Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 11DEVANT LE JURY

Lorsquele garde eut ouvert toute grande la porte du compartiment assignéaux accusés, qui était juste en face des larges fenêtres de lasalle des assises, le jour, en pénétrant dans le couloir obscur, yprojeta, sur le gris de la muraille, une sorte de panneau lumineux.Mme Deblain s’arrêta brusquement.

Cette porte lui faisait l’effet d’un cadre oùelle allait se placer comme pour fixer plus complètement encore lesregards avides de tous.

Les forces lui manquaient à ce point qu’ellemit inconsciemment sa main sur le bras du gendarme, qui, la voyanthésiter à le suivre, s’était rapproché d’elle.

Toutefois, cette faiblesse ne dura qu’uninstant. En entendant M. Barthey lui dire :« Courage ! » elle se redressa et, d’un pas ferme,franchit le seuil maudit.

Mais, arrivée d’un élan au milieu de la loge,frappée au visage par les rayons du soleil, qui venait de percerles nuages, comme pour saluer ironiquement son entrée au bancd’infamie et la mettre en pleine lumière, à la vue de cettebarrière de chêne qui la séparait de cet espace, gouffre oùs’agitait la foule, monstre à mille têtes, dont les yeux ladévoraient, le sang lui afflua au cœur, elle porta les mains à sonvisage comme pour en arracher le voile qui obscurcissait sa vue etelle s’affaissa lourdement, au hasard, sur l’un des sièges qui setrouvaient là.

Ce fut dans tout l’auditoire un mouvement depitié, à l’apparition de cette veuve en grand deuil du mari dont onla disait l’empoisonneuse, puis les cris répétés de :« Assis ! assis ! » s’adressant à quelquesfemmes, Mmes Lachaussée et Babou entre autres. Pourmieux voir la pauvre Rhéa, elles s’étaient levées.

Du banc des avocats, où il venait de prendreplace à côté de Mes Langerol et Leblanc, WilliamWitson s’élança contre la balustrade sur laquelleMme Deblain demeurait appuyée.

Il lui dit quelques mots à demi-voix, lui fitrespirer des sels, et l’Américaine releva bientôt la tête, pour neplus offrir à la curiosité publique qu’une physionomie où onpouvait lire, il est vrai, les douleurs de deux mois de torture,mais qui n’exprimait plus que l’énergie !

Quant à Félix Barthey, après s’être inclinédevant la cour, il avait, du regard, salué ses amis et, rassuré parla nouvelle attitude de celle dont l’accusation le faisait lecomplice, il s’était assis à l’autre extrémité du compartiment,laissant ainsi, entre sa coaccusée et lui, deux sièges que lesgardes se préparaient à occuper, lorsque le président de la courleur commanda :

– Placez-vous en arrière.

Ces hommes obéirent et adossèrent leurschaises à la muraille.

Sévèrement vêtu de noir, le ruban de lamédaille militaire à la boutonnière, Barthey était parfaitementcalme.

Sur les avis réitérés de l’huissier, lesilence s’était fait dans la foule. Pendant qu’on procédait autirage au sort des jurés, Elias Panton, le révérend Jonathan et lesamis de Félix Barthey prenaient place sur la première desbanquettes qui leur avait été réservée.

Lorsque les jurés furent à leur poste,M. de La Marnière leur lit l’allocution accoutuméerelativement à leurs devoirs, puis il adressa aux accusés lesquestions d’usage pour constater leur identité.

L’honorable magistrat avait dit« madame », en parlant à Rhéa, et s’était dispensé defaire précéder le nom de Barthey du mot :« accusé ».

Mme Deblain était dans un telétat de prostration que Me Langerol dut la rappelerà elle en lui touchant la main.

Alors, la malheureuse, se soulevant à demi,dit d’une voix étranglée :

– Marie-Rhéa Panton, veuve Deblain, née àPhiladelphie, en 1862.

Et, d’une pâleur de morte, elle s’affaissa denouveau sur son siège.

L’artiste parisien, debout, la tête haute, leregard droit devant lui, sans viser à l’effet, mais simplement etavec fermeté, répondit :

– Raoul-Félix Barthey, né à Lyon en 1848,peintre, demeurant à Paris, rue d’Offémont, 46, décoré de lamédaille militaire pendant le siège de Paris.

Cette phrase, dont les moindres motsparvinrent jusqu’au fond de la salle, fut suivie d’une sorte demurmure sympathique du public, et les magistrats composant la courpurent entendre derrière eux, sur l’estrade, le général Sauvièrequi grondait avec colère :

– Il ne l’a pas volée, cettedécoration-là, le brave garçon !

– Soyez attentifs à ce que vous allezentendre, dit aussitôt le président aux accusés.

Et, sur son ordre, après avoir donnéconnaissance de l’arrêt de la cour, le greffier commença, au milieud’un profond silence, la lecture de l’acte d’accusation.

Ce document était-il bien l’œuvre deM. Lachaussée ?

Il est probable, au contraire, que leprocureur général avait appelé à son aide ses collaborateursaccoutumés : MM. Duret et Babou, pour le rédiger, carc’était un exposé rapide et clair, sans phrases dramatiques nidétails inutiles, des faits constatés par l’instruction, depuis lamort inattendue de M. Deblain jusqu’aux preuves recueilliessur les causes de cette mort violente et celles qui avaient étérelevées ensuite contre ceux qui s’étaient rendus coupables de cecrime.

Cet acte se terminait par ces mots, qui firentcourir un frisson dans l’auditoire :

« En conséquence, Marie-Rhéa Panton,veuve Deblain, et Félix Barthey sont accusés d’avoir commis, sur lapersonne de Raymond Deblain, un empoisonnement ayant causé la mort,avec cette circonstance aggravante de la préméditation, crime prévupar les articles 296, 297, 301 et 302 du Code pénal. »

– Voilà de quoi vous êtes accusés, dit leprésident à la jeune femme et à l’artiste, sans revenir sur aucunpoint de la lecture qui venait d’être faite ; vous allezentendre les charges qui seront produites contre vous.

Il ne restait plus, avant d’entrer dans le vifdes débats, qu’à procéder à l’appel des témoins. Le greffier le fità haute voix. La plupart étaient des domestiques des Deblain.

Mme Dusortois, dont on serappelle les explications si graves devant M. Babou, avait misen avant sa proche parenté avec l’accusée pour solliciter la faveurde ne pas paraître à l’audience. Non sans quelque hésitation, leprésident la lui avait accordée. On lirait sa déposition écrite.L’honorable M. de La Marnière avait également décidé que,puisqu’ils n’en exprimaient pas le désir, M. Elias Panton etle révérend Jonathan ne seraient pas entendus.

Nous pensons inutile d’affirmer que si l’onclede la malheureuse Rhéa allait ainsi rester dans l’ombre, c’étaitbien malgré lui.

En effet, depuis un mois, le clergymanpréparait un discours sur lequel il fondait les plus bellesespérances, non pour démontrer l’innocence de sa nièce –l’excellent homme n’en doutait pas – mais pour convertir quelquesâmes aux doctrines mystiques de Swedenborg ; et il n’avait pasété facile de lui persuader que, tout en faisant partie du« temple » de la justice, une salle d’audiencescriminelles n’est rien moins qu’une chaire ouverte aux controversesreligieuses.

Aucun témoin à décharge n’était cité par FélixBarthey, à la grande surprise du procureur général ; maisMe Langerol avait informé ce magistrat, trois joursavant l’ouverture des débats, conformément à la loi, qu’il feraitentendre Dumont, le cocher de Mme Deblain, et unsieur Adrien Millet, employé de l’octroi à Vermel.

Dès que les témoins se furent retirés, pour neplus revenir que dans l’ordre où ils seraient appelés, l’honorableM. de La Marnière commença l’interrogatoire.

Ce fut d’abord à Mme Deblainqu’il s’adressa :

– Vous savez de quoi vous êtes accusée,lui dit-il. Vous avez refusé de répondre au cours de l’instruction.Peut-être pensiez-vous qu’il en est en France ainsi que dans votrepays, où les accusés ne doivent pas être interrogés. Votreintention est-elle de garder le même silence en face deMM. les jurés ? Vous en avez le droit. Si vous éprouvezquelque peine à vous lever, vous pouvez rester assise.

La pauvre femme, qui avait repris un peu decalme, inclina légèrement la tête pour remercier le président decette marque de bienveillance et, après s’être recueillie pendantquelques secondes, elle répondit avec une certaine fermeté, sanstrop s’émouvoir de tous les regards fixés sur elle :

– Je suis prête à donner les explicationsnécessaires sur celles de mes actions que la justice a le droit deconnaître. Si j’ai agi autrement à l’égard de M. le juged’instruction, c’est que, dès les premiers moments de macomparution devant lui, il m’a interrogée comme s’il ne doutait pasde ma culpabilité. Or, je jure sur mon salut éternel que, si monmari a été empoisonné, nous sommes étrangers, M. Barthey etmoi, à cet horrible crime.

– Vous n’ignoriez pas que M. Deblainavait fait un testament par lequel il vous laissait toute safortune.

– Je le savais parce qu’il me l’avaitdit, et je ne pouvais en douter, car je connaissais son affectionpour moi. J’avais refusé de prendre connaissance de cet acte. Àcette époque, c’était six mois après notre mariage, je devaisd’ailleurs espérer que je deviendrais mère. Je considérais parconséquent ce testament comme fait en faveur des enfants que jepourrais avoir. Je ne fis à ce sujet qu’une observation à monmari : ce fut pour lui rappeler que je devais être richemoi-même un jour, et que cela lui permettait donc de ne pas oubliersa tante et ses cousines dans ses dernières volontés.

– C’est sans doute à cette observationque se rendit M. Deblain, en ajoutant à son testament lecodicille par lequel il a laissé une rente viagère àMme Dusortois et une dot de cent mille francs àchacune de ses filles.

– Peut-être M. Deblain, qui aimaitbeaucoup ses parentes, aurait-il pensé à écrire ce codicille, lorsmême que je ne lui aurais parlé de rien.

– Votre mari a fait aussi, à votreprofit, une assurance sur la vie de deux cent mille francs. Vous lesaviez ?

– Je n’ai connu l’existence de ce contratqu’une année après sa signature ; mais cela m’a peu étonnée,étant d’un pays où cet acte de prévoyance est fréquent, même de lapart des chefs de famille les moins fortunés.

– À ce sujet, je me permettrai de faireremarquer à la cour, dit le défenseur deMme Deblain, que la compagnie d’assurances croît sipeu à la culpabilité de ma cliente qu’elle ne se porte pas partiecivile !

– Cet argument fera partie de votreplaidoirie, maître Langerol, observa le président.

Ce point spécial des débats avait sans douteréveillé quelque souvenir douloureux dans l’esprit deWilson-Maxwell, car il avait rougi en regardant Rhéa.

M. de La Marnièrecontinua :

– Ce sont toutes ces dispositions envotre faveur qui ont conduit le parquet, après la constatation del’empoisonnement de votre mari, à soupçonner que vous n’étiez pasétrangère à ce crime. Vous savez quelles sont les charges relevéescontre vous par l’instruction. Je dois cependant vous les rappeler,pour que vous puissiez leur opposer les explications que vousjugerez utiles. Je ne vous parlerai pas des circonstances danslesquelles vous êtes devenue la femme de M. Deblain. Nousn’avons pas à faire ici la critique des mœurs américaines ;mais quand on connut à Vermel, en France, où le mariage estprononcé par la loi et béni par la religion, quelle que soitl’Église à laquelle on appartienne, la rapidité avec laquelle votreunion avait été faite, cela donna aisément prise à lamalveillance ; et lorsque l’on vous vit entraîner votre maridans une existence de fièvre et de luxe qui n’est pas dans nosusages, on en tira, trop aisément peut-être, des conclusionfâcheuses pour vos sentiments d’épouse et pour votreréputation.

– J’avais une affection très sincère pourM. Deblain ; je le savais riche et j’avais moi-même de lafortune. Il semblait prendre plaisir aux fêtes que nousdonnions ; nos dépenses ont toujours été inférieures à nosrevenus ; je n’ai jamais cessé de respecter le nom françaisque j’ai encore l’honneur de porter.

Rhéa avait articulé ces mots, les dernierssurtout, avec une telle énergie, qu’un murmure de sympathie lesaccueillit aussitôt.

– J’arrive maintenant, reprit l’honorableconseiller, à l’accusation même. La santé de M. Deblain avaittoujours été fort bonne ; c’est seulement à la fin du dernierhiver qu’il parut souffrir. Son ami, le savant docteur Plemen, lesoignait pour une maladie nerveuse de l’estomac. Lorsque lesinsomnies de son malade étaient trop prolongées et ses douleursnévralgiques trop vives, il lui ordonnait des potions opiacées etdes piqûres hypodermiques de morphine. Était-ce là le seultraitement que suivit votre mari ?

– Je le crois, mais je ne pourraisl’affirmer. M. Deblain n’aimait pas que je m’occupasse trop desa santé. Il mettait un grand amour-propre à dissimuler sessouffrances à tout le monde, surtout à moi ; et commeM. le docteur Plemen m’avait dit qu’il ne s’agissait que d’uneaffection sans gravité, je n’avais aucune inquiétude.

– L’état de votre mari ne vous a-t-il passemblé s’aggraver au fur et à mesure que la campagne électoralequ’il poursuivait se faisait plus fatigante et plus indécise dansle sens d’un résultat favorable ?

– Il est certain qu’il était devenunerveux, impressionnable, et je dois reconnaître qu’à ce sujet jene suis pas sans reproche, puisque c’est moi qui ai excitél’ambition de M. Deblain, au lieu de le laisser vivre del’existence tranquille qui avait toujours été la sienne.

La jeune femme avait fait cet aveu avec uneexpression véritablement touchante ; ses yeux étaient remplisde larmes !

– Dans la soirée du 22 septembre,poursuivit M. de la Marnière, M. Deblain ne vous a-t-ilpas semblé plus souffrant encore que les joursprécédents ?

– Il avait parlé longtemps dans uneréunion publique, répondit la malheureuse fille d’Elias Panton, etaprès le dîner, bien qu’il eût mangé de fort bon appétit, il seplaignit de violentes douleurs à l’estomac et dans la tête. Nousétions seuls à la maison, avec le docteur Plemen. Celui-ci constataque mon mari avait un peu de fièvre et lui conseilla de se coucherde bonne heure.

– Il lui ordonna aussi de doubler la dosede chloral qu’il prenait d’ordinaire et de se faire une piqûre demorphine. M. Deblain avait l’habitude de ces petitesopérations. Est-ce qu’il en usait fréquemment ?

– Non ! assez rarement, aucontraire. De plus, le docteur m’avait affirmé que cette solutionde morphine était très légère et ne présentait aucuninconvénient.

– C’est, en effet, ce que l’instruction arelevé, en consultant les ordonnances de M. le docteur Plemen.Alors, ce soir-là, M. Deblain est remonté chez lui plus tôtque de coutume ?

– Il était dix heures à peine. Après nousavoir souhaité le bonsoir, à son ami et à moi, il s’est retiré avecson valet de chambre.

– Vous, qu’avez-vous fait ?

– Je suis restée assez longtemps dans monsalon avec M. Plemen ; puis, après qu’il m’eût quittée,je suis rentrée chez moi à mon tour.

– Sans passer par l’appartement de votremari ?

– Oui, monsieur. Je l’ai déjà dit :M. Deblain n’aimait pas qu’on parût inquiet de sa santé. Jel’aurais peut-être contrarié en entrant chez lui. D’ailleurs jedevais supposer, puisqu’il avait certainement suivi les conseils deson médecin, qu’il dormait déjà.

– Ce soir-là, votre femme de chambrePauline ne vous a pas donné ses soins habituels ?

– Non. Elle était malade et je l’avaisengagée à remonter chez elle aussitôt après le dîner.

– Vous devez comprendre quelle forceprend l’accusation dans cet isolement où vous vous êtes trouvéeprécisément ce soir-là. Personne ne peut dire ce que vous êtesdevenue ni ce que vous avez fait après le départ de M. ledocteur Plemen. D’un côté, le valet de chambre de votre mari lequitte à onze heures et ne rentre plus chez lui, ce qu’il nefaisait, du reste, que quand son maître le sonnait ; del’autre, votre femme de chambre ne vous a pas vue depuis dix heuresdu soir jusqu’au lendemain matin. Les portes des cabinets detoilette qui séparent votre appartement de celui de votre mariétaient-elles fermées d’ordinaire ? Je veux dire fermées àclef ou à l’aide de verrous ?

– Ces portes n’étaient jamais quepoussées, de façon que, M. Deblain et moi, nous pussionstoujours passer de l’un chez l’autre.

– Dans cette nuit du 22 septembre, vousavez donc pu vous rendre auprès de votre mari ?

– Je l’aurais pu du moins, mais,hélas ! je ne l’ai pas fait.

– Vous n’ignorez pas qu’il a été prouvépar une expérience que, de votre chambre, on entend distinctementles cris poussés dans la chambre de M. Deblain, malgré lesdeux pièces qui les séparent, même quand les portes de ces piècessont fermées.

– Je le crois, et j’ai la conviction queles cris de mon mari seraient venus jusqu’à moi, s’il avait demandédu secours ; d’autant plus que je laissais toujours la portede mon cabinet de toilette ouverte et que M. Deblain, sansdoute, en faisait autant chez lui. Par conséquent, une seule portenous séparait.

– Et aucun bruit, aucune plainte ne sontarrivés jusqu’à vous ?…

– Est-ce que si j’avais entendu quoi quece fût, je n’aurais pas volé au secours de mon mari ?

– M. Deblain est mort empoisonné parun sel qu’on nomme l’arséniate de cuivre, et ce toxique violentvous a été fourni, selon l’accusation, par celui qui est ici commecomplice du crime dont vous êtes accusée. Cette complicité prend sabase principale dans une correspondance saisie chez vous, à laMalle, dans un tiroir à secret d’un meuble placé dans votre chambreà coucher. Ces lettres ne laissent aucun doute sur la nature desrelations qui existaient entre celui qui les a écrites et celle quiles a reçues. Or ces lettres sont de Félix Barthey ; il ne lenie pas. Il n’aurait pu d’ailleurs le faire, car son écriture estfacile à reconnaître. Je ne lirai aucune de ces lettres, mais jedois vous rappeler qu’au milieu des expressions d’une passionardente se trouvent, fréquemment répétées, des pensées quitrahissent le désir de l’amant d’être le seul possesseur de samaîtresse, de la voir devenir libre, pour vivre en commun, à Paris,avec elle, sur un théâtre digne de sa beauté.

« L’écrivain maudit les liens légaux quiattachent celle qu’il aime à un autre. Cet autre est ambitieux,tandis que lui, il n’a qu’un seul objectif : être toujours etuniquement aimé. Par une précaution assez rare, mais qui s’expliquepar le danger auquel cela vous aurait exposée, votre nom ne figurepas dans ces lignes si compromettantes, mais vous y êtes désignéepar des qualificatifs d’adoration qu’il est trop facile detraduire. Quelles explications pouvez-vous donner à l’égard decette correspondance, que vous avez si soigneusement gardée, commeles femmes conservent presque toujours les lettres qui doivent lesperdre ?

Mme Deblain ne réponditpas.

Très pâle, plus profondément émue encorequ’aux premiers moments de son interrogatoire, elle baissait latête. Il était visible que mille sentiments divers l’agitaient.

Mais l’auditoire, qui attendait avecimpatience ce point scandaleux des débats, ayant fait entendre unmurmure désapprobateur, car le silence de la prévenue semblait unaveu, la jeune femme se redressa, et, suivant sans doute le conseilque venait de lui donner Me Langerol, ellerépondit :

– Ce n’est pas à moi que ces lettres ontété adressées. C’est un dépôt qui m’a été confié.

– Messieurs les jurés, observa leprésident, ne pourront peut-être admettre cette explication que sivous faites connaître le nom de la personne qui vous a remis ceslettres.

– Je ne puis ni ne dois prononcer cenom !

– Prenez garde ! votre refuspourrait être interprété d’une façon dangereuse pour vous.

– Il arrivera de moi ce qu’il plaira àDieu ; je ne trahirai pas un secret qui n’est pas lemien !

L’Américaine avait retrouvé toute son énergiepour jeter ces derniers mots, et, comme si elle eût prévu l’accueilqui devait leur être fait par la foule, les mouvements qui semanifestèrent aussitôt ne la troublèrent pas.

Les uns approuvaient hautement la conduite del’étrangère : elle donnait là une nouvelle preuve de sonhonnêteté et de son mépris pour l’accusation dont elle étaitl’objet. Selon les autres, elle se perdait ; sa culpabilitéétait évidente.

Tout à Mme Deblain, on n’avaitpas remarqué l’attitude de Félix Barthey.

Pendant l’interrogatoire de la jeune femme,son visage était resté impassible ; il avait, pour ainsi dire,évité de la regarder, tandis que quand elle en était arrivée à cesexplications à propos des lettres, il s’était, au contraire,vivement retourné de son côté, comme s’il eût craint de sa partquelque acte de faiblesse, et, à ses derniers mots, il avaitrépondu par un sourire exprimant tout à la fois son admiration etsa reconnaissance.

M. de La Marnière ayant, du geste,indiqué à la veuve de Raymond que son interrogatoire était terminé,celle-ci s’était assise.

Le peintre, au contraire, comprenant que sontour était arrivé, s’était levé.

La tenue et l’attitude de l’artiste étaientabsolument correctes. Il eût été difficile d’offrir aux regardsavides des habitués de la cour d’assises un héros criminel d’unephysionomie plus sympathique.

Il était aisé de comprendre que le jury avaiten face de lui un accusé qui ne se troublerait pas et auquel rienn’arracherait des aveux ou des renseignements qu’il avait résolu detaire.

– Ainsi que Mme Deblain,lui dit de suite M. de La Marnière, vous avez refusé derépondre à M. le juge d’instruction sur les faits principauxde la prévention. Votre intention est-elle de garder également lesilence ici ?

– Non, monsieur le président, répondit lejeune homme d’une voix ferme, claire, bien timbrée ; si j’aimis fin brusquement à mon interrogatoire chez M. le juged’instruction, c’est après m’être entendu appeler empoisonneur dèsmon arrivée dans le cabinet de ce magistrat ; et cela sur unton si convaincu que j’ai supposé toute explication inutile ;mais je suis prêt à vous répondre avec autant de déférence que defranchise.

– Vous savez la gravité des faits relevésà votre charge. Accusé d’avoir fourni à Mme Deblainle sel de cuivre avec lequel elle a empoisonné son mari, vous êtes,selon l’instruction, devenu son complice parce qu’il existait entreelle et vous des relations coupables, relations prouvées par voslettres saisies chez celle que vous aimiez, et parce que vousvouliez faire disparaître celui dont la présence était un obstacleà la liberté de votre passion adultère.

– Tout d’abord, j’affirme, je jure qu’iln’y a jamais eu entre Mme Deblain et moi que desrelations amicales. Ces malheureuses lettres sont de moi, en effet,mais elles ne lui ont pas été adressées ; j’ignorais mêmequ’elles lui eussent été confiées. Si je l’avais su, je l’auraissuppliée de ne pas les garder ; j’aurais insisté, avec respectmais fermeté, pour qu’elle les brûlât. Je ne dirai pas plus queMme Deblain à qui ces lettres ont étéécrites : ce serait, de ma part, une lâcheté. Je ne lacommettrais pas, lors même que l’accusation qui pèse sur moi et surcette femme, irréprochable dans sa conduite, reposerait sur desbases plus sérieuses que celles qui la soutiennent à peine.

« Voilà pour ces lettres, sicompromettantes, je le reconnais. Quant à ma complicité dans uncrime qui n’existe pas, ou qui, s’il existe, n’a pas été commis parMme Deblain, je dois laisser le soin de larepousser à mon défenseur et ami Me Leblanc. Aussine dirai-je à ce sujet que quelques mots. J’étais l’ami dumalheureux qu’on m’accuse d’avoir fait empoisonner et je n’avaisaucun intérêt à sa mort, quoi qu’en prétende l’accusation,puisqu’il n’existait pas, entre sa femme et moi, de relationscoupables. Ces lettres, adressées à une autre personne, nedisent-elles pas assez que ma liberté était enchaînée ? Maisquand bien même – je demande pardon à ma coaccusée de faire uninstant cette supposition – quand bien même j’aurais été aimé parMme Deblain, pourquoi cet amour aurait-il fait demoi un assassin ? Pour la rendre veuve et l’épouser ?Ceux qui ont ainsi raisonné ignorent le premier mot des passionshumaines et l’égoïsme qui, le plus souvent, les dirige.

« Comment ! j’ai une maîtressejeune, belle, riche, élégante, que couvre un pavillon honorable,qu’un mari laisse libre ; et moi, qui suis également jeune etriche, ami de ma liberté, de nature indépendante, vous supposez uneseconde que j’ai pu commettre un crime dans le seul but de faireune chaîne de fer de ces liens de fleurs que la bonne fortunem’avait donnés ! Si j’avais, non pas agi, mais seulement eul’intention d’agir ainsi, ce n’est pas en cour d’assises qu’ilaurait fallu me traduire, c’est à Charenton que vous auriez eu àm’envoyer ! Laissez donc la pensée de ces crimes et leurexécution à de pauvres diables que la misère ou l’avariceaffolent ; mais n’en accusez pas un homme tel que moi, que sonintelligence et son passé défendent également, lors même que vousresteriez convaincus de ses relations coupables avec la veuve de lavictime.

« Mais on a trouvé chez moi, ditl’accusation, de l’arséniate de cuivre et M. Deblain a étéempoisonné par des sels de cuivre. D’abord, M. Deblain est-ilréellement mort empoisonné et l’a-t-il été par l’absorption de l’unde ces sels ? J’ai lieu de croire que, dans quelques instants,vous changerez d’avis. Mais soit ! le médecin légiste ne s’estpas trompé, et l’instruction en a conclu aussitôt que, parce quej’avais eu en ma possession de l’arséniate de cuivre, je devais enavoir fourni à Mme Deblain pour empoisonner sonmari. Elle dit même plus : je n’ai acheté ce produit que dansce seul but.

« Le magistrat qui s’est ainsi prononcé aoublié que je suis peintre ; il ignore que bon nombred’artistes aiment à broyer certaines des couleurs dont ils seservent ; il ne savait pas sans doute alors que l’arséniate decuivre est la base des verts Véronèse et Mitis, et dans saperquisition, si minutieuse cependant, il n’a donc pas faitattention à une robe de soie verte, qui se trouve certainementencore dans l’une des grandes armoires de l’atelier, à la Malle,robe qui devait me servir de modèle pour terminer le portrait deMme Deblain.

« Voilà pourquoi, messieurs, je m’étaisfait envoyer de l’arséniate de cuivre, par mon marchand de couleurshabituel. Voilà comment, de peintre de quelque réputation, honoré,aimé, estimé de ses nombreux amis de Paris, de soldat médaillé surle champ de bataille, je suis devenu subitement empoisonneur enprovince. J’aurais honte de prolonger davantage cesexplications ; mais je n’en suis pas moins prêt à répondre àtoutes les autres questions que M. le président croira devoirm’adresser.

À ces derniers mots de Félix Barthey,l’auditoire ne put se contenir plus longtemps, et la majorité de cepublic, qui avait un peu le droit de se croire au théâtre, éclataen applaudissements.

On eût dit que bon nombre de gens avaienthonte, pour leur ville, de l’accusation dont cet étranger étaitl’objet et qu’ils voulaient, en Vermelois intelligents, protestercontre la sottise des juges auxquels l’artiste parisien avait euaffaire.

M. Babou comprit si bien ce qui sepassait qu’il en devint verdâtre, pendant que sa femme etMme Lachaussée, pour cacher leur embarras et leurrougeur, affectaient de causer tout bas entre elles, et tandis queM. Duret répondait par des sourires narquois et deshaussements d’épaules à ce qu’il venait d’entendre.

Quelques instants après, l’honorable présidentdes assises poursuivit les débats par l’audition des témoins.

Ces témoins, nous le savons, étaient peunombreux, puisque la défense n’en avait fait citer qu’un seul,l’employé de l’octroi Millet, qui n’avait pas été entendu dansl’instruction, et que M. de La Marnière avait autorisé ledocteur Plemen ainsi que Mme Dusortois à ne pascomparaître. La lecture de leurs dépositions écrites devaitsuffire.

Aussi l’audition des témoins allait-elle sefaire rapidement et sans soulever aucun incident nouveau.

C’étaient, on se le rappelle, les domestiquesdes Deblain.

Ils répétèrent devant la cour ce qu’ilsavaient dit à M. Babou : rien, dans la conduite de leurmaîtresse, n’avait jamais éveillé leur critique ni, à plus forteraison, leurs soupçons, et ces affirmations de gens du peuple,restés dévoués à celle qu’ils avaient servie, redoubla encore lessympathies de ceux qui restaient fidèles aux accusés.

Mais l’espoir revint aux ennemis de la pauvreRhéa dès que le greffier commença la lecture de la déposition deMme Dusortois.

On se souvient avec quelle fermeté, onpourrait dire avec quelle conviction, la terrible tante s’étaitexprimée devant M. Babou. Or, comme celui-ci n’avait rien omisdes affirmations malveillantes de ce témoin, le seul qui eut parléde façon à venir en aide à la prévention, et que, de plus,Mme Dusortois jouissait d’une grande réputationd’honnêteté et de probité, sa déposition causa une viveimpression.

Il devint immédiatement visible que la partiejusque-là hésitante de la foule se rangeait du côté des adversairesirréconciliables de Mme Deblain.

Est-ce qu’il était possible qu’une digne etsainte femme, telle que la tante de l’infortuné Raymond, osâtavancer le moindre fait sans en avoir la preuve certaine ?Est-ce que, bien au contraire, pour peu que sa conscience le luieût permis, elle n’aurait pas gardé le silence, ne fût-ce que pourl’honneur du nom de son neveu ?

Tant que dura cette lecture, Rhéa garda latête baissée et ne put retenir ses larmes. On en augura de suitequ’elle se sentait perdue devant des témoignages aussiindiscutables de ses torts d’épouse.

L’émotion de l’auditoire devint encore plusgrande à l’audition du rapport médico-légal du docteur Plemen. Ledoute n’était plus possible : M. Deblain était réellementmort empoisonné.

On savait bien que la défense allait faireentendre un médecin, un inconnu, un Américain, c’est-à-dire uncompatriote de l’accusée, ce qui autorisait déjà à n’avoir en luiqu’une confiance médiocre, et que ce contre-expert se proposait decombattre les conclusions du célèbre toxicologue. Mais n’était-cepas là de l’outrecuidance de la part de cet étranger ?Discuter avec le savant Plemen ! Il fallait êtrefou !

Cependant, lorsque le président invita ledocteur Maxwell à prendre la parole et que l’on vit s’avancerjusqu’à la barre cet homme à la physionomie intelligente et fine, àl’attitude correcte et distinguée, le silence se fitsubitement ; tout le monde redevint attentif.

On semblait pressentir que l’heure de quelquesurprise étrange ne tarderait pas à sonner.

Mme Deblain avait relevé latête et n’allait plus quitter des yeux son défenseur ; EliasPanton, la face congestionnée par l’indignation, paraissaitretrouver un peu de calme ; le révérend Jonathan murmuraitdévotement : « Enfin, le Seigneur va parler par la voixde l’un des siens ! » et Félix Barthey, tourné vers Rhéa,semblait lui dire du regard :

– Encore quelques instants decourage ; bientôt, nous serons vengés tous deux !

Après avoir salué la cour et le jury, ledocteur américain commença en ces termes, d’une voix nette,distincte, qui devait parvenir jusqu’au fond de la salle :

– Chargé par M. le juged’instruction Babou des recherches médico-légales tendant à fixerles causes de la mort de M. Deblain, décédé depuis vingtjours, M. le docteur Plemen, après avoir pratiqué l’autopsiedu corps du défunt et soumis les organes qu’il en avait enlevés àl’analyse chimique, a conclu à un empoisonnement par des sels decuivre, sulfates, acétates ou arséniates.

« Eh bien ! j’affirme, moi qui mesuis également livré au même examen, que, si ces organescontiennent en effet du cuivre, ils n’en renferment pas unequantité suffisante pour avoir pu occasionner la mort de celui quela justice pense avoir été empoisonné par l’un de ces sels. Et celad’autant plus que des indices certains démontrent scientifiquementqu’il se pourrait que ce corps, au moment où la vie l’a abandonné,renfermât moins de cuivre que vingt jours plus tard.

Un mouvement de stupeur et d’incrédulités’étant produit à ces mots, dans l’auditoire, et le procureurgénéral, ainsi que le procureur de la République et le juged’instruction, les ayant accueillis par un sourire narquois,Maxwell fixa ces messieurs, tour à tour, de son regard incisif, enrépétant, comme à leur adresse :

– Ce que je dis là, je l’affirme ;je le prouverai dans un instant.

Et, se retournant vers les jurés, ilpoursuivit :

– Permettez-moi de vous faire observer,messieurs, et j’appelle toute votre attention sur ce fait qui nesera pas contesté : M. Deblain n’a pas succombé à uneabsorption répétée, continue, de sels de cuivre, à ce qu’on appelleun empoisonnement lent, car pendant, les quelques semaines desouffrance et non pas de maladie bien caractérisée qui ont précédésa mort, il n’a pas eu de vomissements, sa santé n’a présenté aucundes phénomènes morbides bien connus qui sont les conséquences del’ingestion du cuivre, lorsqu’il ne s’assimile pas auxorganes ; ce qui arrive parfois, assurent les praticiens lesplus érudits, ce que l’expérience a démontré, ce que M. ledocteur Plemen ne peut ignorer.

« Si M. Deblain avait été soumis àcet empoisonnement lent, ou il s’en serait aperçu et la justicen’aurait eu à s’en occuper que si la victime elle-même avait portéplainte, ou il y aurait succombé, mais après de telles crises etdans des conditions si démonstratives que son médecin et ami,M. le docteur Plemen, l’aurait constaté, ainsi que toutes lespersonnes qui l’approchaient. Or, rien de semblable ne s’estproduit.

« Il faut donc repousser cette premièrehypothèse d’un empoisonnement lent, parce que tout la rendinadmissible : la science aussi bien que le plus simple bonsens.

« Reste l’absorption brutale d’une dosefoudroyante d’arséniate de cuivre. C’est là, évidemment, selonl’accusation, le moyen employé par l’assassin. Vous ignorezpeut-être, messieurs, ce qu’est l’arséniate de cuivre, dontquelques grammes doivent se trouver là, sur cette table, parmi cespièces à conviction que M. le président des assises a bienvoulu faire recouvrir d’un voile, par un sentiment d’humanité quil’honore. L’arséniate de cuivre, composé d’acide arsénieux et decuivre, est, sous la forme d’une poudre extrêmement fine, un sel decouleur verte fréquemment employé dans l’industrie. Les peintress’en servent pour obtenir le vert Mitis et le vert Véronèse, demême qu’on se sert de l’arséniate de cuivre pur, c’est-à-dire noncristallisé et ne renfermant pas d’acide acétique, pour obtenir levert de Scheele, poison plus terrible encore, puisqu’il suffîtqu’une chambre soit tendue d’un papier peint avec cette couleurpour occasionner les accidents les plus graves.

« Cet arséniate de cuivre est unpoison violent, c’est incontestable, mais M. Deblain a-t-ilsuccombé à son ingestion ? Ce ne serait point impossible.Toutefois il aurait fallu d’abord pour cela que le malheureux à lavie duquel on attentait fût dans un état d’insensibilité complète,sans quoi il n’eût pas absorbé de bon gré et on n’aurait pu luifaire absorber, sans qu’il s’en aperçût, la potion renfermant cepoison. Il faudrait supposer qu’il eût perdu tout à la fois la vueet le goût, car l’arséniate de cuivre teint en vert éclatant toutliquide, et le palais le moins délicat n’en pourrait supporter lasaveur horrible, pas plus, d’ailleurs, qu’il ne supporte celle desautres composés de cuivre.

« Mais soit, admettons un instant queM. Deblain, assoupi, plongé dans une espèce d’anesthésie aitbu ce liquide empoisonné. Est-ce que son estomac ne se serait pasrévolté et n’en aurait pas rejeté une partie ? Est-ce que lesdouleurs atroces qu’il aurait immédiatement ressenties n’auraientpas provoqué ses plaintes, ses appels ? Est-ce que, en quelquesorte galvanisé par la souffrance, il ne se serait pas levé on dumoins n’aurait pas tenté de le faire pour trouver du secours ?Or, rien de pareil n’a eu lieu. La victime de cet étrangeempoisonnement n’a jeté aucun cri, elle a été trouvée dans son lità peine en désordre, son visage ne trahissait aucune lutte avec lamort. M. Deblain paraissait au contraire avoir passé dusommeil au dernier repos comme si la mort l’avait surpris pendantqu’il dormait, et, autour de lui, ni sur son linge, ni sur sesdraps, ni sur les tapis, nulles traces de vomissements, rien enfinde nature à éveiller l’attention de l’éminent praticienM. Magnier, appelé à son chevet quelques heures plus tard.

« Donc, on le voit, aucun phénomènepathologique externe ne permet d’admettre que M. Deblain asuccombé à un empoisonnement en quelque sorte foudroyant par dessels de cuivre, pas plus qu’à un empoisonnement lent.

« Si je passe à l’autopsie et à l’analysechimique des organes, je me vois en présence des contradictions lesplus inexplicables, scientifiquement. Dans les viscères et lesdiverses parties du corps que j’ai soumis, à l’aide de tous lesmoyens connus, à une analyse minutieuse, j’ai trouvé, il est vrai,quelques traces appréciables de cuivre, mais dans une proportion sirestreinte que son absorption n’aurait pu causer la mort, selontous les toxicologues qui se sont spécialement occupés de cettequestion ; mais nulle part, là où la présence du cuivre causedes désordres faciles à constater par son action corrosive, je n’airien découvert de semblable : pas de taches gangréneuses dansl’estomac, pas d’ulcération de l’intestin, rien, rien !

« L’arséniate de cuivre ou tous autressels qu’on prétend avoir été absorbés par M. Deblain seraientdonc allés droit aux organes qu’ils devaient affecter, sans laissertrace de leur passage. C’est inadmissible, parce que c’estimpossible !

« Ce qui n’est pas moins démonstratif, cequi permet de repousser avec une égale conviction scientifique lemode d’empoisonnement déclaré par le rapport dont je combats lesformules et les conclusions, c’est que ce corps dont la vie auraitété chassée par l’ingestion d’un composé de cuivre, n’importelequel, c’est que ces organes, supposés saturés de poison, m’ontété livrés dans un état de décomposition telle que l’examen le plussimple, le plus superficiel pour ainsi dire, ne permettait pas des’arrêter à l’hypothèse d’un empoisonnement par aucun de cestoxiques. »

« N’est-il pas avéré, n’est-ilpas scientifiquement prouvé que le cuivre et ses composésconservent les corps, et cela a fortiori s’il s’agit d’uncomposé de cuivre et d’arsenic, puisque l’arsenic jouit de cettemême propriété ? Car, sinon d’après le rapport médico-légal,du moins d’après les déductions singulièrement fantaisistes del’accusation, c’est à l’absorption d’arséniate de cuivre queM. Deblain a succombé d’une façon foudroyante. Le rapport,lui, ne constate que la présence du cuivre, acétate ou sulfate,dans les organes de la victime ; il ne parle pas de l’arsenicdont des parcelles infinitésimales sont aujourd’hui faciles àdécouvrir, longtemps même après leur absorption, grâce aux progrèsde la chimie.

« Or, en adoptant cette supposition del’accusation elle-même, je suis encore armé plus vigoureusementpour affirmer, sur l’honneur, dans ma conviction profonde en monâme et conscience, que la justice n’est pas en présence d’unempoisonnement par des sels de cuivre, quels qu’ils soient.

« Permettez-moi, messieurs, de vousinviter à bien graver dans votre mémoire cet axiome, par lequel jerésume ce point spécial de mon examen.

« Je n’ai trouvé, dans les différentesparties du corps dont il s’agit, que du cuivre normal ; mais,en revanche, j’y ai découvert une grande proportion d’alcaloïdes,ptomaïnes, alcaloïdes cadavériques, qu’on ne peut confondre avecles alcaloïdes végétaux. Si M. Deblain avait été empoisonnépar le cuivre, comme les sels de cuivre sont de puissantsantiseptiques, ils se seraient opposés au développements de cesalcaloïdes cadavériques, d’autant plus que, de l’aveu même dudocteur Plemen et ainsi que l’a constaté le docteur Magnier, lemalade a succombé rapidement et n’a présenté les symptômes de nullemaladie infectieuse.

« C’est à Me Leblanc, ledéfenseur de M. Barthey, qu’il appartiendra spécialement devous demander pourquoi l’accusation a choisi l’arséniate de cuivrede préférence à tous les autres composés de ce métal, que l’onrencontre le plus souvent dans les statistiques criminelles, parceque ce sont là des toxiques qu’il est aisé de faire soi-même ou dese procurer ; mais, moi, je demande que la cour ordonne unetroisième analyse par l’un des experts jurés de Paris. C’est ledroit de la défense de l’exiger, comme c’est également le droit del’accusation ; c’est le devoir de la justice de l’accorder, etje termine en exprimant tout mon étonnement que l’instruction,contrairement à ce qui a toujours lieu en semblable matière, aitconfié l’analyse chimique au même opérateur qui avait pratiquél’autopsie.

« Ah ! je sais ce que vous répondrasans doute M. le procureur général : il vous dira quel’instruction a agi de la sorte parce que M. le docteur Plemenest un des savants toxicologues de notre époque et que son rapportne pouvait être que celui d’un impeccable. Eh bien ! jel’affirme de nouveau, votre savant impeccable s’est trompé, et cequ’il y a d’étrange, d’incompréhensible, d’inexplicable, c’estqu’il s’est trompé grossièrement et qu’il n’y a qu’une seule choseà admirer dans son rapport : l’habileté avec laquelle il adissimulé ses erreurs, erreurs qu’un élève en pharmacie de premièreannée n’aurait pas commises.

« Ce n’est pas seulement à une analysechimique qu’il fallait, qu’il faut demander les causes de la mortde M. Deblain, c’est à une analyse physiologique, ce queM. le docteur Plemen a négligé de faire. Peut-être au cours deces débats m’expliquerai-je plus complètement encore ; mais,en attendant, allant au-devant de la requête que présenteront à lacour les défenseurs des accusés, j’insiste pour qu’une troisièmeexpertise soit ordonnée et, surtout et avant tout, pour queM. le docteur Plemen soit entendu, ici, par MM. lesjurés. J’ai la conviction que, lorsque mon éminent confrèreconnaîtra dans quels termes j’ai combattu son rapport, iln’hésitera point à venir défendre ses conclusions médico-légales,quelle que puisse être sa répugnance à comparaître dans une affaireoù il n’est question que de la mort de son ami, quel que soit mêmeson état de santé. »

Ces derniers mots prononcés avec une grandefermeté, Maxwell salua de nouveau la cour et le jury, puis ilreprit sa place au banc de la défense, où maîtres Leblanc etLangerol l’accueillirent en lui serrant les mains, pendant queMme Deblain et Félix Barthey lui exprimaient leurreconnaissance par d’affectueux regards.

Au même instant, sortant peu à peu del’émotion poignante qui l’avait tenu silencieux tant quel’Américain avait gardé la parole, l’auditoire éclata enbravos.

Il était évident qu’il se faisait, dans lafoule, un revirement complet, qu’elle doutait, maintenant, de laculpabilité des accusés, plus encore qu’elle n’y avait cru après lalecture de la déposition de Mme Dusortois.

Quant à Elias Panton et au révérend Jonathan,fiers de leur compatriote, il ne fallait rien moins que la craintede se faire expulser de l’audience pour qu’ils ne lançassent pointde retentissants hurrahs !

Néanmoins le silence se fit brusquement,lorsque M. de La Marnière demanda à l’avocat deMme Deblain :

– N’avez-vous pas cité deux témoins, lesnommés Dumont et Millet ?

– Oui monsieur le président, réponditmaître Langerol, mais, si l’audience doit être suspendue, monconfrère maître Leblanc et moi prions la cour de vouloir bien nousautoriser à ne les faire entendre qu’à la reprise des débats, carpeut-être renoncerons-nous à leur audition, tout à la fois pour nepas abuser de la bienveillante attention de la cour et pour abrégerle martyre des accusés. J’ajouterai que nous nous joignons à notreéminent auxiliaire, M. le docteur Maxwell, pour demanderinstamment que M. le docteur Plemen soit invité à comparaître.Nous attachons une importance capitale à sa comparution devantMM. les jurés.

– Nous n’avons pas le droit de forcerM. le docteur Plemen à comparaître, répondit l’honorableconseiller ; mais nous allons tout tenter pour le décider à serendre ici, et nous l’entendrons à la reprise des débats.L’audience est suspendue pour une demi-heure.

La cour passa dans la chambre du conseil, lesjurés gagnèrent leur salle des délibérations et la majeure partiedu public se répandit dans les escaliers et les couloirs, tandisque quelques personnes, au contraire, ne songeaient pas à sortir,dans la crainte de ne plus retrouver, à la reprise de l’audience,les places privilégiées qu’elles occupaient.

Quelques minutes plus tard,Mme Deblain et Félix Barthey étaient de nouveauentourés de leurs amis, dans la pièce que leur avait assignéeM. de La Marnière.

Mme Gould-Parker, qui n’avaitpas assisté aux débats, s’était jetée au cou de sa sœur. Celle-cine cessait de lui répéter :

– Sois rassurée, ma Jenny, bientôt jeserai vengée !

Puis elle passait des bras de son père, quel’indignation rendait cramoisi, dans ceux du révérend qui, lui,tout au contraire, paraissait plus blême que jamais et vouait à ladamnation éternelle les accusateurs de sa nièce, en les accablantde toutes les maximes bibliques que lui fournissait sa mémoire.

Quant au docteur Maxwell, après avoir échangéquelques mots à voix basse avec MM. Langerol et Leblanc, ilavait disparu.

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