Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 2LE MYSTÈRE

Lelendemain, vers huit heures du matin, au moment où le cocher Dumontet les palefreniers, leur travail terminé, rentraient les voituresdans les remises et les chevaux aux écuries, en même temps queNicolas, le maître d’hôtel, aidé du valet de pied, rangeaient dansla salle à manger, on entendit un cri d’horreur au premier étage,puis des pas précipités dans le grand escalier, et le valet dechambre de M. Deblain apparut au rez-de-chaussée, pâle, lesyeux hagards, se soutenant à la rampe.

– Monsieur… ah ! monsieur,bégayait-il, en s’adressant aux domestiques que le bruit avaitattirés dans le vestibule, monsieur est mort, on l’aassassiné ! Vite, bien vite ! Allez chercherM. Plemen !

Sans demander nulle autre explication, carRaymond était adoré de ses gens, Nicolas, épouvanté, s’élança àtravers le jardin pour gagner plus rapidement l’hôtel voisin ;mais il revint aussitôt sur ses pas.

Par un hasard malencontreux, la porte decommunication était fermée. Il se fit alors ouvrir la porte de larue et s’en fut chez le docteur.

Là, on lui répondit que M. Plemen étaitparti pour Paris par le train de sept heures vingt, c’est-à-diredepuis déjà près d’une heure. On ignorait s’il reviendrait le jourmême.

Un instant interdit, le maître d’hôtel hésita,puis pensant qu’il ne pouvait rentrer à la maison sans un médecinet se souvenant d’avoir vu souvent à l’hôtel le docteur Magnier,l’un des praticiens les plus honorables de Vermel, il courut chezlui.

Justement M. Magnier ne demeurait qu’àquelques pas plus loin, sur le même boulevard.

Pendant ce temps-là, Pauline, la femme dechambre, effrayée par les cris de Pierre, était allée réveiller samaîtresse, sans oser lui répéter toutefois ce qu’elle avaitentendu, et la jeune femme, après avoir jeté un peignoir sur sesépaules, s’était hâtée de passer chez son mari, en traversant lescabinets de toilette qui séparaient leurs appartementsrespectifs.

Mais, arrivée dans la chambre deM. Deblain et près de son lit, Rhéa fut saisie d’une telleépouvante, que, pendant quelques secondes, elle demeura commeparalysée.

Les yeux éteints, la face à peine convulsée,les lèvres entr’ouvertes, les bras étendus sur sa couverture desoie, le malheureux était couché sur le dos, le buste à demi horsdu lit, la tête penchée sur sa poitrine. On eût dit qu’il n’étaitqu’endormi.

Cependant, surmontant son émotion,l’Américaine souleva son mari pour le replacer la tête sur lesoreillers et prit sa main ; mais, en la sentant glacée, ellela laissa retomber et, jetant un cri d’angoisse, s’affaissa sur unsiège, tremblante et répétant d’une voix étranglée :

– Raymond, mon pauvre Raymond !Qu’on aille chercher M. Plemen ! Tout de suite,courez ! Où est Pierre ?

– Pierre doit être parti chez le docteur,madame, répondit la femme de chambre.

– Mais non, j’y pense, M. Plemendevait s’absenter aujourd’hui. Envoyez chez un autre médecin,n’importe lequel ! Tout n’est pas fini peut-être !Oh ! non, ne me laissez pas seule ! Sonnez le maîtred’hôtel.

Pauline, que la peur affolait, obéit.

Au même instant, le valet de chambre apparutsur le seuil de la pièce en disant :

– M. Plemen n’était pas chezlui ; mais voici M. Magnier, que Nicolas est alléchercher.

La jeune femme s’élança au-devant du docteuret lui montra de la main M. Deblain. Elle ne pouvait plusprononcer un mot.

M. Magnier s’approcha vivement du lit, sepencha sur celui qui y était étendu ; puis se redressantpresque aussitôt, après seulement quelques secondes d’examen, il seretourna, la physionomie douloureusement émue, versMme Deblain et lui dit :

– Vous devriez rentrer chez vous,madame.

– Comment ! fit d’une voix gutturalel’Américaine qui n’avait pas quitté des yeux le médecin et,défaillante, s’appuyait sur le dossier d’un fauteuil.

– Votre mari a succombé à une congestionou à une angine de poitrine, il y a déjà quelques heures, réponditle praticien.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! s’écria Rhéa, en se jetant à genoux auprès du lit.

Et, saisissant une des mains du défunt, elle yimprima tendrement ses lèvres.

– Je vous en conjure, reprit le médecinen la relevant doucement, épargnez-vous ce triste spectacle. Venez.Hélas ! vous n’y pouvez plus rien !

– Est-ce donc possible ? Mort !mort ! mon pauvre Raymond, répétaitMme Deblain pendant que M. Magnier, son brassous le sien, la conduisait dans sa chambre à coucher.

Là, s’affaissant dans un fauteuil, elle éclataen sanglots.

– Voyons, madame, fit le docteur, ducalme, je vous en supplie. Oh ! pleurez, cela vous soulagera,mais restez chez vous, ne vous occupez de rien. Je vais donner lesordres nécessaires.

– Merci, cher monsieur, merci, réponditRhéa à travers ses larmes. Faites télégraphier, je vous prie, àM. Plemen. Il est parti pour Paris ce matin. Quelle douleurpour lui aussi ! Il l’aimait tant ! Ah ! c’esthorrible ! horrible ! Je veux l’embrasser encore unefois !

Elle s’était brusquement levée, mais lesforces lui manquèrent. Elle retomba aussitôt suffoquant, semblantprès de défaillir.

De sa main tremblante, elle soulevait sesbeaux cheveux que les pleurs plaquaient sur son visage. Sondésespoir était navrant !

M. Magnier ne la quitta que lorsqu’il lavit plus calme et après avoir recommandé à Pauline de veiller surelle et de l’envoyer chercher de suite, si cela lui paraissaitutile. Il avait à remplir le devoir d’indiquer au valet de chambrequels derniers services il devait rendre à son maître.

Moins d’une heure plus tard, toute la villeconnaissait la mort de M. Deblain et cet événement y causaitla plus vive émotion. Non seulement le grand industriel était fortestimé à Vermel, mais il n’y comptait que des amis, pour ainsidire, malgré les critiques dont sa faiblesse envers sa femme étaitl’objet, malgré même les jalousies qu’avait fait naître le luxe desa maison depuis son mariage.

Encore sans détails sur les causes d’une finaussi subite, on l’attribuait à une attaque d’apoplexie, à larupture d’un anévrisme, à une congestion, accidents qui avaient dûêtre amenés par les fatigues excessives que supportait, depuis unequinzaine de jours, M. Deblain, déjà souffrant avantl’ouverture de cette campagne électorale dans laquelle il s’étaitlancé un peu malgré lui. Personne n’ignorait qu’en posant sacandidature, il n’avait fait que céder à l’ambition de celle quiportait son nom.

De là, pour les ennemis de celle-ci, àl’accuser d’avoir causé la mort de son mari, par sa folle conduiteet ses excentricités, il n’y avait qu’un pas.

Il devait être rapidement franchi, surtout parMme Dusortois. En arrivant à l’hôtel, vers dixheures et demie, celle-ci ne songea pas un instant à demanderMme Deblain, mais courut à la chambre de son neveu,se jeta en pleurant sur son corps glacé, déjà paré pour le tombeau,et s’écria, devant la Sœur de la Compassion qui, appelée à la hâte,priait agenouillée :

– Mon cher Raymond ! mort sans lesecours de la religion ! Ah ! j’avais bien dit que cetteAméricaine lui porterait malheur ! Que Dieu ait pitié de sonâme !

– Madame, lui observa timidement lareligieuse, M. le curé de la paroisse a béni le corps dudéfunt. On ne doit jamais douter de la miséricorde divine. Prenezgarde, sa pauvre veuve qui est là, chez elle, désespérée, pourraitvous entendre.

Ces mots suffirent sans doute pour fairecomprendre à Mme Dusortois qu’elle devait tout aumoins mesurer ses paroles dans cette maison d’où, malgré saparenté, elle pouvait être chassée par celle qui en était lamaîtresse plus que jamais, car elle prit dévotement la branche debuis qui trempait dans le vase rempli d’eau bénite et en aspergeale corps, d’ailleurs avec la conviction de remplir un saintdevoir.

Si acariâtre que fût la tante deMme Deblain, sa religion était sincère ; on nepouvait, du moins, l’accuser d’hypocrisie en semblable matière.

Cela fait, s’armant de courage pour dissimulerses sentiments réels, elle fit dire à sa nièce qu’elle désirait lavoir.

Rhéa, toute à sa douleur, ne se souvenait pasou ne voulait plus se souvenir, en un pareil moment, des mauvaisprocédés dont elle avait toujours été victime de la part de latante de son mari ; elle lui fit répondre qu’elle étaittouchée de sa visite et vint à sa rencontre jusque sur le seuil desa chambre à coucher.

Le visage de la jeune femme était à ce pointdéfait, le chagrin s’y lisait si grand, si profond, queMme Dusortois eut un instant de remords.

– Ma chère enfant, ma pauvre nièce !lui dit-elle en l’embrassant avec une sorte d’affection. Quelhorrible malheur !

– Épouvantable ! réponditMme Deblain d’une voix entrecoupée et en faisantasseoir sa tante auprès d’elle, sur une chaise-longue. Raymondétait souffrant depuis quelques jours, mais qui aurait pus’attendre !… Et seul, mourir seul, au milieu de lanuit !

– Comment, seul ! fit la vieilledame toute surprise. Vous n’étiez pas près de lui, il n’a pasappelé à son secours ?

– Non. C’est ce matin seulement, à huitheures, que Pauline, en m’éveillant…

– Hier soir, à quelle heure avez-vousdonc quitté Raymond ?

– À quelle heure ? À… à neuf ou dixheures, je crois.

– Vous ne vous couchez jamais si tôt.

– C’est vrai ; mais nous étions toustrès fatigués.

– Tous ?

– Oui, le docteur Plemen était rentréavec Raymond de la réunion publique…

– M. Barthey, sans doute, étaitégalement avec vous ?

– M. Barthey ? Non. PourquoiM. Barthey ? Il a dû partir hier matin pour Paris.

Mme Deblain avait siétrangement bégayé cette dernière phrase que sa tante s’étaitaperçue de son embarras.

– Et M. Plemen, dit-elle, lui aussiest absent, à ce qu’il paraît ?

– Malheureusement ! S’il avait étélà, il aurait sauvé son ami… Ah ! vraiment, il me semble queje fais un horrible rêve !

En proie à une nouvelle crise nerveuse, elleavait laissé tomber sa tête sur l’épaule deMme Dusortois et pleurait à chaudes larmes.

– Allons, du courage, mon enfant, ducourage, dit, après un instant de silence, la mère de Berthe ;mais vous avez raison, c’est horrible ! Mourir ainsi, seul, aumilieu de la nuit, sans personne, sans une main amie pour luifermer les yeux, sans un prêtre à son chevet ! Si rapidementque la mort l’ait frappé, quelles angoisses ont dûl’étreindre ! Et vous n’avez rien entendu ?

– Rien ! Nos chambres, vous lesavez, sont séparées par deux cabinets de toilette ; lesportes en étaient peut-être fermées. Mais, s’il avait jeté un cri,un seul, est-ce que je ne serais pas allée à son secours !Est-ce que je l’aurais laissé mourir !

– Enfin, il faut vous résigner.Voulez-vous que je m’occupe de tout, de régler les obsèques,d’envoyer les lettres de faire part ?

– Oh ! oui, je vous en prie !Je n’en aurais pas le courage. Que vous êtes bonne !Pardonnez-moi si je n’ai pas toujours été pour vous ce que j’auraisdû être.

– Ne parlons pas de tout cela, maiscomptez sur moi. Surtout ne perdez pas courage. Je vais m’installerici pour vous épargner des soins trop pénibles. Ne suis-je pasvotre plus proche parente, la propre sœur de la mère de notrepauvre Raymond ?

En s’exprimant ainsi,Mme Dusortois embrassait Rhéa avec tous les dehorsd’une véritable tendresse.

La jeune femme en était vraiment touchée. Sesentant moins seule, moins abandonnée, elle remerciait sa tante, àtravers ses sanglots.

Celle-ci se fit, en effet, dès ce moment, lamaîtresse de la maison. Lorsque le médecin de la mairie vintconstater le décès de M. Deblain, c’est elle qui reçut sadéclaration, et, le soir, vers sept heures, quand sa nièce voulutdire, à celui qui n’était plus, un suprême adieu, ce fut avec elleque la veuve s’agenouilla pour prier.

La malheureuse était là depuis déjà unedemi-heure, refusant de rentrer chez elle, lorsque la porte de lachambre s’ouvrit brusquement.

Elle se releva, ainsi queMme Dusortois.

Le docteur Plemen était sur le seuil de lapièce, tête nue, livide, n’osant faire un pas en ayant.

Rhéa étendit la main vers lui.

Après avoir hésité quelques secondes, ils’avança brusquement, répondit à son étreinte, s’accouda sur lechevet du lit, y demeura quelques instants, ses yeux semblant nepouvoir se détacher du défunt, puis tout à coup il se redressa et,saisissant sa tête à deux mains, comme pour y retenir la raisonprête à s’en échapper, il poussa un cri guttural et s’enfuit.

– Ah ! il l’aimait bien ! gémitl’Américaine en retombant à genoux.

Quarante-huit heures plus tard, deux millepersonnes accompagnaient M. Deblain à sa dernière demeure, etces obsèques d’un homme riche, honoré, heureux, mort subitementdans la force de l’âge, causèrent une émotion d’autant plus viveque, sur tout le parcours du convoi, les grandes affiches posées envue de sa candidature rappelaient son nom et semblaient dire, parune ironie amère, combien chacun ici-bas a peu droit de compter surle lendemain.

Tout naturellement cette disparition ducandidat conservateur réveilla le courage des radicaux, surtoutlorsqu’ils surent que le docteur Plemen, sollicité par ses amis,avait repoussé avec une sorte d’horreur l’idée de remplacer celuipour qui il s’était effacé.

Ceux que la politique n’aveuglait pasapprouvèrent cette délicatesse de l’éminent praticien que ladouleur accablait à ce point qu’il ne voulait plus sortir de chezlui que pour l’accomplissement de ses devoirs professionnels.

Quant à Rhéa, le soir même de l’enterrement deson mari, elle s’était retirée à la Malle, où elle était décidée àpasser les premiers mois de son deuil.

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