Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 7AMBITION SOUDAINE

Lasaison d’hiver avait commencé à Vermel de la façon la plusbrillante, dès les premiers jours de décembre. Jamais on n’avaitautant reçu et dansé dans la préfecture de Seine-et-Loire.

Les maris et les pères grondaient bien un peu,car toutes ces fêtes leur coûtaient fort cher, mais les femmes,ainsi que les jeunes filles, étaient ravies, et les fournisseurs,qui bénéficiaient de ces dépenses inaccoutumées, portaient aux nuesMme Deblain, à laquelle la ville devait cettemultiplicité de plaisirs, si rares avant son arrivée.

L’exemple avait été en quelque sortecontagieux. Certaines grandes familles dont les hôtels étaient àpeu près fermés depuis longtemps avaient ouvert leurs salons, etles fonctionnaires, le préfet, le maire, le receveur générals’étaient empressés, pour ne pas rester en arrière et tropéclipsés, de donner leurs bals officiels.

Rhéa et sa sœur – celle-ci habitait tout aussisouvent Vermel que Paris – étaient les reines de cesréunions ; on leur faisait aussi gracieux accueil chez lacomtesse de Blernay et chez la baronne de Lorge, les deux dames quireprésentaient par excellence l’aristocratie du pays, qu’à lapréfecture, où Mme Gould-Parker avait droit decité, en raison du rang diplomatique de son mari ; mais cesuccès des deux Américaines multipliait encore le nombre de leursennemis dans le monde bourgeois.

Mme Dusortois ne dérageaitpoint, d’abord parce que ses filles ne se mariaient pas, et ensuiteparce qu’elle avait appris, par l’indiscrétion du notaire deM. Deblain, que celui-ci, peu de temps après son retour desÉtats-Unis, avait pris ses dispositions pour laisser à sa femme,lors même qu’elle lui donnerait des enfants, toute la part de safortune dont la loi lui permettait de disposer.

Tout espoir d’héritage pour elle ou les siensétait donc perdu, et, lorsqu’elle parlait de cette déception avecquelques-unes de ses bonnes amies qui partageaient sa haine pourl’étrangère, la tante de Raymond ne se gênait pas pour insinuer quesi sa nièce ne devenait pas mère, c’est que, sans doute, ellepréférait qu’il en fût ainsi, car les amoureux ne lui manquaientpoint.

Le docteur Plemen et le beau Félix Bartheyn’étaient-il pas là !

En effet, il n’y avait pas de fête à Vermelsans que le peintre y assistât. Il semblait ne se plaire que chezles Deblain, avoir oublié Paris, et il était auprès des deux jeunesfemmes, de Rhéa surtout, d’une galanterie et d’un, empressement quipermettaient aux malveillants toutes les suppositions.

Quant au docteur qui, pendant près d’uneannée, avait vécu à l’écart, tout à ses travaux, voyant moinssouvent Raymond, quelles que fussent les avances amicales decelui-ci, il avait repris ses habitudes de voisinage, étaitredevenu gai, causeur, sceptique, plus mondain encorequ’autrefois.

Lorsqu’il avait été question de distribuerFroufrou, qu’on devait représenter à la Malle pourinaugurer le fameux théâtre, il s’était tout spontanément offert etavait accepté le rôle de Sartorys, qui convenait d’ailleurs fortbien à sa physionomie un peu grave ainsi qu’à son caractère.

Son amour pour Rhéa s’était-il calmé ?Craignait-il moins de se trouver près d’elle, ou, plus maître delui-même, savait-il mieux dissimuler et ne tenait-il à vivre dansson intimité et à partager ses plaisirs que pour la surveiller etla défendre, avec un soin jaloux, contre toute faiblesse en faveurd’un autre que lui ?

Personne n’aurait pu le dire, sauf peut-êtrela jeune femme, qui sentait toujours son regard inquiet etpassionné peser sur elle ; mais elle lui était profondémentreconnaissante de borner là la manifestation d’un sentiment dont illui avait exprimé si spontanément la violence, pendant ces quelquesinstants qu’ils avaient été seuls, dans le hall du château.

Pour une femme de la nature deMme Deblain, qui devait à son éducation américaineune expérience précoce, que nul piège ne pouvait surprendre et quiétait incapable, sinon par vertu, du moins par respect pourelle-même aussi bien que par orgueil, de céder à un entraînementbrutal des sens, l’amour d’un homme n’était dangereux, d’abord quesi cet homme lui était supérieur, prêt à tous les dévouements, àtous les sacrifices, sans toutefois se poser ni en héros ni enmartyr, et enfin, de plus, s’il était patient et savait attendrecette heure psychologique, qui sonne tôt ou tard au cœur féminin oùne règne pas, inébranlable, le sentiment du devoir.

Or Rhéa avait été sincère en disant à Erikque, jeune fille, elle l’eût préféré à tout autre, car ce Slave,d’une beauté réelle, d’une intelligence élevée, d’une ambition sansbornes, d’un tempérament de feu, était vraiment l’époux qu’elleavait inconsciemment rêvé.

Cependant elle n’était pas à ce pointentraînée vers lui qu’elle songeât à manquer à la foi jurée ;seulement, elle éprouvait une certaine fierté de cette passionqu’elle avait fait naître, et elle ne pouvait s’empêcher decomparer son mari, bourgeois un peu commun, à cette espèce dedocteur Faust qui, pour elle, redescendait sur la terre et aveclequel, s’il avait été son époux, elle aurait eu toutes lessatisfactions d’orgueil, sur un théâtre plus digne de sa beauté quecette ville de province où elle était condamnée à vivre.

Ces pensées ou plutôt ces sensations, carMme Deblain ne raisonnait pas ce qui se passait enelle, la conduisirent tout naturellement à éveiller l’ambition deRaymond, à lui suggérer l’idée de se présenter à la députation,tout à la fois pour l’élever en quelque sorte dans son estime etpour fuir, en allant habiter Paris, non pas le danger, elle n’ycroyait point et par conséquent n’y arrêtait pas son esprit, maistout simplement l’obsession qu’elle éprouvait parfois de cet amourde Plemen.

Mais lorsque la jeune femme aborda ce sujet,son mari s’écria, avec sa rondeur et sa bonne foiaccoutumées :

– Parbleu ! cette idée m’est venuesouvent, à moi aussi, depuis que je connais ta folle passion pourParis, où, du reste, je ne serais pas fâché non plus de jouer unrôle. Malheureusement il n’y a qu’un siège à prendre ici, et il estréservé à notre ami. Erik est à la tête du parti républicainconservateur, son élection est assurée, nous y travaillons depuisprès de deux ans. Après avoir été son agent électoral le plusactif, je ne puis entrer en lutte avec lui. Sans compter notrevieille liaison qui me défend de tenter de lui couper l’herbe sousle pied ; et sans compter aussi qu’en nous mettant tous lesdeux sur les rangs, nous diviserions les voix de nos électeurs etferions la partie superbe à son adversaire.

Si le docteur se retirait ? dit Rhéa.

Deblain demeura un instant stupéfait.

– Oui, s’il te laissait le champ libre,renonçait à devenir député et se faisait à son tour ton agentélectoral ? continua-t-elle. Est-ce que tu t’imagines qu’ànous deux, Plemen et moi, nous n’enlèverions pas tonélection ? Oh ! je sais comment cela se fait ! ÀPhiladelphie, j’ai souvent assisté à ces luttes-là. Rien nem’amuserait tant que d’y prendre part pour mon propre compte, ouplutôt pour le tien.

– Oui, sans doute, se décida à répondrele manufacturier, que cet enthousiasme politique de sa femmeamusait, en même temps que sa vanité s’éveillait ; oui, sansdoute, je crois que nous pourrions réussir ; mais pourquoicette pensée de faire de moi un homme politique te prend-elle toutà coup ?

– Par orgueil d’abord, parce que tu esplus capable que bien d’autres d’entrer dans le Parlement, et…

– Et puis aussi parce que, si j’étaisdéputé, tu habiterais Paris, auprès de ta sœur.

– C’est vrai !

– Tu as déjà assez de Vermel, dont tu ascependant singulièrement changé les mœurs ? Et tonthéâtre ?

– Nous reviendrions ici tous lesétés.

– Pendant deux mois ! Mais,sapristi ! nous parlons de cela comme si Erik n’existaitpas !

– Si tu m’y autorises, je me charge delui.

– Ah bah ! tu t’imagines que, pourun caprice de femme, car il devinera bien que cette idée-là vientde toi, il renoncera à un projet qu’il caresse depuis dixans ? Tu ne sais donc pas que notre ami n’est resté à Vermelet n’a quitté Paris, où tous les succès l’attendaient, que pourdevenir notre représentant ?

– Je sais cela.

– À cet avenir politique qu’il a rêvépour ainsi dire le lendemain de son arrivée ici, il a sacrifiél’Institut, une chaire à l’École de médecine, la rosette de laLégion d’honneur, une fortune bien certainement, car, à Paris, lesmédecins se font payer fort cher, et, qui sait ? sans douteaussi un grand mariage. Et tu veux que je lui demande d’oublierl’objectif de sa vie entière ! Je ne l’oserai jamais.

– J’en fais mon affaire.

– Soit ! Mais je te préviens que siPlemen m’interroge, je me défendrai comme un beau diable d’avoirjamais eu la pensée de prendre sa place.

– C’est entendu ! Je verrai ledocteur dans un instant. Nous répétons Froufrou et il joueSartorys. Il le joue même à merveille, notre savant ami.

– Parbleu ! c’est le garçon le plusintelligent que je connaisse. Il ferait un député hors ligne,tandis que moi…

– Toi, tu deviendras ministre… si je leveux !

Mme Deblain avait lancé cesmots sur un ton tout à la fois si affirmatif et si drôle que sonmari ne put s’empêcher d’accompagner son départ d’un éclat derire.

On était à la veille de la représentationde Froufrou ; Barthey, chargé du rôle de Valréas,était allé à Paris tout exprès pour en ramener un de ses bons amis,Georges Guillemot, excellent professeur et ancien acteur duGymnase, qui avait vu jouer Desclée et voulait bien mettre la pièceen scène.

Le fameux jour était fixé au lendemain deNoël, le 26 décembre ; aussi tous les artistes amateurs duthéâtre Rhéa, comme on disait en ville, étaient-ils d’uneexactitude admirable aux répétitions, soit qu’elles se fissent à laMalle, généralement, – alors on y courait en break ou à cheval,comme à une partie de chasse, – soit qu’elles eussent lieu enville, dans l’hôtel des Deblain, lorsqu’il ne s’agissait que deredire telles ou telles scènes dont les interprètes n’étaient passuffisamment sûrs.

Pour ces répétitions partielles, on seréunissait dans la serre qui communiquait de plain-pied avec lerez-de-chaussée.

Le docteur avait fait dire par son valet dechambre qu’il viendrait à trois heures. Or trois heures allaientsonner, et la jeune femme savait qu’il serait plutôt en avancequ’en retard.

En effet, au moment même où son mari montaitdans son coupé pour aller à ses affaires,Mme Deblain aperçut son voisin qui, venant de chezlui par le jardin, c’est-à-dire sans être passé par la rue, sedirigeait vers le vestibule.

Elle-même lui en ouvrit la porte.

– Vous voyez, chère madame, dit Erik enlui baisant galamment la main, que Sartorys ne fait pas attendreFroufrou.

– Vous êtes un artiste modèle, réponditcoquettement la jeune femme ; je doublerai vos feux. Mais cen’est pas de Sartorys dont j’ai besoin, c’est de Plemen.

– Du docteur ?

– Non, non ; de l’ami.

– Parlez ! vous savez bien que vousn’avez que des ordres à donner… à celui-là !

Plemen prit le bras de Rhéa sous le sien etils entrèrent dans le grand salon pour gagner la serre, où setrouvaient déjà Jenny, Barthey et le baron de Manby, charmantsexagénaire appartenant à la meilleure société de la ville et grandadorateur de l’Américaine. Le baron s’était chargé du rôle deBrigard, dans lequel il n’était guère inférieur à Ravel, à qui,d’ailleurs, il ressemblait un peu.

– Eh bien ! ditMme Deblain, en s’arrêtant brusquement au milieu dela pièce, voici ce dont il s’agit : Raymond est ambitieux etvoudrait devenir député ; mais comme le siège qui est vacantici vous est réservé, il refuse de poser sa candidature, ne voulantpas entrer en lutte avec vous.

– C’est à votre mari qu’est venue cetteidée-là, à lui seul ? demanda Erik, sans paraître surpris decette étrange confidence, mais en regardant fixement la jeunefemme.

Celle-ci ne put s’empêcher de rougir ;puis, après un moment d’hésitation, elle répondit, dans un éclat derire :

– La vérité, c’est que je ne suis pastout à fait étrangère à cette ambition-là !

– Je m’en doutais. Toujours votre passionfolle pour Paris ! Alors vous voudriez tout simplement que jerenonçasse à ma candidature pour laisser la place à Raymond.

– Je ne vous demande rien ; je vousfais seulement part de mon désir.

– C’est absolument la même chose.Soit ! supposons que je fasse selon votre volonté et que mesélecteurs reportent leurs voix sur Deblain. Le voilà député, vousquittez Vermel. Et moi ?

– Vous ?

– Oui, moi qui, vous le savez bien, nepuis me passer de vous voir ; moi que vous avez ramené à unevie mondaine que j’avais abandonnée dans la crainte de metrahir ; moi qui, pour être quelques moments de plus près devous, joue la comédie comme un désœuvré. Moi, je resterai seulici !

– Je vous ferai observer, mon cher ami,que si c’est vous qui êtes nommé député, c’est vous qui partirez,pendant que, moi, je resterai. Nous n’en serons pas moinsséparés.

– C’est vrai, mais vous allez souvent àParis et si j’entrais à la Chambre, j’y saurais faire tant de bruitet m’élever si haut que votre cœur battrait peut-être un peu enentendant prononcer mon nom. Vous voudriez que j’abandonnasse cetteespérance-là ?

Plemen avait pris les mains de Rhéa ; illes serrait convulsivement et parlait avec une telle animationqu’elle lui dit, effrayée :

– Prenez garde, on nous voit de la serre,on peut nous entendre !

– Votre sœur et ces messieurs, s’ils nousregardent, supposent que je répète mon rôle de Sartorys, de marijaloux, répondit Erik avec amertume. Vous voulez que je cède laplace à Raymond ? Eh bien ! j’y consens ; mais vous,que me donnerez-vous en échange ?

– Oh ! un marché !

La fille de Panton était redevenue maîtressed’elle-même. Après avoir retiré ses mains de celles de Plemen, ellelui avait repris le bras et l’entraînait vers la serre.

– Vous ne répondez pas ? fit ledocteur, en tenant le bouton de la porte queMme Deblain voulait ouvrir.

– Il y a des choses qui ne se vendentpas, parce que ces choses-là se refusent quelque prix qu’on enoffre, ou qu’elles se donnent pour rien. Mon affection est de ceschoses-là !

Après avoir murmuré ces mots avec uninexprimable accent de coquetterie, elle repoussa doucement soncompagnon, s’élança dans la serre et, venant s’asseoir sur un desangles de la table autour de laquelle étaient Jenny, Barthey et lebaron de Manby, elle s’écria, en se faisant un éventail de labrochure qu’elle avait lestement enlevée au vieuxgentilhomme :

– C’est moi, c’est moi !… Voici leMoniteur… Non, pas le Moniteur, maisFroufrou !

Pour oublier peut-être ce qui venait de sepasser entre elle et Plemen, la charmeresse jouait déjà sonrôle.

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