Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 13DÉNOUEMENT INATTENDU

Aumoment même où Maxwell sortait de l’hôtel du docteur Plemen, unescène touchante se passait entre les deux filles d’Elias Panton,dans cette pièce où les accusés attendaient la reprise del’audience.

Enlevée pendant quelques minutes à sa sœur,par le concierge du palais de justice qui était entré porteur d’unedépêche, Mme Gould-Parker avait pris connaissancede ce télégramme ; puis, toute pâle, profondément troublée,elle était revenue de suite auprès de Rhéa et l’avait attirée àl’écart, dans l’embrasure d’une fenêtre, en lui disant :

– Tiens, lis !

Mme Deblain prit la feuille depapier bleu, la parcourut et, vivement émue elle-même, répondit àJenny :

– Pauvre colonel ! Mais tu devaist’attendre un peu à quelque nouvelle de ce genre. Dans cesexpéditions lointaines, on court de si grands dangers.

– Est-ce que je pensais à quoi que cefût ! Est-ce que ta situation ne m’absorbait pas toutentière ! Ah ! maintenant, tu ne saurais m’imposer lesilence. Je puis, je veux parler !

– Dans quel but ?

– Rhéa, ma sœur bien-aimée !

– Tu m’as promis de rester étrangère àces odieux débats ; tu me l’as juré sur ton affection pournotre mère, sur ta tendresse pour moi. Je ne te rends pas taparole.

– Cela est horrible ! Sais-tu bienque, si tu étais condamnée, je me tuerais !

– Je ne serai pas condamnée et tu vivras,pour que je t’aime… pour qu’on t’aime toujours !

– Consulte au moins M. Langerol.

– Je ne consulte que mon cœur. Je tedéfends de dire un mot. D’ailleurs, tu n’es pas citée comme témoinet il est trop tard pour que tu sois entendue.

– Laisse-moi montrer cette dépêche à tondéfenseur.

– Je vais la lui communiquer moi-même.Nous verrons dans quelle mesure il jugera utile de s’en servir.

Et, laissant làMme Gould-Parker, Rhéa rejoignitMes Leblanc et Langerol, les prit à part et leurdonna à lire le télégramme en question. Elle échangea ensuite aveceux, à voix basse, quelques paroles rapides.

Bientôt, sans doute, la jeune femme et lesdeux avocats furent d’accord, car Mme Deblainrevint auprès de sa sœur pour lui dire :

– Allons, sois rassurée, cette dépêchen’aura pas été tout à fait inutile. Nous venons d’arrêter notreplan. Quant à toi, garde le silence.

– Ne puis-je informer M. Bartheyde…

– Il est préférable que tu n’en fassesrien… Cela le troublerait trop et peut-être commettrait-il quelqueimprudence !

Rhéa avait prononcé ces mots avec un adorablesourire et en embrassant Jenny.

Tout à coup, Maxwell apparut. Sa physionomietrahissait si ouvertement l’état de son esprit queMes Langerol et Leblanc ne purent se défendre d’unmouvement de crainte. D’où venait-il ? Qu’allait-il leurapprendre ?

Mais, après quelques minutes d’entretien avecleur mystérieux auxiliaire, les deux jeunes maîtres étaient tout àfait édifiés, et c’est avec une expression d’admiration qu’ilspressaient ses mains.

L’huissier annonça au même instant quel’audience était reprise.

Les amis de Barthey se décidèrent seulementalors à se séparer de lui. Rhéa embrassa une dernière fois son pèreet Jenny, et les deux accusés, après avoir échangé un amicalregard, regagnèrent leurs places, en face de la foule houleuse etplus impatiente que jamais.

Cependant, à la première invitation del’honorable président, le silence se fit.

– Maître Langerol, dit M. de LaMarnière, d’accord avec M. le procureur général, j’ai faitinviter M. le docteur Plemen à venir défendre lui-même sonrapport médico-légal. Le docteur n’était pas chez lui, mais on letrouvera facilement et je ne doute pas qu’il ne se rende à l’appelde la cour. Vous convient-il, en attendant, de faire déposer lesdeux témoins à décharge que vous avez cités ?

– Oui, monsieur le président, réponditl’avocat de Mme Deblain. L’un de ces témoins a déjàété entendu, c’est le cocher Dumont ; il est dans cette salle.L’autre, c’est le sieur Millet, employé de l’octroi ; il setient à vos ordres, dans la pièce réservée aux témoins.

– Nous allons entendre d’abord lepremier. Dumont, approchez.

Ce serviteur des Deblain se présentaimmédiatement à la barre.

– Monsieur le président, dit alorsMe Langerol, voudriez-vous être assez bon, je vousprie, pour demander à Dumont à quelle heure, dans la nuit du 22 au23 septembre, il est parti de Vermel, à quelle heure il est rentréen ville, et qui était dans le coupé qu’il conduisait ?

– Dumont, dit le président au témoin,vous avez entendu et bien compris cette question ? Parlez envous tournant du côté de MM. les jurés.

Le cocher obéit et répondit :

– Le 22 septembre, j’ai quitté la maisonà neuf heures et demie ou dix heures, avec madame et M. ledocteur Plemen, que j’ai conduits tous deux à la Malle. J’en suisrevenu, vers une heure du matin, avec le docteur. Puis, selon lesordres que j’avais reçus de madame, je suis retourné au château oùj’ai dételé. À six heures et demie, le concierge Ternier m’aréveillé. J’ai remis alors ma bête au coupé et j’ai ramené madame àl’hôtel.

– Mme Deblain est doncrestée toute la nuit à la Malle ?

– C’est certain, à moins que madame n’aitfait la route à pied ; car je suis sûr, ma chambre estau-dessus des écuries, qu’on n’a pas attelé pendant la nuit.

– Qu’avez-vous pensé en voyantMme Deblain rester à la campagne au lieu de reveniren ville ?

– J’ai supposé queMme Gould-Parker était très malade, puisqueM. le docteur Plemen avait été demandé par un exprès, et quemadame ne voulait pas laisser sa sœur toute seule.

– Avez-vous d’autres questions à adresserau témoin, maître Langerol ? fit l’éminent conseiller.

– Aucune, monsieur le président, réponditle défenseur de Rhéa.

– Nous allons entendre le second témoin.Huissier, appelez le sieur Millet.

Cet homme, ancien soldat médaillé, futintroduit, prêta serment, et M. de La Marnière luidit :

– Vous êtes employé del’octroi ?

– Oui, monsieur le président.

– Faites votre déposition.

– J’avais pris mon service à la porte dufaubourg de Mars, le 23 septembre, à six heures du matin, quand,une demi-heure plus tard à peu près, je vis, sur le siège d’unevoiture qui se présentait à l’octroi, le cocher Dumont, que jeconnais depuis dix ans au moins. Je m’approchai du coupé plutôt parplaisanterie que pour obéir à mes instructions, car nous savonsbien que les gens de Mme Deblain ne font pas lafraude ; mais, au moment où j’allais ouvrir la portière de lavoiture, je m’aperçus qu’il s’y trouvait quelqu’un que je reconnusde suite. C’était Mme Deblain. Alors je saluai, enfaisant signe à Dumont qu’il pouvait partir.

– Vous êtes certain que c’étaitMme Deblain qui se trouvait dans cecoupé ?

– Je l’affirme. Non seulement j’ai vutrès souvent Mme Deblain passer devant l’octroi,conduisant elle-même, mais encore elle est venue plusieurs foischez moi, l’an dernier, avec M. le docteur Plemen, pendant lamaladie qui a emporté ma pauvre femme.

– Vous pouvez vous retirer, siMe Langerol n’a pas d’autres questions à vousadresser.

– Non, monsieur le président, répondit ledéfenseur de l’Américaine. Je voulais tout simplement faireconstater que ma cliente, dont le mari a été empoisonné, dit lerapport médico-légal, vers minuit, à Vermel, a passé toute cettenuit-là à cinq lieues de son hôtel, là où le crime aurait étécommis.

– Pourquoi n’avez-vous pas fait constaterplus tôt cet alibi ?

– Parce que nous ne pouvions supposer, nimon confrère ni moi, que l’accusation qui pèse surMme Deblain et sur M. Barthey demeureraitdebout après l’audition des témoins ; que ce n’est pas à unalibi que nous voulions devoir un acquittement dont nous ne doutonspas, mais à une conviction profonde de MM. les jurés del’innocence de nos clients, et enfin parce que nous avions toutlieu d’espérer que M. le docteur Plemen, à qui il a été donnéconnaissance des réfutations de son adversaire, viendrait icireconnaître son erreur, ou combattre du moins son savantcontradicteur.

– M. le docteur Plemen se présenteracertainement ; mais comme il est peut-être retenu en ce momenthors de chez lui par ses devoirs professionnels, si M. leprocureur général désire prendre la parole, nous la lui donneronsde suite. Notre éminent praticien sera entendu après leréquisitoire et les plaidoiries, avant les répliques. Sesexplications viendront encore en temps opportun.

– Nous sommes aux ordres de la cour,répondit Me Leblanc.

– Alors M. le procureur général a laparole, s’il croit devoir la prendre sans attendre davantage. Dansle cas contraire, nous serons forcé de suspendre l’audience denouveau.

À cette proposition de M. de LaMarnière, un murmure de déception s’éleva dans la foule. Lesdépositions du cocher et du douanier Millet avaient causé uneimpression profonde. Pour quelques-uns, ces témoignages tardifs etpeut-être complaisants étaient une preuve que la défense était auxabois ; pour la plupart, au contraire, l’accusations’écroulait. Pour tous, le dénouement était proche. L’angoisseétait générale ; personne ne voulait plus attendre.

M. Lachaussée comprit sans doute ce quise passait dans les esprits, car, bien que les affirmations deDumont et Millet l’eussent singulièrement troublé, il répondit auprésident qu’il était prêt à prononcer son réquisitoire.

– La parole est à M. le procureurgénéral, dit alors M. de La Marnière.

Le public manifesta sa satisfaction et, denouveau, devint attentif. La curiosité de tous était vivementsurexcitée. On se demandait comment allait se tirer de sa tâchedifficile le procureur général, dont le manque d’éloquence étaitconnu. Des sourires narquois s’échangeaient déjà.

Quant à M. Lachaussée, après s’êtrerecueilli un instant, avoir rangé ses notes, toussé, humecté seslèvres, il se leva et se tourna vers les jurés, dans une poseétudiée longtemps d’avance ; puis, d’une voix qui, malgré lui,trahissait son émotion, il commença en ces termes :

– Messieurs, j’ai éprouvé le besoin demonter sur le siège…

À cet étrange début, un murmure ironique sefit entendre et le procureur général, qui ne s’expliquait pas cemouvement, promena ses regards stupéfaits sur l’auditoire, mais,n’y découvrant rien de nature à le renseigner, il redit de plusbelle, en enflant sa voix :

– J’ai éprouvé le besoin…

Il ne put aller plus loin. À la répétition deces mots malencontreux, un rire général avait éclaté, surexcitéencore par cette observation triviale d’un mauvais plaisant, qui,du fond de la salle, s’était écrié :

On ne monte pas sur un siège, on s’yassoit.

C’était un accès d’inénarrable gaieté, quigagnait même les privilégiés de l’estrade.

Comprenant enfin ce qui se passait,M. Lachaussée devint cramoisi et, se tournant, furieux, versla cour, il s’écria :

– Je prie monsieur le président de fairerespecter l’organe du ministère public.

– C’est mon devoir, monsieur le procureurgénéral, répondit gravement M. de La Marnière, et, si telest votre désir, je vais faire évacuer la salle.

À cette expression consacrée « évacuer lasalle », que l’honorable conseiller n’avait certes passoulignée, mais qui semblait si bien empruntée à l’exorde deM. Lachaussée, ce fut un véritable délire. Les femmes sevoilaient le visage de leurs éventails ; les magistratseux-mêmes avaient peine à garder leur sérieux.

Il ne fallut rien moins que la grande autoritéde l’honorable président pour faire cesser ce scandale, qu’ilregrettait profondément, car il ne voyait pas dansM. Lachaussée un ennemi politique, mais un fonctionnaireremplissant, peut-être avec conviction, un devoir professionnel, etque son impartialité lui commandait de défendre contre desmanifestations peut-être méritées, mais indignes néanmoins durespect dû à la justice.

Aussi le calme se fit-il de nouveau, et leprocureur général put alors prononcer son réquisitoire, sinon aumilieu d’une attention soutenue de ses auditeurs, du moins dans unsilence convenable.

Ce réquisitoire ne fut, d’ailleurs, qu’undéveloppement, sans détails nouveaux, de l’acte d’accusation, desdépositions des témoins et du rapport du docteur Plemen ;puis, surtout, une série d’attaques des plus violentes contre lamoralité des accusés et l’outrecuidance de ce médecin étranger qui,osant contredire le savant toxicologue dont Vermel était justementfier, s’était plu à accumuler, dans son discours, les expressionstechniques, les termes scientifiques, les suppositions aussisouvent incompréhensibles qu’inadmissibles, dans le seul butd’égarer messieurs les jurés.

Il espérait bien, lui aussi, que l’illustresavant qui était la gloire de la ville allait se présenter pourdémontrer les erreurs, involontaires il voulait le croire, de cetexpert, de cet auxiliaire, que la défense n’avait pu trouver qu’enAmérique.

Le procureur général, on s’y attendait bien,ne manqua point ensuite de lire les plus passionnées des lettres deFélix Barthey à sa maîtresse, et il eut la satisfaction de ramenerà lui, pendant cette lecture, l’intérêt de tous : ce qui luifournit l’occasion d’une nouvelle charge contre Barthey, ce peintred’ordre secondaire, que son défenseur ne manquerait pas de fairemonter au Capitole, en le mettant au nombre des premiers artistesde l’époque et des héros de la dernière guerre, parce que, àl’heure où chacun était prêt à donner sa vie pour sauver la patrieen danger, il avait tout simplement fait son devoir.

Quant à ces témoins, les sieurs Dumont etMillet, appelés in extremis, M. Lachaussée ne jugeaitpas même utile de réfuter leurs dépositions. Bien au contraire, illes acceptait comme l’expression de la vérité.

Oui, Dumont avait ramené l’accusée à Vermel àsept heures du matin ; oui, Millet avait reconnuMme Deblain ; oui, c’était peut-être exact.Mais, est-ce que cela prouvait que cette femme, excellente écuyère,n’était pas revenue seule en ville, après le départ du docteurPlemen du château ? Il est probable qu’elle n’avait, aucontraire, rien omis dans le but de se préparer un alibi, pour lecas où son système de défense deviendrait insuffisant.

Est-ce que, s’il n’en était pas ainsi,Mme Deblain n’aurait pas invoqué tout d’abord sonabsence de son hôtel à l’heure présumée où le crime avait étécommis ? Est-ce qu’elle n’aurait pas appelé immédiatement entémoignage ces serviteurs dévoués, le docteur Plemen et sa sœurelle-même, cette Mme Gould-Parker, qui s’esttrouvée si à propos victime d’un accident d’une telle gravité queMme Deblain n’a pu la quitter de la nuit ? Sicela était vrai, pourquoi s’éloigner au lever du soleil, si cen’est afin d’être bien reconnue, à son retour à la ville, au lieude rester toute la journée auprès de cette sœur en danger demort ? Machination adroite, trop adroite même, puisqu’elleservait à la démonstration de la vérité.

Et comme le procureur général s’aperçut, avecson flair professionnel, de l’effet que produisait sur sonauditoire cette argumentation qui ne manquait pas d’habileté, iltermina de suite en adressant aux jurés cette phrase banale,péroraison forcée de tout réquisitoire :

– Sans vous laisser séduire par la paroledes éloquents défenseurs des accusés, mais vous souvenant seulementdes dépositions accablantes que vous avez entendues, ainsi que despreuves indiscutables que nous venons de mettre sous vos yeux,preuves morales, matérielles, scientifiques, vous prononcerez selonvotre conscience et rendrez le calme, par un verdict sévère, àcette ville troublée par le plus lâche et le plus monstrueux descrimes.

M. Lachaussée comptait certainement surce vieux cliché pour prendre sa revanche et obtenir quelquesapplaudissements à son tour ; mais, sauf par quelques murmurescomplaisants, le silence ne fut pas troublé, et l’honorableprésident donna aussitôt la parole àMe Langerol.

Le défenseur de Mme Deblain,l’un des plus brillants avocats du barreau de Vermel, était en mêmetemps journaliste et homme politique d’une grande valeur. Chef duparti réactionnaire dans le département, il portait ses opinions enquelque sorte gravées sur son visage, car il avait un peu le masqued’un Bonaparte.

C’était, de plus, un causeur d’infinimentd’esprit, impitoyable pour ses adversaires qu’il terrassait souventd’un mot, cela d’un air de bonhomie, en souriant. Toutnaturellement, il vivait en état d’hostilité constante avec leprocureur général ; car, s’il l’excusait d’être peu éloquent,si même, comme avocat, ayant souvent à le combattre, ils’applaudissait qu’il fût aussi peu redoutable, il ne luipardonnait pas d’avoir passé a la République après avoir été leserviteur dévoué de l’Empire.

Le procès actuel n’était pas fait pourrapprocher ces deux irréconciliables. Aussi attendait-on avec uneimpatience visible la plaidoirie du défenseur de la pauvre Rhéa,dans cette conviction que chacun avait qu’il ne ménagerait pasl’accusateur acharné de sa cliente.

Me Langerol se leva, pourdébuter en ces termes :

– Messieurs, après avoir entendu tous cestémoins qui vous ont affirmé avec tant d’énergie que la conduite deMme Deblain a toujours été irréprochable, qu’elleétait pour eux la plus douce des maîtresses et, pour son mari, lameilleure des épouses ; après ces explications saisissantes,démonstratives du savant docteur Maxwell, qui vous a prouvé queM. Deblain n’a pas été empoisonné par des sels de cuivre, quesa femme, conséquemment, ne peut être soupçonnée de lui avoir ôtéla vie, je me suis demandé ce qu’il me restait à vous dire pour ladéfendre de l’accusation d’un crime qu’elle ne pouvait avoircommis. Assuré que votre conviction était faite, je ne craignaisplus qu’une seule chose : l’éloquence de mon éminentadversaire.

« Peut-être sa logique puissante et sesdéductions habiles allaient-elles réédifier l’accusation croulanteet m’entraîner sur un terrain tout nouveau. Je n’ai donc pointperdu une seule de ses paroles. Je l’ai suivi attentivement danschacune des phases de son habile réquisitoire, me préparant à lalutte ; mais maintenant, tout à fait rassuré, je n’hésitepoint à déposer les armes, puisque je n’ai plus rien à combattre.Je vous rappellerai seulement ce que vous avez entendu, même, ducôté de l’accusation, surtout de ce côté : car c’est surtouten accusant Mme Deblain ainsi qu’elle vient d’êtreaccusée, qu’on l’a défendue plus éloquemment que je n’aurais pu lefaire.

« En effet, n’est-il pas démontré jusqu’àl’évidence que ma cliente n’a jamais manqué à ses devoirs ?Or, pour M. le procureur général, elle demeure une femmeadultère. N’est-il pas scientifiquement prouvé que Deblain n’a pasété empoisonné par des sels de cuivre, c’est-à-dire par le poisonque Mme Deblain aurait reçu de son complice ?Or, pour l’éminent organe du ministère public, elle reste uneempoisonneuse. Il faudrait tout au moins que mon honorablecontradicteur nous fît connaître le toxique dont elle s’est servie.L’arséniate de cuivre lui échappe, mais le champ des poisons est,hélas ! trop fertile. Nous sommes en face d’une accusationdont la bizarrerie est complète : un homme est mort d’un coupde feu, et on nous accuse de l’avoir tué d’un coup depoignard ; un malheureux a succombé presque subitement,emporté par une cause inconnue, et nous lui avons arraché la vie àl’aide du seul poison que nous aurions pu nous procurer ; maisce poison n’existe pas dans les organes du défunt, ou, du moins, ilne s’y trouve pas dans l’état où il y serait découvert si on enavait fait un usage criminel. Enfin le crime, s’il y a eu crime, aété commis à une heure où l’accusée était loin ; et M. leprocureur général, à bout d’arguments, est obligé de faire de macliente une amazone, enfourchant je ne sais quel fantastiquehippogriffe, au milieu de la nuit, sans être vue de personne, pourvenir accomplir son forfait et disparaître. Est-ce que vraimenttout cela est sérieux ?

« J’ai presque honte de discuter devantdes hommes graves de pareilles fables. SiMme Deblain n’est revenue à Vermel qu’à sept heuresdu matin, c’est que sa sœur n’avait plus besoin d’elle, maisqu’elle, Mme Deblain, avait besoin de repos ;et si les témoins dont mon éloquent adversaire n’accepte lesdépositions qu’avec ironie n’ont pas dit plus tôt ce qu’ils ontaffirmé tout à l’heure, sous la foi du serment, c’est toutsimplement parce que l’instruction avait négligé de les interrogersur ce point spécial. De plus, pouvions-nous supposer qu’il nousserait utile d’invoquer un incontestable alibi pour repousser uneaccusation que rien ne justifie, ni au moral, ni dans lamatérialité des faits. Mme Deblain est une honnêtefemme dans toute l’acception du mot, et ce n’est pas au nom del’humanité, ni en invoquant un doute possible que je compte survotre verdict d’acquittement, mais tout simplement au nom de lajustice et du bon sens. »

Me Langerol avait à peineprononcé ces derniers mots qu’une longue salve d’applaudissementséclatait, étouffant les murmures de ceux dont la haine pour lesaccusés semblait augmenter en raison directe des probabilités deleur acquittement.

Mais cette manifestation sympathique en faveurde l’éloquent défenseur de Mme Deblain prit finbrusquement, lorsqu’on vit que Me Georges Leblancse levait à son tour.

Ce dont personne ne s’était aperçu dansl’auditoire ; mais ce qui n’avait pas échappé à MM. Duretet Babou, placés sur l’estrade, on s’en souvient, c’est l’émotionviolente qu’avait éprouvée le président de la cour à la lectured’une lettre qu’était venu lui apporter l’huissier de service.

Il semblait que l’éminent magistrat eût hésitéun instant à donner la parole au défenseur de Barthey, et qu’il nes’y fût décidé qu’après avoir consulté rapidement sesassesseurs.

C’était la première fois qu’on allait entendreGeorges Leblanc à Vermel, où l’avait précédé une réputationd’esprit des plus fins, de même qu’on l’y connaissait déjà par sesbrochures politiques et ses romans humoristiques.

– Messieurs, dit l’élégant avocat, jesuis plus embarrassé encore que ne l’était, en commençant saplaidoirie, mon éloquent ami et confrère, car il a si habilement etsi complètement fait justice de l’accusation tout entière, qu’il nem’a rien laissé à discuter. Je ne puis en effet tenter de vousprouver que M. Félix Barthey n’est pas coupable d’unempoisonnement qui n’a pas été commis. Je ne puis le défendre d’uncrime qui n’existe pas ! Que l’honorable organe du ministèrepublic veuille bien nous présenter une victime des sels de cuivre,et je lui démontrerai aisément que mon client, tout en ayant eu ensa possession de l’arséniate de cuivre, n’aurait pu être unassassin ; mais, la preuve scientifique de la mort deM. Deblain par une autre cause étant faite, j’ai simplement àrépondre à mon honorable contradicteur : cherchez le coupablesi vous croyez à un empoisonnement, mais n’en accusez pas unhonnête et galant homme tel que mon client et ami. On a vraimentfait trop bon marché du passé, du talent et de l’honneur deM. Félix Barthey, que nous n’avons jamais eu l’intention defaire monter au Capitole ! Nous savons bien, monsieur leprocureur général, que vous vous seriez trouvé là pour vous yopposer !

À ces mots, il y eut dans l’auditoire unesorte de mouvement de surprise. On se demandait si on avait biencompris ; puis, la finesse du trait, lancé comme malgré luipar le brillant défenseur, fut saisie, et un rire généraléclata.

On pensait qu’il était vraiment difficile dedire plus spirituellement à quelqu’un, sans qu’il eût le droit dese fâcher : Vous êtes une oie !

M. Lachaussée n’avait peut-être pasentendu, ou, s’il avait entendu, peut-être n’avait-il pas voulucomprendre. Le nez dans son dossier, il prenait des notes, pour saréplique, sans doute, et M. de La Marnière semblaitprofondément absorbé. Depuis qu’il avait reçu la lettre dont nousavons parlé, sa physionomie avait pris une expression presquedouloureuse.

Quant au jeune avocat de Barthey, comme pourne pas permettre à l’effet qu’il avait produit de s’accentuerdavantage, il poursuivit aussitôt :

– Oui, monsieur le procureur général,quoi que vous en ayez dit, celui que votre accusation a conduit iciest devenu un grand artiste, après avoir été un vaillant soldat. Ilvous eût suffi, pour vous en convaincre, de jeter un regard dansles rangs des éminents fonctionnaires qui, de l’estrade où siège lacour, suivent ces débats, et vous auriez vu, sur le visage de l’und’eux, l’émotion poignante dont il était oppressé, pendant que l’ontraînait aux gémonies celui qu’il a décoré lui-même sur le champ debataille.

« En ce qui concerne le talent de FélixBarthey, dont vous ne faites pas plus grand cas que de sa valeurmilitaire, vous me permettrez de ne pas le discuter ici, mais dem’en rapporter de préférence à son juge naturel : le public,qui se dispute ses œuvres charmantes, qu’il y emploie ou n’yemploie pas du vert Véronèse. Ah ! vous ne vous doutiez guère,mon cher grand artiste, qu’en vous faisant adresser, par votremarchand de couleurs, de l’arséniate de cuivre, cela ferait de vousun empoisonneur, au lieu de vous laisser un peintre passionné pourles verts éclatants. Il est vrai que, si vous habilliez de rougevos personnages ; si, comme Vibert, vous peigniez descardinaux, le parquet de Vermel vous aurait accusé, sans doute,d’avoir empoisonné M. Deblain avec du sulfure ou du biodure demercure, toxiques plus terribles encore que l’arséniate de cuivre.Que voulez-vous, monsieur le procureur général, nous ne sommes plussoumis à l’ordonnance royale du 29 octobre 1846 ; lesfabricants de produits chimiques, sans le consigner sur un registread hoc, ce qui était une entrave à la liberté du commerce,peuvent aujourd’hui vendre aux artistes tous les sels que ceux-citransforment en couleurs, en les délayant, en les broyantsimplement avec un peu d’huile d’œillette. Vous ne saviez donc riende tout cela au parquet de Vermel ?

« Eh bien ! mon éloquent adversaire,vous le savez maintenant, et j’ai la conviction que, désormais,vous ferez moins rapidement un Desrues d’un Félix Barthey, deM. Félix Barthey que messieurs les jurés vont bien viterenvoyer à son atelier, avec toute liberté d’user à sa guised’arséniate de cuivre, dont il ne se sert que pour donner la vie àses tableaux et non pour mettre à mort ses amis. »

Me Leblanc avait à peineprononcé ces derniers mots, qu’il avait accentués de son fin etspirituel sourire, qu’une triple salve d’applaudissementsretentissait. La foule entière était convaincue ;M. Lachaussée ne savait plus quelle contenance prendre.

Quant à M. Babou, il avait prudemmentdisparu, sans doute dans la crainte de quelque éclaboussureoratoire du brillant avocat parisien.

M. de La Marnière, dont laphysionomie était restée grave, demanda alors à l’organe duministère public :

– Monsieur le procureur général a-t-ill’intention de répliquer ?

– Oui, monsieur le président, réponditaussitôt M. Lachaussée.

– J’aurai l’honneur de vous donner laparole dans quelques instants ; mais je dois d’abord faireconnaître à messieurs les jurés l’événement inattendu dont j’ai étéinformé au moment où Me Leblanc commençait saplaidoirie : M. le docteur Plemen ne pourra se présenterdevant la cour, il est mort subitement, il y a moins d’unedemi-heure.

Il est aisé de comprendre l’effet queproduisit cette nouvelle sur l’auditoire. Ce fut de la part de tousun cri de stupeur.

– Et j’ai le devoir, poursuivitM. de la Marnière, de donner publiquement lecture de ladéclaration que vient de me faire remettre M. le docteurMaxwell. Cette déclaration lui a été confiée par M. le docteurPlemen lui-même, pendant la suspension de l’audience. Voici cedocument :

« Je soussigné, docteur Erik Plemen,reconnais m’être entièrement trompé dans l’analyse chimique àlaquelle je me suis livré sur les organes de M. RaymondDeblain. Celui dont j’ai été l’ami pendant dix ans n’a pas succombéà un empoisonnement par des sels de cuivre, mais à une injectionhypodermique d’un extrait d’alcaloïdes cadavériques, que je lui aifaite moi-même par erreur, vers une heure du matin, dans la nuit du22 au 23 septembre dernier, alors que sa femme, qui m’avaitaccompagné à la Malle à dix heures du soir, était encore auprès desa sœur, qu’elle n’a quittée qu’au point du jour. C’est par orgueilprofessionnel que j’ai masqué cette horrible méprise dans monrapport médico-légal.

« Je ne pouvais croire que cette fauteinexplicable conduirait en cour d’assises deux innocents. J’endemande pardon à la justice, à Mme Deblain et àM. Félix Barthey. Au moment où je fais cette déclaration, jen’ai plus que quelques minutes à vivre, et il suffira de fairel’autopsie de mon cadavre pour y reconnaître les mêmes phénomènesde l’intoxication foudroyante à laquelle a succombéM. Deblain. »

Nous renonçons à peindre l’impression souslaquelle demeurait la foule. C’était tout à la fois de lastupéfaction et de l’épouvante. Elle osait à peine manifester sajoie de la preuve qui lui était donnée de la monstrueuse erreurjudiciaire qui avait failli se commettre.

Quant aux ennemis acharnés deMme Deblain, ils étaient altérés, muets, etbaissaient la tête.

Cependant M. Lachaussée s’étaitbrusquement levé.

– Monsieur le président, dit-il, enprésence de ce qui se passe, je pose des conclusions tendant aurenvoi de l’affaire à une autre session pour un complémentd’instruction.

L’auditoire fit aussitôt entendre un murmurede blâme.

– Nous prions la cour, s’écriaMe Langerol, de repousser les conclusions deM. le procureur général.

– La cour va en délibérer, messieurs,répondit l’honorable président.

Et, après avoir consulté ses assesseurs,l’éminent magistrat reprit de suite :

– La cour rejette les conclusions deM. le procureur général et ordonne la continuation desdébats.

Puis, gardant la parole, M. de LaMarnière poursuivit :

– Dans l’état des choses, messieurs lesjurés, je ne crois pas devoir faire le résumé de ces émouvantsdébats. Tous les incidents de cette audience sont bien certainementprésents à votre esprit. Je ne vous rappellerai pas même vosdevoirs, ce serait, pour ainsi dire, douter de votre caractère. Jeveux laisser à votre seule conscience le soin de vous dicter votreverdict. Voici la liste des questions auxquelles vous avez àrépondre. Vous pouvez vous retirer dans votre salle desdélibérations. L’audience est suspendue.

Toutefois, personne ne songeait à user decette autorisation de s’éloigner. On se doutait bien que les jurésne seraient absents que quelques instants. C’était pour ainsi direà demi-voix que les impressions s’échangeaient.

Seuls, conformément à la loi,Mme Deblain et Félix Barthey s’étaient retirés,mais pour trouver dans le couloir Mme Gould-Parker,qui s’était jetée au cou de sa sœur en s’écriant :

– Ah ! maintenant, tu nem’empêcheras plus de parler !

Et sans attendre la réponse de Rhéa, Jennytendit la main à Barthey en lui disant :

– Je suis veuve depuis plus de quatremois, mon ami ; je l’ai appris, il y a une heure à peine, parune dépêche de notre ministre à Paris. Mon mari est mort àShanghaï, après seulement quelques jours de maladie. Et vous,depuis près de trois mois, vous êtes en prison, ainsi que ma sœur,sous les tortures d’une accusation odieuse que j’aurais pu fairedisparaître d’un seul mot. Me pardonnerez-vous jamais malâcheté ? Rhéa m’avait fait jurer de garder lesilence !

L’artiste attira la jeune femme contre soncœur et lui répéta, d’une voix passionnée :

– Je t’aime ! je t’aime !

Heureusement que le vertueux premier présidentMonsel n’assistait pas à cette scène.

Ils étaient là ainsi, tous les trois, depuisquelques minutes seulement, la main dans la main, échangeant destendresses et des sourires, lorsque, tout à coup, ils entendirentde longs applaudissements que répétaient les échos de la salle desassises.

Puis, au même instant, l’huissier vint prierpoliment « Mme Deblain etM. Barthey » de reprendre leurs places dans lecompartiment des accusés.

Ils obéirent, mais, à peine eurent-ils franchile seuil de la boxe maudite, que les applaudissements et les bravoséclatèrent de nouveau, dominés par les hurrahs retentissants demaster Elias et du révérend Thompson.

Les huissiers ne pouvaient obtenir lesilence.

Cependant, il se fit enfin. Alors, s’adressantau greffier de la cour, M. de La Marnière luidit :

– Donnez connaissance aux accusés duverdict de MM. les jurés.

– La réponse du jury est : Non, àl’unanimité, sur toutes les questions, les accusés ne sont pascoupables ! prononça d’une voix ferme le greffier.

– En conséquence, vu le verdict du jury,reprit immédiatement l’honorable conseiller, la cour prononcel’acquittement de Mme Deblain et de M. FélixBarthey, et ordonne qu’ils soient mis en liberté, s’ils ne sont pasretenus pour d’autres causes. L’audience est levée.

Et saluant avec son exquise distinction, commes’il les quittait dans un salon de son monde, les victimes deMM. Lachaussée, Duret et Babou, M. de La Marnière secouvrit et se retira, suivi de ses assesseurs.

Ce fut aussitôt une inexprimable explosion dejoie dans la foule, qui ne voulait pas s’éloigner et témoignait sasatisfaction par de frénétiques acclamations.

Jamais dénouement de débats judiciairesn’avait aussi complètement soulagé la conscience publique.

Les amis, les simples connaissances de Rhéa etde Barthey s’étaient élancés vers eux et pressaient affectueusementleurs mains. Le général Sauvière avait quitté l’estrade avec uneagilité de jeune homme, pour venir embrasser son ancien engagévolontaire.

C’était une scène indescriptible.

Mme Deblain et sonpseudo-complice n’étaient plus retenus au banc d’infamie par uneaccusation aussi odieuse que stupide, mais par les témoignagesd’affection et de respect de tous.

C’est vraiment alors que l’éloquent procureurgénéral aurait pu dire qu’on élevait ses accusés au Capitole, maisil n’était plus là pour s’y opposer. Il avait disparu, ainsi queM. Duret, peut-être pour aller se consoler ensemble, et avecM. Babou, de leur honteux échec.

Mme Deblain et M. Bartheypurent enfin se retirer. Pour échapper à l’ovation de la foule, ilsdurent quitter la prison, après la levée de leur écrou, par uneporte dérobée.

Mais ce n’était, pour le public enthousiaste,que partie remise ; car, dans la soirée, jusqu’à près deminuit, devant le Lion-d’Or, ce ne furent que nouveauxapplaudissements et retentissants bravos.

Mme Deblain et le brave Eliasne réussirent qu’avec peine à empêcher le révérend Jonathan de seprésenter au balcon pour haranguer les manifestants.

Le digne clergyman voulait absolument profiterde cette excellente occasion pour débiter un de ses longs etmystiques discours.

Le lendemain, avant midi, plus de deux millepersonnes s’étaient inscrites à l’hôtel.

Lorsque le docteur Maxwell en sortit pour serendre à la gare, car il n’avait pas voulu retarder son départ d’unseul jour, il fut reconnu et on lui fit une véritable ovation.

La victoire du parquet de Vermel étaitvraiment complète !

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