane, et montant jusqu’au col blanc qui serrait, comme en uncarcan, le cou de héron du personnage.

Au-dessus était un visage blême, toujourssoigneusement rasé, osseux, découpé à la serpe, à l’air béat, auxyeux sans éclat, de couleur indécise, circonflexés d’épais sourcilsen broussailles, et aux lèvres pâles où le sourire était unegrimace.

Ses bras, si longs qu’on eût dit ceux d’unchimpanzé, se terminaient par des mains noueuses, poilues auxphalanges. Ce monument humain d’architecture éclectique avait pourbase des pieds gigantesques, toujours lourdement chaussés, et pourfaîte un haut chapeau, d’où s’échappaient de longues mèches decheveux roux, et qui avait de si larges bords plats que sonpropriétaire était toujours garanti de la pluie ou du soleil.

Cet honorable personnage était un des plusinfatigables commentateurs de la Bible qu’ait jamais fait naître ledroit au libre examen, point de départ et l’une des conséquences duprotestantisme.

Grâce à ce droit et à la recherche du mieux,cet ennemi du bien, le révérend Jonathan en était à son seizièmeavatar dans la religion réformée.

Il avait été tour à tour presbytérien,méthodiste, unitaire, puséyste, mais puséyste au point de fairecroire qu’il finirait par se rallier au catholicisme, puis quakermouillé et particulariste. Au moment où nous le présentons à noslecteurs, il penchait vers le swedenborgisme, car il commençait àraconter qu’à l’imitation du célèbre rêveur suédois il communiquaitdirectement avec Dieu et les anges.

On le voit, la folie ou le doute venaient toutdoucement.

Ainsi que le digne Jonathan, son filsArchibald était haut, maigre, blond filasse, grave et commentateurintrépide des saintes Écritures.

C’était, conséquemment, entre le père et lefils, d’interminables dissertations théologiques. Le révérendaffirmait que son digne héritier deviendrait une des lumières del’Église réformée ; mais, en attendant, il le poussait àépouser sa cousine Rhéa, dont il était amoureux… et qui avait unedot considérable, ce que ne dédaignaient pas les Thompson, toutclergymen qu’ils fussent.

Elias Panton, le chef de cette famille, étaitun gros homme d’une soixantaine d’années, rubicond, solide, nefaisant partie, au désespoir de son beau-frère, d’aucune société detempérance, sceptique, bon vivant, essentiellement pratique, rondet loyal en affaires, ainsi que le sont fort souvent lesAméricains, quoi qu’on en dise, et valant, pour nous exprimer commele font les Yankees lorsqu’ils veulent évaluer la fortune de l’und’eux, un bon million de dollars.

Mme Panton, elle, était unelongue et maigre personne absolument insignifiante. Née dans unefamille puritaine, elle n’avait jamais eu le goût de l’élégance nides plaisirs mondains, mais elle était fort experte dans laconfection des plum-puddings ainsi que dans celle des tartes à larhubarbe, et admirait son frère Jonathan, ce dont celui-ci abusaità chaque instant pour l’enlever aux soins du ménage, dans le seulbut de commenter avec elle quelque verset controversé de la Bible,ou de lui raconter sa dernière vision swedenborgienne.

Quant à misses Jenny et Rhéa, qui avaientl’une dix-neuf et l’autre dix-huit ans, elles étaient bien les pluscomplets et aussi les plus charmants spécimens féminins del’éducation américaine et de cette civilisation à la vapeur àlaquelle les États-Unis doivent leur prodigieux développementdepuis un demi-siècle.

Fort jolies toutes deux, hardies, ne doutantde rien, libres d’allures, tout en restant parfaitement sages, fortpeu surveillées par leur père, qui s’en rapportait entièrement àleur expérience précoce pour se choisir des maris, car Rhéa nevoulait pas entendre parler de son cousin, de même que sa sœurdésespérait par sa froideur un certain colonel BarnabéGould-Parker, soldat ambitieux et bourru, qui avait dix foisdemandé sa main ; laissées libres par leur mère, qui n’osaitleur adresser la moindre observation, bien qu’elles fussentremplies de respect pour elle, et accueillant par des éclats derire les psalmodies mystiques de leur oncle Jonathan, elles avaientà Philadelphie la réputation des plus gaies et des plus intrépidessportswomen qui se pussent rencontrer.

Ce qui complétait les deux charmantes fillesdu gros Elias, c’était l’affection sans bornes qui les unissait, lesouci que chacune avait des moindres joies de l’autre, et leurcommunauté de goûts, malgré leurs différences de caractère et detempérament.

Rhéa surtout, plus folle, plus expansive queJenny, témoignait à celle-ci une véritable adoration. Elle luiaurait certainement sacrifié, non pas seulement tous les Archibaldet tous les colonels de la terre, mais toutes les autresaffections, si cela avait pu contribuer à son bonheur. Quand on sepermettait de lui faire un compliment qui ne s’adressait pas enmême temps à sa sœur, elle tournait lestement les talons aumaladroit.

Mlles Panton avaient bien une sortede gouvernante, dame de compagnie, chargée de les escorter :miss Gowentall, épaisse personne d’une quarantaine d’années etatrocement myope ; mais, le plus souvent, la pauvre femmeperdait de vue les jeunes misses avant qu’elles fussent sorties dela maison paternelle, et c’était presque toujours d’un côtédiamétralement opposé à celui qu’elles avaient pris qu’elle lescherchait, pendant des heures entières, parfois en société durévérend Jonathan et de son fils Archibald, que la conduite deleurs nièces et cousines scandalisait, et qui profitaient del’occasion que leur offrait la solitude de miss Gowentall pourplacer un de leurs sermons.

Très élégantes, Jenny et Rhéa parlaient fortcorrectement le français, adoraient tout ce qui venait de laFrance, en suivaient toutes les modes avec beaucoup de goût, et sielles n’étaient pas mariées depuis déjà longtemps, c’était toutsimplement, – car, indépendamment du grave Archibald et du colonelGould-Parker, les soupirants ne leur manquaient pas, – parcequ’elles rêvaient d’entraîner quelque jour leur père à Paris, oùelles étaient persuadées qu’elles trouveraient aisément des époux àleur choix, grâce à leur beauté et à leur dot, cent mille dollarsau moins.

Malheureusement pour l’ambition de ses filles,Elias Panton demeurait sourd à ce projet, et Jenny, cœur romanesqueet tempérament ardent, commençait à s’impatienter d’attendre,tandis que sa sœur, plus calme et plus pratique, se contentait deguetter l’occasion, en fuyant son trop grave et trop blêmecousin.

C’est précisément à ce moment psychologiqueque le manufacturier américain annonça à ses héritières l’arrivéede Raymond Deblain, son correspondant de Vermel, et son ami, bienqu’il ne l’eût jamais vu.

En vrai Yankee que le souci de ses intérêtsn’abandonne jamais, master Panton ajouta, en s’adressant aussi bienà ses enfants qu’à sa femme, à son beau-frère et à son neveu qu’ilentendait qu’on fit fête à son hôte.

La longue mistress Panton songea de suite àquelque surprise gastronomique pour le Français ; l’honorableJonathan demanda si celui qu’on attendait appartenait à l’Égliseprotestante, ce à quoi le gros Elias ne répondit qu’en haussant lesépaules, et les jolies misses, sans même s’informer si l’ami deleur père était jeune ou vieux, ne pensèrent tout d’abord qu’à luiprouver que les jeunes filles de l’Union n’étaient ni moinscharmantes ni moins élégantes que les plus charmantes et les plusélégantes des Parisiennes.

C’était dans ces dispositions d’esprit que setrouvaient les divers membres de la famille Panton, lorsque lavoiture que Raymond Deblain avait prise à la gare de Wilmington ledéposa devant la porte du fort bel hôtel que le bonhomme Elias etles siens habitaient, dans Walnut street, la rue par excellence duhaut commerce et des banques, à Philadelphie.

Car le chef de la maison Panton and C° avaittélégraphié à M. Deblain, à New-York, que sa chambrel’attendait sous son toit, depuis le jour où il lui avait annoncéson départ du Havre, et l’ami du docteur Plemen, qui en avait déjàassez des hôtels américains, immenses caravansérails où toutétranger peut se croire encore sur la place publique, s’étaitempressé de répondre à son correspondant qu’il acceptait avecreconnaissance son hospitalité.

Introduit dans le grand hall durez-de-chaussée, le manufacturier de Vermel eut bientôt faitconnaissance avec tous les Panton, hommes et femmes, que masterElias lui présenta, après s’être présenté lui-même.

Cette présentation fut faite, d’ailleurs, leplus lestement du monde, à l’américaine, et de façon à mettre desuite Raymond Deblain fort à son aise, tout en le surprenant unpeu.

– Ma femme, dit à peu près le richeYankee, dans un français des plus fantaisistes, une excellentemaîtresse de maison qui, j’en suis certain, ne vous laisseramanquer de rien ; mon beau-frère, le révérend JonathanThompson qui, si vous le lui permettez et peut-être même si vous nelui permettez pas, tentera de vous convertir ; mes fillesJenny et Rhéa, deux têtes folles, dont l’unique souci sera de vousdemander des nouvelles des modes françaises et de vous procurertoutes les distractions possibles ; enfin mon neveu,Archibald-Edward Thompson, une des futures lumières de notreÉglise, d’après ce qu’affirme son père.

Raymond Deblain s’inclina respectueusementdevant Mme Panton, salua avec défiance le révérendet son fils, qui lui rendirent son salut comme l’eussent fait desautomates, sans qu’un muscle de leurs visages glabres trahît leursimpressions, et répondit galamment au vigoureuxshake-hands des deux jeunes filles, qui lui avaient tenduleurs petites mains en souriant.

Le jour même, Elias introduisit son hôte à sonclub, the Union Reform club ; les demoiselles Pantonlui chantèrent, après le dîner, et cela le plus drôlement du monde,une demi-douzaine d’airs, du Petit Duc et de la PetiteMariée, au lieu des cantiques que leur excellent oncle avaitdévotement apportés sur le piano ; et lorsque l’hôte desPanton monta se coucher, il trouva auprès de sa tasse de thé,prévenance de la brave maîtresse de la maison, une jolie petiteBible, premier jalon de conversion posé là par le digne Jonathanlui-même.

Le lendemain et toute la semaine, notre héros,que cela intéressait d’ailleurs beaucoup, visita avec Elias lesmanufactures les plus importantes de Philadelphie, de Berlington etde Camden, les deux cités manufacturières qui s’étendent de l’autrecôté du Delaware, sur la rive gauche, et il fut tout aux affairesqu’il était venu régler en Amérique ; mais bientôt Jenny etRhéa s’emparèrent de lui, et ce ne fut plus alors, pour Raymond,que parties de plaisir, dont surtout la plus jeune des deux sœursétait le boute-en-train.

Presque tous les matins, il montait à chevalavec elles, et il était heureux qu’il fût parfait cavalier, car, àpeine dans Fairmount park ou sur la rive du Wissahickon, lieuxordinaires des promenades des sportsmen de la ville, c’étaientd’intrépides temps de galop, pendant lesquels Rhéa prenait un malinplaisir à l’effrayer par sa hardiesse.

Parfois, mais accompagnées dans cesexcursions-là par miss Gowentall, Mlles Pantons’embarquaient avec M. Deblain sur un léger steamer soit pourdescendre jusqu’à la Pointe, là où la rivière de Schuykill se jettedans le Delaware, et où se termine la grande presqu’île surlaquelle s’étend Philadelphie, avec ses rues de douze kilomètres,orientées nord et sud et coupées à angles droits par d’autres voiess’en allant est et ouest, ses trois cents temples et ses six milleusines ; soit pour se rendre à l’île verdoyante de Windmill,au milieu du fleuve ; soit encore pour remonter le majestueuxcours d’eau jusqu’à Wilmington et revenir par le chemin de fer.

Mais il arrivait alors, la digne gouvernanten’ayant pas moins horreur de l’eau comme moyen de locomotion quecomme breuvage, qu’elle se réfugiait, dès le départ, dansl’intérieur du bâtiment, et que les deux jolies Américaines n’enétaient que mieux seules avec leur compagnon, qu’elles grisaientréellement de leur jeunesse et de leur gaieté.

Puis ce furent les théâtres, tous lesthéâtres, grands et petits, qu’il fallut voir, de succulents dînersqu’Elias Panton donnait en l’honneur de son hôte, des bals ou l’amidu docteur Plemen était le cavalier attitré des deux jeunes filles,des soupers sans fin, à Belmont-Mansion, le café Anglais dePhiladelphie, des distractions incessantes ; si bien queRaymond rentrait le soir, tout à fait charmé, mais brisé de fatigueet se demandant si ses deux charmantes amies étaient d’acier pourrésister à une semblable existence.

Ces jours-là surtout, il s’endormait sanssonger à ouvrir aucune de toutes les petites Bibles noires, rouges,bleues, vertes qui s’amoncelaient dans sa chambre, et dont iltrouvait chaque soir un nouvel exemplaire sous son oreiller, grâceà la ténacité du révérend Jonathan, qui parfois l’arrêtait aupassage, pour lui dire d’un ton prophétique : « Celuiqui n’est pas avec moi est contre moi ; Malheur à l’homme parqui le scandale arrive ; ou bien : C’est par laprière qu’on chasse le démon ; ou encore :Quittez le chemin du vice pour prendre celui de lavertu ; maximes bibliques que M. Deblain trouvaitsans doute fort respectables, mais dont le débit monotone et tropsouvent répété lui faisait comparer, dans ses accès de gaieté, lelong clergyman à l’un de ces hommes-sandwichs qui s’en vont, dansles quartiers les plus mal famés de Londres, cuirassés devant etderrière de larges pancartes, exhortant les pécheurs et pécheressesau repentir.

Aussi l’impitoyable Thompson s’épuisait-il end’inutiles tentatives, et cela tout simplement parce que l’hôte deson beau-frère ne songeait le plus souvent qu’au derniershake-hands ou au dernier sourire de la plus jeune deshéritières du gros Elias.

Car il était arrivé fatalement que, malgré sonexpérience et ses quarante ans, notre héros se sentait fortentraîné vers miss Rhéa, non pas qu’il en fût passionnémentamoureux, mais il la trouvait amusante et prenait un vrai plaisirde vieux garçon, quelque peu vicieux, à cette intimité facile où ilvivait avec cette jolie personne de moins de vingt ans,gaie, spirituelle, troublante, qui le traitait en ami, ne sefâchait pas s’il gardait dans sa main, plus longtemps qu’il n’étaitnécessaire, son petit pied quand il l’aidait à monter à cheval, ous’il la pressait un peu trop contre lui en valsant, et qui riaitmalicieusement, comme une femme qui comprend à demi-mot, lorsqu’illui murmurait à l’oreille quelque galanterie gauloise.

Tous les matins, il faisait porter aux deuxsœurs, par leur femme de chambre, de forts beaux bouquets, etchacune d’elles en détachait une fleur pour la placer à soncorsage ; mais si Jenny se contentait de le remercier par unmot aimable, Rhéa complétait l’expression de sa gratitude enattachant elle-même une rose à sa boutonnière.

Raymond en était arrivé ainsi tout doucement àflirter, et c’est à ce moment qu’il écrivit à son amiPlemen :

« Ces misses américaines sont vraimentles plus adorables créatures du monde. De vraies Parisiennes, avecplus de franchise dans les allures, moins de pose, plus despontanéité ! On dirait qu’elles sont nées uniquement pour leplaisir, et que leur existence joyeuse ne peut avoir que deslendemains sans soucis !

« À la bonne heure, ici, les pères etmères ne sont pas là qui vous surveillent et vous couchent en jouepour faire de vous des gendres. Je vais, viens, pars et reviensavec les filles du brave Elias Panton, sans qu’il y trouve àredire, pas plus que le public, qui voit cela tous les jours, pasplus que leur mère, qui me soigne et me dorlote, comme si j’étaisson fils et n’avais encore que quinze ans.

« Il n’y a d’ombre au tableau qu’unecertaine miss Gowentall, gouvernante de MllesPanton ; mais si tu voyais avec quel sans gêne celles-cil’oublient çà et là, puis un sévère clergyman, le révérendJonathan, leur oncle, qui veut absolument faire de moi un disciplede Swedenborg et me glisse ses petites Bibles dans toutes lespoches, aux éclats de rires, d’ailleurs, de ses jeunes nièces.

« C’est une seconde édition, engrotesque, de ma dévote tante Dusortois, Ah ! pour le coup,celle-ci me jugerait tout à fait damné si elle savait quelleexistence folle je mène ici, au milieu de ces mécréants, entre cesdeux jolies petites parpaillotes.

« L’une d’elles surtout, miss Rhéa, estravissante, et sapristi ! si je n’avais pas fait vœu decoiffer sainte Catherine ! Mais je me contente d’être au mieuxavec cette délicieuse enfant, qui a des yeux de turquoises, deslèvres de carmin, un teint de lis et de roses, des dents de perle,une taille de guêpe, des épaules d’albâtre, des cheveux d’ébène, etde l’esprit comme un démon.

« Tu le vois, mon cher docteur, dans monenthousiasme descriptif, j’appelle tous les régimes à monaide : le minéral, le végétal et l’animal.

« À bientôt cependant, car mes affairessont terminées et, quoique je m’amuse fort à Philadelphie, jen’oublie ni Vermel ni mes amis.

« J’emporterai bien certainement un fortagréable souvenir de miss Rhéa, à qui je ne déplais pas peut-être,malgré ma quarantaine ; mais il ne manque pas dans notre bonneville de jolis minois qui la chasseront vite de mon esprit. Cen’est pas en Amérique qu’on a le droit d’oublier que la liberté estle premier des biens. Hip, hip, hurrah, forliberty ! »

On voit par le ton de cette lettre que RaymondDeblain, tout en trouvant la plus jeune des demoiselles Panton fortà son goût, ne songeait guère à manquer à son vœu de célibat.Aussi, en honnête homme, s’en voulait-il par moments de la courqu’il faisait à la fille de son hôte, mais pour bientôt la luifaire de plus belle, dès que l’occasion s’en présentait.

Les mœurs américaines aidant, cela, pensait-iltrès sincèrement, ne tirait pas autrement à conséquence. De plus,il est vrai, lorsque Rhéa lui tendait sa petite main ou sesuspendait à son bras, il s’enivrait avec sensualité des effluvesde jeunesse de l’adorable enfant, et laissait là toutes ses bonnesrésolutions.

Le jeune Archibald avait vu d’abord avec laplus grande indifférence l’installation de l’étranger chez sononcle, et lorsqu’il était devenu le cavalier servant de ses deuxcousines, il s’était contenté de blâmer cette intimité qui,disait-il, pouvait les compromettre ; mais, quand il s’aperçutdes prévenances de Raymond Deblain pour miss Rhéa, il en devintjaloux, fit très mauvaise mine à celui qu’il considérait comme unrival dangereux, et un beau matin, arrêtant au passage, dans lejardin, la plus jeune des filles de Panton, il lui dit :

– Prenez garde à ce Français ; tousles hommes de son pays sont sans moralité ; il vous perdra deréputation, vous jurera qu’il vous aime et disparaîtra en emportantvotre honneur !

– Êtes-vous fou, Archibald ?répondit en riant l’Américaine. Est-ce que M. Deblain pensemême à me faire la cour ?

– Alors pourquoi êtes-vous si empressées,votre sœur et vous, à faire avec lui toutes ces promenades, toutesces excursions ?

– Tout simplement parce que cela nousamuse, parce que M. Raymond est gai, spirituel, galant, etqu’il n’a pas toujours, comme vous le faites, des observations ànous adresser sur nos toilettes, nos plaisirs, nos excentricités,ainsi que vous dites.

– Moi, ma cousine, je vous aime et n’aiqu’un rêve : faire de vous ma femme.

– Grand merci ! Madame larévérende ! Je n’ai aucun goût pour le genre de vie que vousm’offrez. Je vous l’ai déjà répété cent fois.

– Vous courez à la perte de votreâme.

– Vraiment ! Mais je ne vous croispas du tout ; ou bien, si c’est ainsi qu’on se perd, jereconnais que c’est plus amusant que ce que vous me proposez pourme sauver.

– Alors vous ne m’accorderez jamais votremain ?

– Non, non, mille fois non !

– Et si ce Français damné voulait vousépouser ?

– Lui ! Il est fort aimable, mais ila le double de mon âge ! De plus, je ne crois pas qu’il ysonge le moins du monde. Dans quinze jours, il sera parti et m’auraplus oubliée encore que moi je ne penserai à lui.

– Alors il ne vous plaît pas, il ne vousa jamais dit qu’il vous aimait ?

– Peut-être, mais cela, monsieur moncousin, ne vous regarde pas.

Et, après avoir cérémonieusement saluél’apprenti clergyman, miss Rhéa s’enfuit.

Le long Archibald poussa un soupir, en levantles yeux au ciel, et il rejoignit son père, qui venait d’arriverdans le jardin et dont l’apparition avait très probablementprécipité encore le départ de la jeune fille.

– Eh bien ! demanda le révérend àson fils, quelles explications t’a données ta cousine ?

– Aucune à laquelle je puisse ajouterfoi, répondit tristement le jeune homme. Elle affirme que cetétranger damné ne lui fait pas la cour et qu’elle ne l’aimepas.

– Pourquoi se compromet-elle ainsi aveclui ? Cela ne saurait durer pour l’honneur de la famille.

Le puritain Jonathan n’osaitajouter :

– Et pour notre fortune, ànous !

Puis il prit le bras de son héritier et, luiparlant alors à voix basse comme s’il craignait que la moindre deses paroles ne fût entendue par tout autre que par celui auquel ils’adressait, il provoqua un tel enthousiasme dans l’espritd’Archibald qu’un quart d’heure plus tard, celui-ci, touttransformé, tendait galamment la main à miss Rhéa en luidisant :

– Amusez-vous bien, ma joliecousine ; lorsque votre cavalier habituel sera reparti pour laFrance, nous reprendrons notre entretien de tout à l’heure. Ce serabientôt, je l’espère !

Miss Panton ne répondit qu’en haussantlégèrement les épaules et en plantant là de nouveau le fils deThompson.

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