Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 4SECRET PROFESSIONNEL

Depuisle matin, Mme Deblain était dans un état detristesse et d’énervement inexprimable. Sa sœur ne pouvait lacalmer.

Il est vrai qu’une lettre, qu’elle avait reçueau moment de son déjeuner, était bien de nature à lui causer unedouloureuse et longue émotion.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Ma bien chère amie, je voudrais vouscacher la terrible découverte que je viens de faire, mais il est demon devoir et de mon affection de ne pas garder le silence enversvous, bien qu’en vous écrivant, je viole le secret professionnel.Qu’est cela auprès des sentiments que je vous ai voués !

« Je vous en conjure, restez maîtresse devous. Votre mari n’a pas succombé à une maladie naturelle, mais àune mort violente, à un accident encore inexplicable pour moi.

« Qui a pu le faire supposer au procureurde la République ? je l’ignore ; mais le juged’instruction a été chargé de suivre l’affaire ; il a ordonnél’exhumation du corps de Raymond, et c’est moi qui ai reçu laterrible mission de fixer la justice sur les causes de son décèssubit. Or, j’ai constaté que Deblain a succombé à un empoisonnementpar le cuivre. Comment cela est-il arrivé ? Peut-êtreseulement par le fait de quelque négligence de votre cuisinier, carla pensée d’un crime ne saurait venir à personne.

« Vous le comprenez, n’est-ce pas ?si je n’ai point reculé devant l’horrible examen qui m’étaitdemandé, c’est d’abord parce que j’avais la conviction que lessuppositions du parquet, dont j’ai toujours été le médecin légiste,étaient erronées ; c’est parce que, si je m’étais récusé,cette triste opération aurait été confiée à l’un de mesconfrères ; enfin, si ensuite j’ai dit la vérité, c’est quebien certainement, dans le cas où j’aurais affirmé que le décès deRaymond n’était dû qu’à des causes naturelles, une secondeexpertise eût été ordonnée, dans le doute qu’on aurait pu avoir demon impartialité, et les causes réelles de la mort de votre marieussent été déterminées. Alors quelles suppositions n’aurait-on pasfaites !

« Il est impossible que la clef de cemystère ne nous soit pas donnée par l’examen des ustensiles decuisine ou de table dont on se sert dans votre hôtel.

« Quoi qu’il en soit, aussitôt aprèsavoir lu cette lettre, brûlez-la ; qu’il n’en reste pasl’ombre de traces, et comptez toujours sur l’aveugle dévouement decelui qui vous appartient tout entier.

« ERIK. »

Après avoir communiqué cette lettre à sa sœur,Rhéa, pour se conformer à la recommandation de Plemen, l’avaitdétruite ; mais, ne pouvant se remettre de l’émotion que luiavait causée l’horrible révélation du docteur, elle allait etvenait dans le parc, agitée, nerveuse, désespérée. Il fallut quePauline, sa femme de chambre, vînt la prévenir que le maîtred’hôtel avait sonné déjà deux fois pour le dîner.

Seulement alors, prenant le bras de Jenny,Mme Deblain se dirigea lentement vers le perron.Elle venait à peine d’en gravir l’escalier, lorsqu’elle entendit leroulement d’une voiture sur le sable des allées du parterre.

Fort intriguée, car elle n’attendait aucunevisite et ne voulait recevoir personne, elle traversa le hall, etau moment où elle en atteignait la porte vitrée, elle aperçutplusieurs individus qui pénétraient au rez-de-chaussée par l’entréede la façade.

Elle fit de suite quelques pas en arrière pouréchapper à ces visiteurs inattendus, dont elle ne s’expliquait pasla présence ; mais l’un d’eux, qui l’avait vue sans doute,ouvrit brusquement la porte, se dirigea vivement vers elle et luidit, en la saluant :

– Pardon, madame, mais c’est à vous quej’ai affaire.

– À moi ? répondit la jeune femmepour qui cet homme n’était pas tout à fait un inconnu ;seulement, dans la demi-obscurité du hall, elle ne parvenait pas àmettre son nom sur son visage. Qui êtes-vous ?

– Le commissaire central de Vermel.

– Ah ! oui, c’est vrai :M. Berton. Je ne vous reconnaissais pas. Excusez-moi. Que mevoulez-vous ?

– Madame, j’ai un mandat d’arrêt àexécuter contre vous. Le voici !

Le fonctionnaire, fort ému, présentait àMme Deblain une feuille de papier imprimée qu’ilavait tirée de la poche intérieure de son vêtement. Dans cemouvement, il avait découvert l’écharpe tricolore qu’il portaitautour de la taille.

– Un mandat d’arrêt ? Je necomprends pas !

– Cela veut dire, madame, que je vousarrête, au nom de la loi !

– Vous m’arrêtez, moi ! s’écriaRhéa, devenue d’une pâleur livide. Pourquoi ? Ah ! est-cequ’on croit que c’est moi qui ai empoisonnéM. Deblain ?

Elle s’était rapprochée de sa sœuratterrée.

Stupéfait de cette exclamation qui ressemblaitpour lui à un aveu, car l’Américaine n’avait pas même jeté les yeuxsur le mandat d’arrêt où, conformément à l’article 96 du Coded’instruction criminelle, le motif de l’arrestation était énoncé,le magistrat ne répondit qu’en ajoutant :

– Veuillez demander à votre femme dechambre un chapeau et un vêtement, car vous devez me suivre.

– Vous suivre ! Comment, desuite ?

– C’est impossible ! fit Jenny, enentourant Rhéa de ses bras.

– Il le faut, madame, répétaM. Berton.

– Permettez-moi, tout au moins, de monterchez moi, de m’habiller !

– Soit ! mais je dois vousaccompagner. Mes ordres sont formels ; ne me rendez pas mamission plus pénible en résistant.

Le secrétaire et les agents, qui étaientrestés jusque-là sur le seuil du vestibule, se rapprochèrent deleur chef.

– C’est bien, monsieur ! c’est bien,fit Mme Deblain en éloignant du geste ces hommes,je ne résiste pas. M’arrêter, moi ! Ah ! je vous le jure,cela coûtera cher à ceux qui m’infligent une semblable humiliation.Pauline, un chapeau, un manteau !

La femme, de chambre qui, sans oser prononcerune parole, assistait à cette triste scène, disparut pourobéir.

La veuve de Raymond avait retrouvé un peu decalme ; elle disait à sa sœur qui pleurait :

– Rassure-toi, ma Jenny ; je telaisse le soin de prévenir nos amis de l’acte odieux dont je suisla victime. Attends quelques jours avant de télégraphier à notrepère ; mais va toi-même à Paris pour faire part à notreambassadeur de ce qui se passe. Moi ! la fille d’EliasPanton ! Me soupçonner capable d’un crime !

En s’exprimant ainsi, la jeune femme selaissait coiffer par Pauline, et lorsqu’elle eut jeté un manteausur ses épaules, elle dit au commissaire de police, d’une voixferme, en se dirigeant vers la porte de sortie :

– Je suis prête, monsieur ;allons !

Le fonctionnaire paraissait plus embarrasséque sa prisonnière et moins pressé de partir. Aussi Rhéa luidemanda-t-elle :

– Eh bien ! monsieur,qu’attendez-vous ?

– Pardonnez-moi, madame, observa alorsM. Berton ; mais, avant de quitter cette maison, je doisy faire une perquisition en votre présence et apposer les scelléssur les pièces et les meubles que je n’aurai pas le temps devisiter.

– Faites !

– Veuillez m’accompagner.

– Par où voulez-vous commencer ?

– Par votre appartement particulier.

Mme Deblain prit le bras de sasœur et gagna le premier étage.

Le commissaire de police la suivait, avec sonsecrétaire et l’un de ses agents.

L’appartement de Rhéa se composait d’unboudoir, d’une chambre à coucher et d’un vaste cabinet de toiletteouvrant sur une salle de bain. Le tout meublé avec un grandluxe.

– Vous êtes chez moi, monsieur, dit-elle,après avoir pénétré dans la première de ces pièces.

Le magistrat l’examina rapidement. Il ne s’ytrouvait que des sièges, un piano, des consoles chargées d’objetsd’art, des jardinières remplies de fleurs et une grande table devieux laque, sur laquelle étaient une écritoire en argent niellé,tous les ustensiles nécessaires à la correspondance et un buvardouvert. Pas un seul meuble fermant à clef.

Après avoir feuilleté le buvard et s’êtreassuré qu’il ne contenait, ainsi que le tiroir de la table, quequelques papiers insignifiants, M. Berton priaMme Deblain de passer dans sa chambre àcoucher.

Rhéa obéit, mais sans réprimer un mouvement dedégoût à cette sorte de profanation de son domicile intime par desétrangers.

– Oh ! quelle honte !gémit-elle, en serrant fiévreusement les mains deMme Gould-Parker.

Le meuble de cette pièce était du plus purLouis XVI, en vieil acajou à filets de cuivre doré. Leslourdes tentures du lit, des portières et des fenêtres avaient étéfabriquées à Lyon sur des modèles du dix-huitième siècle. Les épaistapis venaient de Smyrne. C’était un adorable nid de femmeélégante. Mais M. Berton ne s’arrêta point à admirer toutcela ; il se dirigea de suite vers un merveilleux bahutitalien de la Renaissance, incrusté d’ivoire, aux tiroirs et auxcompartiments de toutes les formes.

En voyant le commissaire de police ouvrir cemeuble, Mme Deblain se rapprocha vivement de lui,en disant :

– Il n’y a là, monsieur, que des papiersde famille, des lettres de mon père et d’amis. Personne n’a ledroit de les lire.

– Aussi, madame, ne me le permettrai-jepas ; mais si vous ne m’autorisez point à m’assurer parmoi-même de l’importance de ces lettres, relativement auxrecherches que je dois faire, je les mettrai sous scellés et lesporterai à M. le juge d’instruction, qui n’en prendraconnaissance qu’en votre présence.

Tout en répondant ainsi, poliment, mais avecfermeté, le commissaire de police rassemblait les papiers qu’iltrouvait dans chacun des compartiments du meuble.

Les deux jeunes femmes le suivaientanxieusement du regard.

Soudain Jenny étouffa un cri et dit rapidementà l’oreille de sa sœur :

– Oh ! ses lettres, seslettres !

M. Berton venait de tirer de l’un destiroirs du bahut un paquet de lettres réunies par un fil d’or.

– Tais-toi, répondit rapidementMme Deblain ; tu sais bien qu’elles ne portentni adresse ni nom.

– Pouvez-vous me confier, madame, uneboîte dans laquelle j’enfermerai tout cela ? demanda lecommissaire de police.

– Tenez, faites, monsieur.

Rhéa avait vidé sur une table un coffret àbijoux d’où s’était échappée une fortune en bagues, bracelets etcolliers, et elle le tendait au magistrat.

Il y plaça toutes les lettres, le referma, enremit la clé à sa prisonnière et lui dit :

– Ce coffre ne sera ouvert que devantvous, je vous l’affirme. Maintenant, poursuivons.

Il passa dans le cabinet de toilette, maispour ordonner aussitôt à son secrétaire, qui avait jeté un coupd’œil sur les flacons de toutes formes qui garnissaient lestablettes de marbre :

Vous allez sceller les portes de cettepièce.

Et, priant Mme Deblain de lesuivre, il sortit pour redescendre au rez-de-chaussée.

Une demi-heure plus tard, après avoir faitapposer également les scellés sur l’appartement qui avait été celuide M. Deblain et aussi, à la stupéfaction deMme Gould-Parker, sur la chambre que Félix Bartheyoccupait lorsqu’il venait à la Malle, M. Berton fit monter saprisonnière en voiture et prit place, ainsi que son secrétaire, enface d’elle, après avoir commandé au cocher :

– Où vous savez.

Le magistrat laissait un de ses agents auchâteau comme gardien des scellés ; l’autre avait sauté sur lesiège.

Le fiacre contourna les massifs, franchit lagrille et reprit la route de Vermel.

La nuit était complètement tombée.

Les gens de la maison qui, tous, adoraientleur maîtresse, étaient douloureusement émus ; ils necomprenaient rien à ce qu’ils venaient de voir. Lorsque Pauline leseut mis au courant des causes probables de l’arrestation deMme Deblain, ils jetèrent des cris de colère etd’indignation.

– Ah ! si j’avais su ce que cesgens-là venaient faire ici, répétait le vieux concierge Ternier, jeles aurais écrasés contre ma grille au lieu de les laisser passer.Notre bonne dame, une empoisonneuse ! Les imbéciles !

Quant à Jenny, elle avait immédiatement donnél’ordre d’atteler un coupé. Elle voulait se rendre à Vermel pourvoir le docteur Plemen et télégraphier à M. Barthey qu’ellepartait par le premier train pour Paris et le priait de venirl’attendre à la gare.

Trois quarts d’heure après, la voiture étaitdevant la porte du savant médecin. Il reçut immédiatementMme Gould-Parker.

– Rhéa vient d’être arrêtée, luidit-elle, en entrant dans le cabinet de travail où le valet dechambre l’avait introduite.

Le médecin, qui était venu au-devant de lajeune femme, s’arrêta brusquement pour s’appuyer contre unmeuble.

– Mme Deblainarrêtée ! balbutiait-il. Pourquoi donc ?

– Je l’ignore, mais il me semble, carvous pensez si j’ai cru devenir folle, qu’on l’accuse d’avoirempoisonné son mari !

Erik jeta un cri d’horreur ! Puis, selaissant tomber sur un siège, il gémit :

– Et c’est moi, moi !

– C’est vrai, reprit Jenny, en serapprochant du docteur ; c’est vous qui avez constaté que monbeau-frère… Car j’ai lu votre lettre… Ah ! cela estaffreux !… Que faire, mon Dieu ! que faire ?

Plemen se releva brusquement, les yeux égarés,méconnaissable.

– Et ma lettre, qu’est-elledevenue ?… demanda-t-il.

– Rhéa l’a brûlée.

– Attendez-moi ici, je cours chez leprocureur de la République.

– Ce n’est pas tout : M. Bertona fait une perquisition à la Malle et a emporté les papiers qu’il atrouvés dans l’appartement de ma sœur, après avoir mis les scelléssur l’appartement de M. Deblain et même sur la chambre deM. Barthey.

– Sur la chambre deM. Barthey ? Dans quel but ?

– Je l’ignore.

– Ah ! il faut que je sache ce quetout cela signifie.

– Je voudrais télégraphier à Paris pourannoncer mon arrivée à M. Barthey. Je prendrai le train denuit, afin d’être demain matin à la première heure chez notrechargé d’affaires.

– Vous avez le temps ; le traindirect ne passe à Vermel qu’à une heure et il en est neuf à peine.Faites votre dépêche ; je vais l’envoyer par un de mesgens.

Il avait conduitMme Gould-Parker à son bureau. Elle y rédigearapidement ce télégramme :

« Félix Barthey, 46, rue d’Offémont,Paris.

« Événement des plus graves. Venezm’attendre à la gare à cinq heures du matin. – JENNY. »

– Là, c’est bien, dit, en s’emparant dela dépêche, le docteur qui avait sonné, Bernard va la porterlui-même.

Et comme son valet de chambre était venu desuite à son appel, il lui remit le télégramme en ordonnant de lefaire expédier sans retard.

– Quant à nous, madame, dit-il ensuite àJenny, du courage, ne perdons pas la tête ! Il n’y a, danstout ceci, qu’une erreur absurde. Comptez sur moi. Je sais oùtrouver M. Duret.

Au même instant, la porte de la pièce s’ouvritbrusquement pour livrer passage à Pauline.

– Madame ! s’écria cette femme, lapolice est dans l’hôtel. Au moment où j’allais y entrer, j’aireconnu M. Babou et le commissaire de police, celui qui étaittout à l’heure au château.

– M. Babou, le juged’instruction ? fit Plemen. Oui, c’est lui que celaregarde ; c’est lui alors que je vais voir le premier.

Il s’élança hors de son cabinet de travail,pour courir sonner à l’hôtel voisin. On lui ouvrit aussitôt.

– Où sont ces messieurs ?demanda-t-il au concierge qui, la physionomie bouleversée, setenait sur le pas de sa loge.

– Là-haut, répondit le brave homme, avecNicolas. Quelle aventure !

Le maître d’hôtel et le concierge étaient lesseuls domestiques que Mme Deblain eût en villedepuis la mort de son mari. Après avoir reçu une généreusegratification, Pierre, le valet de chambre de Raymond, avait étécongédié.

Plemen gravit rapidement l’escalier et trouvade suite celui qu’il cherchait.

Arrêté dans le fumoir qui précédait l’anciennechambre à coucher de M. Deblain, le juge d’instructiondemandait à Nicolas des renseignements sur la topographie del’appartement.

– Pardon, monsieur Babou ; un mot,je vous prie, lui dit Erik.

– Vous, docteur ! fit le magistrattout surpris de cette apparition et se laissant entraîner àl’écart ; savez-vous donc quelque chose de nouveau ?

– Je ne connais que l’arrestation deMme Deblain, répondit le savant ; on vient deme l’apprendre à l’instant, en même temps que votre présence ici,et j’accours bien vite pour vous prémunir contre quelque mépriseépouvantable.

– Une méprise ? Je ne vous comprendspas !

– On me dit que vous accusezMme Deblain d’avoir empoisonné son mari ?

– Oh ! je ne l’accuse pasencore.

– Alors, pourquoi…

– Permettez ! Vous avez constatévous-même que M. Deblain a succombé à un empoisonnement.

– C’est vrai ; mais non pas à uncrime !

– C’est là un point qui regarde lajustice seule.

– Songez donc que j’étais l’ami de cemalheureux, que je suis resté celui de sa veuve. Vous soupçonniezcette malheureuse femme, et c’est moi que vous avez chargé… Vous mefaites jouer là un rôle affreux ! Je vous avoue que si j’avaissu…

– Veuillez vous rappeler que je vous aiproposé de confier l’expertise à votre confrèreM. Magnier.

– C’est vrai ! Ah ! tout celaest épouvantable ! Voyons, monsieur Babou, attendez, n’allezpas plus loin. Mme Deblain n’est pas coupable, ellene saurait l’être.

– Qu’en savez-vous ? Croyez-moi,docteur, vous avez fait votre devoir, laissez-moi remplir lemien.

Et comme le juge d’instruction, après avoirprononcé ces mots d’un ton assez sec, avait fait un mouvement pourrejoindre ses auxiliaires, Plemen lui dit, en le retenant par lebras :

– Encore un instant je vous en conjure.Alors Mme Deblain est arrêtée, mais oùest-elle ?

– À la maison d’arrêt.

– Aux Carmes ?

– Sans doute.

– Cela est horrible ! Comment, surde simples soupçons, cette pauvre femme accoutumée au bien-être, auluxe, va être soumise au régime de la prison !

– La loi ne fait pas de distinction entreles prévenus. Si rien ne confirme mes présomptions, je mettraiMme Deblain en liberté ; dans le cascontraire, elle subira le sort commun. Je n’ai aucun motif pour latraiter avec plus de ménagements que qui que ce soit.

– Je crains, au contraire, que vousn’ayez quelque raison pour être tout particulièrement sévère enverselle.

– Docteur, je ne saurais, commemagistrat, admettre de pareilles insinuations… Vouspermettez ?

Ces mots dits avec morgue, M. Babouquitta brusquement Plemen, qui, après l’avoir suivi quelquesinstants d’un regard de mépris, redescendit l’escalier enmurmurant :

– Et c’est moi qui la leur ai livrée,moi, qui l’aime à donner ma vie pour elle ! Mais commentpeut-on la supposer coupable ? Rhéa en prison !

Et, rentrant chez lui, il se hâta de rejoindreMme Gould-Parker, après avoir donné l’ordre à sonvalet de chambre de faire atteler.

– Je viens de voir le juge d’instruction,dit-il à Jenny ; mais je n’ai rien obtenu de lui. J’ai peurqu’il ne soit ravi de l’occasion qui lui est offerte d’humilier unefemme telle que Mme Deblain. M. Babou n’estpas un malhonnête homme, mais il est vaniteux et sot. De plus, ilne doit pas agir de sa propre autorité ; il est trop prudentpour cela. Il a dû prendre les instructions du procureur général etdu premier président, ou du moins se mettre d’accord avec eux. Ilest évident qu’après avoir interrogé une seule fois votre sœur, ilsera bien forcé de lui rendre la liberté. Il n’y a donc rien àfaire ce soir, si ce n’est de nous assurer queMme Deblain ne manque de rien à la prison desCarmes. Je vais y courir. Je suis très lié avec le directeur de laprison. Il s’empressera, j’en suis certain, de veiller à ce quevotre sœur soit traitée avec tous les égards possibles. Etvous ?

– Moi, réponditMme Gould-Parker, je vous demande l’hospitalitéjusqu’à minuit. Vous pensez bien que je ne veux pas aller à l’hôtelpour rencontrer ces gens-là. Je serai à Paris demain matin, à cinqheures ; je trouverai M. Barthey à la gare, grâce à madépêche, et, dans la matinée, je verrai notre chargé d’affaires.C’est un ami de mon mari ; je lui raconterai ce qui se passe.Je ne doute pas qu’il ne se rende immédiatement chez votre ministrede la justice. Rhéa une empoisonneuse !

– Alors à tout à l’heure.

– Je vous attends.

Ainsi surnommée parce qu’elle avait étéconstruite sur les terrains occupés jadis, avant le décret du 18août 1792, par un couvent, la prison des Carmes était contiguë avecle palais de justice. Les deux édifices communiquaient, ce quiépargnait au moins aux prévenus le hideux transport dans lesvoitures cellulaires et rendait le service plus rapide.

La prison était tout à la fois une maison dedépôt, d’arrêt et d’internement pour les condamnés à des peines demoins de trois mois. De plus, l’une de ses divisions, complètementséparée des autres, était affectée aux femmes, sous la surveillancede sœurs de l’ordre de Marie-Joseph. La laïcisation n’avait pasencore passé par là.

Les magistrats de l’ordre judiciaire et lesdirecteurs des prisons savent, en effet, quelle confiance on peutavoir dans les religieuses. Quelle que soit l’humanité aveclaquelle ces saintes filles remplissent leurs fonctions sipénibles, elles sont à l’abri de toute séduction. Les prévenues lestrouvent toujours douces et compatissantes, mais muettes etincorruptibles. Il est sans exemple que l’une d’elles ait jamaismanqué à ses devoirs. Ces devoirs sont pour les Sœurs affectées auservice des prisons un nouvel acte de foi. On sait s’il en est demême pour les surveillantes laïques !

Le directeur des Carmes, M. Crosnier,ancien officier, était un vieux fonctionnaire, excellent homme, queles divers changements de ministère n’avaient pas atteint. Il étaitlà depuis déjà une douzaine d’années et connaissait toutVermel.

Aussi n’avait-il pu revenir de sa surprise,lorsque le commissaire central lui avait amenéMme Deblain, en lui transmettant l’ordre deM. Babou de la tenir au secret le plus absolu. Il n’en avaitpas moins obéi, mais il s’y était pris avec toute l’humanitépossible, et il venait à peine de rentrer dans son cabinet, aprèsavoir veillé lui-même à l’installation de sa nouvelle pensionnaire,quand on lui annonça Plemen, qu’il connaissait de longue date.

Il le reçut immédiatement et lui dit, envenant à sa rencontre :

– Je me doute bien, mon cher docteur, dece qui me vaut l’honneur de votre visite. Vous étiez très lié avecles Deblain ; que se passe-t-il donc ? Certains bruitsétaient venus jusqu’à moi, mais-je ne m’attendais certes pas àl’arrestation de la veuve de votre ami.

– Cette arrestation, mon cher directeur,ne m’a pas moins étonné que vous-même, répondit Erik, et, demain,la ville tout entière en éprouvera une vive indignation.M. Babou, que je viens de voir, soupçonneMme Deblain d’avoir empoisonné son mari.

– Il est réellement mortempoisonné ?

– J’en ai la certitude, puisque c’est moiqui ai eu le malheur, ne soupçonnant guère quelles seraient lesconséquences de mon expertise, de constater cet empoisonnement.Mais est-ce à dire pour cela que Mme Deblain estcoupable ? À moins que Deblain ne se soit suicidé, sa mort nepeut être que le fait d’une imprudence de l’un de ses gens.L’instruction éclaircira facilement ce mystère ; mais, enattendant, voilà cette malheureuse en prison préventive, peut-êtrepour longtemps. Comment supportera-t-elle les tortures morales etphysiques de cette détention ?

– Rassurez-vous tout d’abord et rassurezles siens en ce qui touche le côté matériel.Mme Deblain sera traitée ici avec tous les égardset tous les ménagements que mes devoirs me permettent d’avoir pourelle. Je me suis gardé de la soumettre aux mesures blessantes dontje suis souvent contraint d’user à l’égard des prévenus. Je lui aiépargné l’humiliation de la fouille, et je l’ai conduite moi-mêmedans une chambre de l’infirmerie, qui justement était libre et oùelle ne manquera de rien.

– Je vous remercie sincèrement.

– De plus, Mme Deblaincommandera elle-même ses repas et fera venir le linge et lesvêtements qu’elle voudra. Enfin, je l’ai spécialement recommandée àcelle de nos religieuses que j’ai commise à sa garde : sœurSainte-Anne. C’est une femme intelligente et bien élevée ;elle couchera dans une pièce voisine, afin de pouvoir accourir àson premier appel, et nul de mes surveillants, sauf aux heuresréglementaires de l’inspection, ne pénétrera dans sa cellule. Sadétention, d’ailleurs, ne pourra durer bien longtemps.

– Je ne sais comment vous exprimer toutema gratitude.

– Je ne fais que mon devoir.

– Dans quel état d’esprit étaitMme Deblain ?

– Elle m’a paru plus humiliée, plusindignée qu’affectée. Lorsque je l’ai laissée aux mains de sœurSainte-Anne, il n’y a que quelques instants, elle étaitparfaitement calme.

– Allons, il est encore heureux que cettepauvre amie ait affaire à un homme tel que vous ! Oh !c’est une femme énergique et qui ne se laissera pas abattre. Encoremerci, cher monsieur Crosnier ! Si vos fonctions vous lepermettent, faites savoir à Mme Deblain que sesamis ne l’abandonnent pas.

Et, après avoir serré dans ses mains brûlantescelles du directeur de la prison, le docteur Plemen en prit congépour rejoindre bien vite Mme Gould-Parker.

Au moment où son coupé s’arrêtait devant saporte, il reconnut le juge d’instruction et ses auxiliaires quisortaient de l’hôtel Deblain.

Après une perquisition sommaire dans lesappartements du premier étage, perquisition qui n’avait donné aucunrésultat intéressant, M. Babou s’était contenté de faireapposer les scellés sur toutes les ouvertures de ces appartements,ainsi que sur les portes et les fenêtres de la cuisine et surcelles de la salle à manger.

Il se promettait de poursuivre cette opérationd’une façon plus complète après avoir interrogéMme Deblain, ce que la loi lui commandait de fairedans les vingt-quatre heures.

À une heure du matin, un peu rassurée sur lesort de sa sœur, Jenny prit le train-poste pour Paris. Quelquesinstants plus tard, Plemen, qui l’avait conduite à la gare,rentrait chez lui, où, seul, ne craignant plus sans doute de trahirses impressions, il s’écriait d’une voix étranglée, en se jetantdans un fauteuil :

– Et c’est moi qui suis la cause de toutle mal ! Ah ! je le jure bien, ils ne la condamnerontpas, dussé-je payer son salut de ma vie. Si cela arrive, ilsn’auront pas un docteur Plemen pour découvrir le poison dont je meserai servi !

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