Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 12ENTRE DOCTEURS

Aprèsavoir traversé la salle des pas-perdus, où la foule, surexcitée,commentait les incidents de l’audience et les phases des débats,Maxwell sortit rapidement du palais de Justice pour sauter dans unevoiture de place, en donnant au cocher l’adresse du docteurPlemen.

Cinq minutes après, le fiacre s’arrêtaitboulevard Thiers, à la porte de l’hôtel du savant praticien.

L’Américain sonna ; on lui ouvritaussitôt. Un valet de pied se tenait devant la loge du concierge.Il lui remit sa carte, le chargeant de la porter de suite à sonmaître.

– Monsieur est malade et ne reçoitpersonne, répondit le domestique.

– Je sais que mon confrère est souffrant,en effet, reprit l’ami d’Elias Panton, mais j’ai une communicationdes plus importantes à lui faire, et je ne doute pas que, pour moi,il ne lève la consigne.

Le mot « confrère » ne permettaitpas au serviteur d’hésiter à obéir. Il s’agissait sans doute d’uneconsultation urgente. Or, dans ce cas particulier, Plemen, alorsmême qu’il reposait ou travaillait, était toujours à la dispositionde ceux qui demandaient son concours. Tous ses gens lesavaient.

Le valet de chambre introduisit alorsl’étranger dans un grand salon, au rez-de-chaussée, et, le priantd’attendre, il passa dans le cabinet du médecin.

La pièce où se trouvait Maxwell prenait joursur le jardin ; de la fenêtre dont il s’était approché, ilaperçut, dans le mur mitoyen, la petite porte qui mettait encommunication l’hôtel du docteur avec celui des Deblain. Enexaminant cette issue, il hocha la tête et ses lèvres esquissèrentun sourire étrange.

Il était là depuis quelques minutes,impatient, la physionomie plus grave que jamais, quand le valet depied revint et lui dit :

– Si monsieur veut bien prendre la peined’entrer.

Redevenant aussitôt complètement maître delui-même, Maxwell franchit en quelque sorte d’un bond les doublesportes qui séparaient le salon de la pièce où son confrèrel’attendait ; mais, lorsqu’il eut refermé ces portes derrièrelui, il ne put réprimer un mouvement de stupeur, en reconnaissantErik Plemen dans l’homme livide, amaigri, aux regards fiévreux, quise tenait debout, auprès de sa table de travail, s’appuyant sur ledossier d’un siège, comme s’il allait défaillir.

Le docteur, en effet, était horriblementchangé. Depuis un mois, il avait vieilli de dix ans. Ses yeuxétaient caves, ses traits tirés, ses pommettes saillantes.

– C’est bien moi, monsieur, dit-il, d’unevoix gutturale, en s’apercevant de la surprise qu’éprouvait sonvisiteur ; c’est bien moi, si méconnaissable que je sois. Jevous attendais. Une seule chose m’étonnait, c’était de ne pasencore vous avoir vu.

– Vous savez donc, monsieur, ce quim’amène ? demanda Maxwell.

– Puisque je viens d’avoir l’honneur devous dire que je vous attendais. Néanmoins, je vous écoute.

Et, lui faisant signe de prendre place dans unfauteuil, il s’assit lui-même, lourdement.

Après s’être recueilli pendant quelquessecondes, l’étranger prit la parole :

– Monsieur, dit-il d’une voix ferme, sije ne suis pas venu vous voir plus tôt, c’est que j’espérais quecette visite serait inutile. Il me paraissait impossible quel’instruction ouverte contre Mme Deblain ne seterminât point par une ordonnance de non-lieu. Tout au contraire,vous le savez, la veuve de celui qui était votre ami a été envoyéeen cour d’assises, ainsi que l’homme qu’on accuse d’être soncomplice. On les juge en ce moment et malgré les preuves multiplesde l’innocence de Mme Deblain, malgré l’éloquencede son défenseur, il se pourrait qu’elle fût condamnée. Sacondamnation entraînerait celle de M. Félix Barthey.

« Si, au contraire, ces innocents sontacquittés, il restera toujours un doute dans l’esprit descalomniateurs, peut-être même dans l’esprit de leurs juges.Lorsqu’un crime a été commis, l’opinion publique veut un coupable,et lorsque celui qui a été traduit devant la justice en raison dece crime est renvoyé indemne, il n’en reste pas moins flétri auxyeux de bon nombre de gens, si le véritable criminel demeureinconnu. Vous me comprenez.

– Continuez, je vous prie, fitPlemen.

– Vous seul pouvez sauverMme Deblain. Vous savez bien que cette malheureusefemme, que vous avez aimée, n’a pas empoisonné son mari. Votre amin’a point succombé à l’absorption de sels de cuivre, car le cuivreque nous avons retrouvé, vous et moi, dans ses organes soumis àl’analyse, n’existait pas en quantité assez considérable pour avoirpu causer sa mort, en supposant même que ces sels soient un poisonassez violent pour jamais foudroyer. Quant à de l’arsenic, ni vousni moi n’en avons pu découvrir que ce qui se trouve dans tout corpshumain.

« L’empoisonnement par des sels de cuivreet de l’arsenic n’a donc pas eu lieu. La preuve, c’est quelorsqu’il vous a été livré, le corps était déjà dans l’état dedécomposition où je l’ai vu moi-même, trois semaines plus tard, etqu’il contenait, au moment où je l’ai examiné, de nombreusesptomaïnes cadavériques. Or, vous le savez mieux que moi, laformation de ces alcaloïdes humains ne peut se produire dans uncadavre saturé d’arsenic et de cuivre, qui le préservent, pendantun certain temps, d’une décomposition rapide. Et cependant ce corpsrenfermait du cuivre, puisque, comme vous, j’en ai découvert. Maisen renfermait-il au moment où la vie l’a abandonné ? Vous seulpourriez me le dire. Quant à moi, j’affirme que, vivant,M. Deblain n’avait dans ses organes que le cuivre qu’onrencontre dans tous les corps, à l’état normal.

Jusque-là, le docteur Plemen, les regardsvoilés, était demeuré impassible ; mais, à ces derniers mots,il sembla sortir brusquement de sa torpeur, et ses yeux se fixèrentsur son confrère, intelligents, interrogateurs, comme pour le prierde poursuivre.

Maxwell reprit :

– M. Deblain, toutefois, n’en estpas moins mort empoisonné. Par quel toxique ? C’est vous-mêmequi m’avez mis sur la trace de ce poison !

Erik ne put réprimer un mouvement desurprise.

– Vous-même, répéta le défenseur de Rhéa.Le 23 septembre, vous avez présenté à l’Académie de médecine untravail des plus complets et des plus savants sur les anesthésiqueset les ptomaïnes. Dans ce travail, dont je me suis procuré unecopie, car il n’est pas encore imprimé, vous démontrezsuccessivement, avec l’autorité de votre immense savoir, lesconditions dans lesquelles se forment les alcaloïdes, leurspropriétés toxiques et le moyen d’en découvrir les traces dans lescorps où ils ne seraient pas nés, mais où ils auraient agi commepoison, après avoir été absorbés durant la vie. De plus, vousajoutez que quelques gouttes d’une solution de ces ptomaïnespeuvent causer une mort rapide, à peine douloureuse, agissant commecertains poisons végétaux, le curare, par exemple, en déterminanten quelques minutes la paralysie du cœur. Et cette fin sera plusfoudroyante encore si le poison a été administré à l’aide d’uneinjection hypodermique. Or, M. le docteur Magnier, appelé le23 septembre au matin, n’a constaté aucune trace de souffrance surles traits de M. Deblain, qui était mort depuis plus de sixheures. On n’a pas retrouvé l’instrument de Luër, avec lequel lemalade se faisait des piqûres de morphine. Le malheureux n’a doncpas lutté, n’a pas appelé à son secours et, conséquemment, safemme, dont l’appartement est contigu avec le sien, n’a pu êtreréveillée par ses plaintes.

– Mme Deblain !Peut-être n’était-elle pas à l’hôtel, s’écria Plemen, comme malgrélui.

– Je sais qu’elle était absente. Victimeà la Malle d’un accident qui pouvait avoir des suites graves,Mme Gould-Parker l’avait envoyé chercher, et vousêtes parti avec elle, pour le château, vers dix heures. Vous enêtes revenu, vous, après minuit, tandis queMme Deblain n’est rentrée chez elle qu’au point dujour. Tout cela est affirmé par plusieurs témoins, mais tous cestémoins, sauf un seul, sont ses domestiques, et il se peut que lejury ne croie pas à leurs déclarations. Ce n’est donc point unalibi, qui peut être repoussé, que la défense veut opposer àl’accusation, mais une preuve indiscutable de l’innocence de cettemalheureuse femme. Cette preuve, je l’ai déjà faitescientifiquement, en démontrant que M. Deblain n’a pu êtreempoisonné par des sels de cuivre ni par de l’arsenic, et c’est àvous que je viens demander de fournir une preuve juridique, en menommant le coupable. Ce coupable, vous le connaissez, puisque lerapport médico-légal que vous avez remis au parquet n’a été rédigéque dans le but d’égarer la justice. Est-ce qu’un savant tel quevous, à moins qu’il n’y ait intérêt, peut se tromper ainsi que vousl’avez fait ! Est-ce vrai, tout cela, monsieur le docteurPlemen, l’auteur de ce travail sur les anesthésiques et lesptomaïnes, dont la lecture a si justement émerveillé l’Académie demédecine, dans sa séance du 23 septembre dernier ?

– Oui, tout cela est exact, tout cela estvrai, répondit, d’une voix stridente, l’ancien ami de Raymond, enquittant brusquement son siège.

Son visage était empreint d’une sorted’énergie sauvage.

– Le coupable, alors ? fitMaxwell.

– Vous pensez bien que je ne vouscacherai pas son nom, puisque je vous ai laissé parler et que vousêtes ici, vivant, seul avec moi, c’est-à-dire en face d’un hommequi vous attendait et pouvait, en vous brûlant la cervelle, sedéfaire de vous.

L’Américain, les bras croisés sur sa poitrine,n’accueillit ces mots que par un sourire ironique.

– Mais vous êtes brave, repritPlemen ; vous êtes venu sans crainte ; vous avez bienfait. Vous ne supposez pas que j’aurais laissé condamnerMme Deblain ou qu’après sa condamnation, si ceuxqui la jugent avaient été assez aveugles pour la prononcer, jen’aurais pas rendu sa réhabilitation éclatante. Mais j’attendaislâchement ; j’espérais que les débats se poursuivraient à lahonte de ses accusateurs. Toutefois, vous avez raison, il ne fautpas que l’ombre d’un soupçon puisse jamais la souiller. Alors,écoutez-moi. Oh ! cela est épouvantable, mais je veux toutvous dire ! Oui, tout ! Cet horrible secret m’oppressedepuis trop longtemps !

Impassible comme un inexorable justicier,Maxwell s’appuya contre un des corps de la bibliothèque et ledocteur poursuivit, en précipitant ses paroles :

– Six mois à peine après l’arrivée deMme Deblain à Vermel, je l’aimais déjà ; maisje croyais que j’aurais la force d’étouffer en moi cette passiondoublement coupable, puisque son mari était mon ami. Il n’en futrien, je luttai vainement ! Vainement je me réfugiai dans letravail et dans l’isolement. Par une implacable fatalité, c’étaitRaymond lui-même qui m’attirait chez lui, c’était sa femmeelle-même qui me reprochait de les négliger tous deux. Je résistaiainsi pendant une année tout entière ; mais le jour où je crusque Mme Deblain en aimait un autre, que cet autre,Félix Barthey, était son amant, ce jour-là je voulus espérerqu’elle serait également à moi ; je devins jaloux et lacherchai avec plus d’ardeur encore que je n’en avais mis à la fuir.Elle m’avait dit : « Si, jeune fille et libre, je vousavais rencontré, jamais un autre homme que vous n’aurait faitbattre mon cœur. » J’interprétai ces paroles comme une sorted’aveu et je me pris à haïr, moi qui l’avais aimé ainsi qu’unfrère, celui qui nous séparait. Ah ! je n’essayerai pas devous peindre les horribles tortures que je dus à cette passionfatale. Rhéa me demanda de sacrifier à son mari mon ambitionpolitique. Je n’hésitai pas : je croyais l’acheter à ce prix.Mais elle n’était pas femme à se vendre et, chaque jour, bienqu’elle restât avec moi affectueuse, coquette, troublante, jecraignais davantage qu’elle ne fût pas non plus femme à sedonner.

« Mon existence était un supplice sansnom. Deblain n’était plus qu’un larron qui m’avait volé monbonheur ! C’était pour moi que Rhéa avait été créée et nonpour lui ! C’était à moi seul qu’elle devait être ! Je leprônais et le portais aux nues auprès de ses électeurs et, letrouvant si inférieur à moi en intelligence, au lieu de n’envouloir qu’à moi-même du honteux et lâche marché que j’avais faiten me retirant pour lui céder la place, je ne m’en prenais qu’àlui, à lui qui allait m’enlever, dans le monde politique, lasituation à l’aide de laquelle j’aurais su monter si haut que celleque j’aimais aurait été fière de se donner à moi.

« Que de fois j’ai franchi la porte quisépare nos deux hôtels pour me glisser furtivement chez la terriblecharmeresse, avec la volonté formelle d’obtenir par la violence cequ’elle refusait à ma passion folle. Une nuit, que je savaisRaymond à Paris, je suis arrivé jusqu’à la porte de la chambre desa femme, mais je n’ai point osé en franchir le seuil. Ah !j’aurais mieux fait d’aller jusqu’au bout ! Ou j’aurais été leplus fort et elle m’eût appartenu ; ou j’aurais été chassécomme un laquais, comme un lâche, mais je ne serais pas devenu unassassin ! Vous savez bien que l’empoisonneur, c’estmoi !

– Je le savais, répondit Maxwell, qui,malgré toute sa force de volonté, ne pouvait dissimulercomplètement l’émotion que lui causait cet étrange récit, débitépar Plemen avec un accent de douleur et de passion impossible àrendre.

– Eh bien ! maintenant, car il fautque vous n’ignoriez rien, reprit le docteur, laissez-moi vous direcomment cela s’est passé. Peut-être trouverez-vous quelquescirconstances atténuantes à mon crime.

L’étranger inclina la tête.

– Je viens de vous dire que j’aimais à lafolie cette femme, à laquelle j’avais sacrifié mon ambitionpolitique, cette charmeresse que, par moments, je devais croireprête à tomber dans mes bras et qui m’échappait toujours, sanscesser, hélas ! de m’enivrer de ses coquetteries, de sesregards où je voulais lire ses regrets de ne pas se donner, de sesserrements de mains et de ses sourires que je traduisais enpromesses d’abandon. Pour mon cœur enfiévré, pour mon cerveau quela raison fuyait, pour mes sens surexcités par le désir, si ellen’était pas à moi depuis longtemps, c’était seulement, medisais-je, dans ma volonté de la posséder, parce que l’occasion desa chute ne s’était pas présentée ; c’était seulement parceque je n’avais pas osé la prendre. Ah ! quand je me souviensque, pendant si longtemps, j’ai vécu de la sorte, depuis ce jouroù, me faisant cabotin, moi l’homme grave, j’avais pu lui direcombien je l’adorais.

« C’est dans cet état de vertige quej’étais lorsque, le 22 septembre, dans la soirée, elle me pria del’accompagner immédiatement à la Malle. Un exprès, envoyé duchâteau, venait de lui apprendre que sa sœur s’était blesséegrièvement. Raymond, très souffrant, était remonté chez lui. Nouspartîmes, sa femme et moi. Dix heures venaient de sonner ; lanuit était obscure. Nous étions l’un près de l’autre, dans un coupéétroit. À chaque élan nouveau de l’attelage, qui dévorait l’espace,son corps frôlait le mien ; l’atmosphère que je respiraisétait tiède de son haleine. Les effluves de son corps de vingt ansme grisaient. Alors je la pris dans mes bras, mes lèvrescherchèrent les siennes ; mais elle se dégagea avec unevigueur que je ne lui connaissais pas et me dit, avec un accentinexprimable, tout à la fois de prière, de tendresse et demenace : « Je vous en conjure, laissez-moi. Ne songeonsqu’à ma pauvre Jenny, qui est peut-être en danger de mort. EtRaymond qui lui-même est souffrant et m’a confiée à vous ! Quese passerait-il, si demain je lui disais que vous avez tenté de luiprendre sa femme, vous, son ami ? Soyez fort et ne me faitespas lâche et coupable. – Mais ne m’aimerez-vous donc jamais ?lui demandai-je… – Qui sait ? Peut-être. » murmura-t-elled’un ton à me rendre fou tout à fait. Était-elle sincère, ouavait-elle peur ? N’importe ! Ah ! elle savait bienme dompter par ces fausses espérances qu’elle semblait me permettred’avoir ! Lorsque nous arrivâmes à la Malle, j’avais toujoursses mains dans les miennes, mais je n’avais plus osé dire un seulmot.

« La situation deMme Gould-Parker était, en effet, fort grave ;il était temps que je vinsse. Je vous fais grâce de l’accident dontelle avait été victime et des soins que je lui donnai. Deux heuresplus tard, elle était complètement hors de danger et Rhéa medisait, en m’accompagnant jusqu’à la voiture qui allait me rameneren ville et en me laissant baiser fiévreusement ses mains :« Vous avez sauvé la vie de Jenny, je ne l’oublierai pas, jene l’oublierai jamais ! » Elle ne rentrait pas à Vermelavec moi ; sa sœur l’avait suppliée de passer la nuit auprèsd’elle. Je revins seul dans cette voiture pleine de son souvenir,parfumée de ses émanations enivrantes. Quand j’arrivai chez moi, jen’avais plus ma raison ! Que se passa-t-il alors ? J’aipeine à m’en souvenir ! Il le faut cependant, pour vous ledire !

« J’étais rentré dans ma maison par cetteissue qui ouvre sur une ruelle déserte ; je traversai monjardin et fus bientôt auprès de cette petite porte qui met encommunication les deux hôtels. Pourquoi en ai-je franchi leseuil ? Comment, quelques minutes plus tard, étais-je dans lachambre à coucher de Mme Deblain, où je m’étaisintroduit dans le silence et l’obscurité de la nuit, ainsi qu’unvoleur ! Non, ainsi qu’un amant attendu ! Une lamperecouverte d’un abat-jour rose éclairait faiblement la pièce. Sonlit était là, entr’ouvert, prêt à recevoir son corps adoré. Il mesemblait l’y voir, me tendant les bras. Dans mon hallucination, jem’élançai pour la saisir.

« À ce moment, je perçus de faiblesgémissements. Je m’arrêtai épouvanté. Ces plaintes partaient del’appartement de Raymond. Mon premier mouvement fut pour me sauveren prenant le chemin par lequel j’étais venu ; mais, commemalgré moi, fatalité horrible ! je me dirigeai au contraire,en traversant les deux cabinets de toilette, vers la chambre de monami. De mon ami ! Je fus bientôt au chevet de son lit. Ilavait les yeux ouverts et me reconnut immédiatement, sans paraîtresurpris de me voir. « Je souffre comme un malheureux, medit-il, et justement je n’ai plus de morphine. J’allais sonnerPierre pour l’envoyer chez le pharmacien. » Je ne sais ce queje lui répondis, peut-être même n’osai-je parler. Dans maprécipitation à rejoindre Mme Deblain lorsqu’ellem’attendait pour aller à la Malle, je ne m’étais pas débarrassé desdeux flacons que j’avais rapportés de mon laboratoire àl’hôpital.

« L’un contenait un anesthésique à basede morphine, composé par moi-même, et l’autre, ah ! l’autre…Je les avais sur moi, dans l’une des poches de mon vêtement. Jepris l’un de ces flacons, j’emplis de la solution qu’il renfermaitl’instrument qui était sur la table, près de la veilleuse, et,penché sur Raymond, je lui fis une injection hypodermique au brasqu’il me tendait, dans son désir d’être soulagé. Aussitôt, bégayantun « merci », il ferma les paupières, mais, moi,j’étouffai un cri d’horreur. En reprenant le flacon dans lequelj’avais puisé, il me sembla que ce n’était pas de la morphine quis’y trouvait, mais ce poison terrible, extrait des alcaloïdesauxquels j’avais consacré ce travail que je devais présenter lelendemain même à l’Académie de médecine.

– Ah ! c’est épouvantable, s’écriaMaxwell, pendant que Plemen voilait de ses mains tremblantes sonvisage inondé d’une sueur glacée.

– Ah ! oui, épouvantable, horrible,plus monstrueux encore que vous ne le pensez, reprit Erik d’unevoix stridente, car j’ignore si je me suis trompé ou si ma volontén’était pas d’empoisonner cet homme dont je voulais la femme à toutprix !

– Vous pouviez le secourir !

– Je ne l’ai point fait ! Je n’étaispas certain d’être un misérable, car les phénomènes extérieurs dece toxique que j’avais peut-être employé sont identiques à ceux queproduisent les stupéfiants. Et puis, j’étais lâche, je ne voulaispas savoir ! Je retournai rapidement sur mes pas. Je mesouviens que je fermai les portes des cabinets de toilette et queje traversai de nouveau cette chambre parfumée dont l’atmosphèreavait achevé de m’affoler, mais je la traversai en courant.Peut-être craignais-je d’y revoir Rhéa, non plus me tendant lesbras, mais me criant : « Assassin !empoisonneur ! » Je rentrai chez moi. À sept heures,j’étais encore, le front glacé, contre la fenêtre qui donne sur monjardin, lorsque je vis passer Mme Deblain. Ellerevenait de la Malle. Je descendis bien vite et repoussai, pourainsi dire derrière elle, la porte de communication de nos hôtels.Une demi-heure plus tard, je partis pour Paris. Vous savez ce quis’est passé ensuite.

– Et vous avez eu le courage d’accepterles fonctions de médecin légiste ! dit Maxwell.

– Pouvais-je faire autrement ?Est-ce que tout, par une juste volonté de là-haut, ne s’enchaînepas dans les mauvaises actions humaines ? Est-ce que, si jerefusais mon concours à la justice, elle n’appellerait pas à sonaide quelque savant de premier ordre, un homme tel que vous, parexemple, qui lui démontrerait que M. Deblain avait été victimed’un crime. J’acceptai alors l’épouvantable mission que vous savez,et si je conclus à un empoisonnement par des sels de cuivre, c’estque ce malheureux avait tenté d’un traitement empirique par despilules de sulfate de cuivre et que, d’ailleurs, on trouve ducuivre à l’état normal dans tous les corps, vous le savez bien.

– Dans les organes que j’ai soumis àl’analyse chimique, il…

– Il s’en trouvait plus encore qu’il nedevait y en avoir. C’est vrai ! Ah ! c’est que j’ai eupeur d’une seconde expertise et qu’au moment où ce corps m’a étélivré, je l’ai saturé moi-même d’une solution de cuivre pourarrêter la décomposition. Elle était déjà plus que suffisante pouravoir fait disparaître toute trace d’empoisonnement par lesalcaloïdes cadavériques.

L’Américain n’avait pu retenir, à ces derniersmots, un mouvement d’orgueil. Il ne s’était donc pas trompé.

– Un empoisonnement par le cuivre, repritErik, pouvait provenir d’un abus de ces sels commemédicament ; il pouvait être considéré comme un accident. Lajustice devait s’arrêter là, ne pas chercher des coupables quin’existaient pas. Est-ce qu’il était possible de supposer qu’onsoupçonnerait jamais cette pauvre femme dont les heures de prisonont été moins douloureuses que n’ont été pour moi les heures deliberté. Je comptais sans les haines de province, les dénonciationsanonymes, la sottise, l’ardeur ambitieuse de ce juged’instruction ! Je comptais aussi sans votre savoir… et sansDieu !

Plemen n’avait plus, en prononçant cesderniers mots, l’accent tour à tour sceptique, exalté, ironique oupassionné, avec lequel il avait fait cet épouvantable récit. Savoix était ferme et grave, sa physionomie était empreinte d’unerésolution énergique, ses yeux fixaient avec franchise celui qui sedemandait encore s’il avait devant lui un monstre ou une victime dela fatalité.

– Et maintenant, monsieur, terminal’ancien ami de Raymond, que justice soit faite ! Vous neseriez pas venu, pendant cette suspension d’audience, que je meserais fait représenter devant la cour par cette lettre. Elle estadressée à M. de La Marnière. Veuillez vous en charger.Elle dit tout ce que les juges de Mme Deblaindoivent connaître pour regretter de l’avoir soupçonnée un seulinstant. Qu’elle me pardonne, ainsi que M. FélixBarthey ! Moi, je me suis condamné ! Avant même que voussoyez sorti de cette maison, je serai digne de votre pitié :j’aurai cessé de vivre.

D’une main, Plemen tendait à Maxwell un largepli ; de l’autre, il désignait un petit instrument de cristalà aiguille d’acier, qui était là, tout prêt, sur sa table detravail.

Profondément ému, l’Américain saisit la lettreet, s’inclinant sans prononcer une parole, il allait se retirer,lorsque, l’arrêtant du geste, son confrère lui dit, avec un calmeeffrayant :

– Vous n’ignorez pas que les poisonsvégétaux, sauf la strychnine, disparaissent avec la décompositiondes corps ; celui dont je vais me servir est plus subtil. Demême qu’il ne cause aucune douleur, il ne laisse aucune trace, àmoins d’une analyse physiologique immédiate. Retenez cela, et quema mort volontaire fasse faire un pas en avant à la science,puisque je l’ai déshonorée pendant ma vie. Adieu, monsieur,hâtez-vous ! On vous espère là-bas. Moi, on m’attendlà-haut !

Maxwell s’inclina de nouveau et s’enfuit, enfrémissant au bruit des portes du cabinet de travail d’Erik Plemen,qui semblaient s’être refermées derrière lui comme celles d’untombeau.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer