Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 1LE CHEF-LIEU DE SEINE-ET-LOIRE

Il yavait trois mois à peine que M. Raymond Deblain, grandfabricant de tissus à Vermel, était parti pour l’Amérique du Nord,dans le but de régler certaines affaires en litige depuis plusieursannées, et aussi pour étendre ses relations commerciales de l’autrecôté de l’Océan, lorsque le bruit se répandit soudain dans sa villenatale qu’il s’était marié à Philadelphie.

Personne ne voulut tout d’abord ajouter foi àcette nouvelle, tant elle était inattendue et paraissaitinadmissible, étant donné ce qu’on savait des idées et deshabitudes de celui dont il s’agissait.

Raymond Deblain avait dépassé la quarantainesans jamais parler de prendre femme, légitimement du moins ;il s’était toujours applaudi d’être resté célibataire, au spectacledes mésaventures conjugales de quelques maris de saconnaissance ; et c’était vainement que les plus jolieshéritières du département lui avaient été offertes ; car ilétait riche, beau cavalier, manquant un peu de distinction dans sonlaisser-aller, mais de caractère facile, plein de cœur etd’entrain.

La Médaille militaire, qu’il avait gagnéependant la guerre franco-allemande – bien qu’il fût alors libéré duservice, il s’était engagé de suite – allait à merveille à satournure d’ancien sous-officier de cavalerie.

C’était enfin le type sympathique du viveur deprovince, élégant et gai, mais sachant, bien que sceptique etvolontiers gouailleur, ne pas froisser ouvertement les préjugés etles idées bourgeoises de ceux qui l’entourent.

Il n’était vraiment pas possible queM. Deblain eût ainsi rompu brusquement avec son passé, cela enfaveur de quelque miss excentrique, comme on se représente tropsouvent en France, en province surtout, les vierges de l’Union.

Ceux de ses amis qui connaissaient ses goûtsd’indépendance, son amour des plaisirs faciles et des liaisons sanslendemain, traitaient donc ce mariage exotique de fableridicule.

Est-ce que, s’il avait jamais l’intentiond’entrer en ménage, le beau Raymond, ainsi qu’on l’appelaittoujours, ne prendrait pas tout simplement pour compagne l’une deses jolies compatriotes ! Est-ce qu’il pourrait jamais oublierqu’il se trouvait à Vermel dix, vingt jeunes filles charmantes, debonnes familles et bien dotées, parmi lesquelles il n’avait qu’àchoisir !

De plus, est-ce qu’il se serait jamais mariésans consulter son intime, son alter ego, le docteur ErikPlemen ; sans lui en demander la permission, ou tout au moinssans le prévenir ?

En effet, depuis plus de dix ans,MM. Deblain et Plemen étaient inséparables ; ce quis’expliquait aisément, car s’ils exerçaient des professionsdifférentes, ils avaient absolument les mêmes goûts, défauts etqualités. Tous deux savaient faire marcher de front le travail etles distractions les plus mondaines.

Ils habitaient, boulevard Thiers – presquetoutes les villes de province ont un boulevard ou une avenue Thiers– deux hôtels contigus derrière lesquels s’étendaient de fort beauxjardins, qui communiquaient par une porte dont Erik et Raymondavaient une clef, de façon à pouvoir aller de l’un chez l’autre,quand cela leur plaisait, à toute heure du jour et de la nuit, sansmême que leurs gens pussent le savoir.

Intelligent et actif, le grand manufacturierne négligeait jamais ses affaires, et quant au docteur Erik Plemen,c’était non seulement un médecin fort habile, dévoué à ses malades,secourable aux malheureux, mais encore un chimiste de premierordre, un toxicologue déjà célèbre.

Ses travaux avaient été couronnés plusieursfois par l’Académie de médecine. Vermel était fier de lui, et ons’étonnait qu’un homme de sa valeur ne fût pas à Paris, où biencertainement il occuperait un des premiers rangs parmi les membresde la Faculté.

On disait que c’était par ambition qu’il étaitresté dans le chef-lieu de Seine-et-Loire, où il avait été envoyé àl’occasion de la dernière épidémie de choléra.

Pendant plusieurs mois, il avait combattu lefléau avec un véritable héroïsme ; il s’était ainsi attiré lessympathies de tous, et, jugeant sans doute le terrain bon pour lui,il s’était installé dans ce grand centre industriel, où saclientèle était devenue rapidement considérable.

Décoré, chef de service à l’hôpital, membre duconseil général du département, il rêvait d’augmenter encore à laChambre le nombre de ces médecins dont la présence de certains dansle Parlement est peut-être le salut pour les malades de laprovince, mais semble, hélas ! indiquer que la France estvraiment souffrante, puisque tant de docteurs se mêlent de sesaffaires, comme s’ils se groupaient à son chevet pour l’achever àcoups d’ordonnances.

Au physique, Erik Plemen, qui avait trente-sixà trente-sept ans, offrait, avec sa physionomie intelligente, sesregards de feu, ses lèvres sensuelles, son tempérament ardent, unsuperbe spécimen de la race slave, car il était étranger.

Né en Hongrie, mais élevé à Paris, où il avaitété l’un des plus brillants sujets de l’École de médecine, ils’était fait naturaliser et avait été reçu docteur. Nous venons dedire dans quelles circonstances il s’était fixé à Vermel, où,chaque jour, on s’applaudissait d’avoir un praticien aussi expertet aussi dévoué.

Au moral, c’était un ambitieux, un espritvolontaire, dominateur, n’admettant pas aisément qu’un obstaclesoit jamais infranchissable pour celui qui veut vraiment atteindreun but.

Il l’avait maintes fois prouvé, dansl’exercice de sa profession, par des expériences et des opérationsqui, heureusement, jusque-là, avaient toujours donné raison à sahardiesse.

Aussi avait-il un empire absolu sur son amiRaymond, brave garçon d’un caractère assez faible, qui leconsultait en toute occasion, même lorsqu’il s’agissait de sonindustrie.

Mais lorsque le négociant et le médecin enavaient fini, le premier avec ses affaires, le second avec sestravaux professionnels, ils étaient tout au plaisir, ne boudant pasplus l’un que l’autre devant une partie de chasse, une table bienservie, quelques heures de baccara et un sourire de jolie femme.Tout cela sans excès, avec cette petite hypocrisie à laquelle laprovince condamne même ceux qui ne se soucient que médiocrement duqu’en-dira-t-on.

D’ailleurs Vermel n’avait pour ainsi dire quel’écho de leurs fredaines, car M. Deblain, qui avait unesuccursale de sa maison à Paris, y faisait de fréquents voyages, etle docteur Plemen venait souvent le rejoindre dans l’élégantpied-à-terre qu’il habitait au boulevard Haussmann.

De plus, le grand manufacturier possédait, àquatre ou cinq lieues de la ville, une fort belle maison decampagne, bien abritée des regards indiscrets du dehors par lesépais massifs du jardin, au centre duquel s’élevaitl’habitation ; et les époux Ternier, concierges de cettepropriété, qui s’appelait tout simplement la Malle, mais que lesjeunes gens de Vermel avaient surnommée romantiquement « laTour de Nesle », étaient aveugles, muets, incorruptibles.

Tels étaient les deux amis, et on ajoutait,pour rendre plus extravagante encore la nouvelle du mariage de l’unde ces frères siamois, que M. Deblain, fils d’une famillecléricale, avait épousé une protestante.

Personne ne pouvait, ne voulait donc croire àcette union, et le docteur Plemen, questionné par les uns et lesautres, ne répondait qu’en haussant les épaules, car Raymond ne luiavait pas écrit un seul mot à ce sujet. Bien au contraire, dans uneassez longue lettre qu’il lui avait adressée, il s’était étenducomplaisamment, avec son entrain habituel et sa pointe d’ironieaccoutumée, sur la liberté que les mœurs américaines laissent auxjeunes filles et sur sa flirtation avec une certaine miss RhéaPanton, fille d’un grand industriel, son correspondant àPhiladelphie. Puis, cela raconté, il avait terminé sa lettre parune sorte d’évocation à son amour du célibat.

Il lui paraissait donc impossible, non queDeblain n’eût pas changé d’opinion – il connaissait son peud’énergie, son tempérament facile aux entraînements et son espritmalléable – mais qu’il fût allé aussi loin dans son évolutionsociale sans l’en informer, tout au moins aussitôt la sottiseaccomplie.

Aussi attendait-il patiemment et en laissantdire, convaincu qu’un mot de son ami lui permettrait bientôt dedémentir le racontar américain, ou que le voyageur en démontreraitlui-même la fausseté en revenant garçon… comme il était parti.

Ceci dit, ouvrons ici, sans aller plus loin,une parenthèse, pour fixer ceux de nos lecteurs qui, soucieux desreproches d’ignorance géographique que nous adressent si volontiersnos ennemis d’outre-Rhin, comme ils nous accusent d’ailleursd’immoralité, eux, les fabricants de cartes transparentes – Augiasdonnant l’ordre de nettoyer les écuries d’autrui – chercheraient,sur une carte de France, Vermel et le département deSeine-et-Loire.

Ce sont là deux noms de fantaisie, créés àplaisir pour nous laisser liberté entière dans ce récit, où, touten mettant en scène des types provinciaux pris sur le vif, enfaisant le procès à des abus et à des sottises judiciaires, endémasquant des lâchetés et des hypocrisies politiques, nous tenonscependant à échapper à des reproches qui pourraient nous êtreadressés, non sans quelque apparence de raison.

En effet, forcé, par la nature du drame quenous voulons raconter, de lui donner pour théâtre le siège d’unecour d’appel, si nous ne nous transportions pas dans un milieuimaginaire, nous risquerions fort, soit de paraître viser despersonnalités s’agitant réellement dans telle ou telle ville, soitde voir nos appréciations détournées sciemment de leur but,dénaturées et dirigées, par ceux-là mêmes qui pourraient se lesappliquer, contre des hommes que, bien au contraire, nous estimonset aimons. Et, puisque l’occasion nous en est offerte, qu’on nouspermette d’ajouter ceci :

Bien certainement le littérateur ne puise pastoujours dans sa seule imagination ; il s’inspire souventd’une situation sociale qu’il a eue sous les yeux, d’un fait dontil a été témoin ou qu’on lui a raconté, de caractères et deridicules qui se sont manifestés devant lui ; mais cettesituation, ce fait, ces caractères et ces ridicules ne sont que despoints de départ, des matériaux, des embryons qu’il doit établir,classer, rendre logiques, développer et coordonner.

Désireux de créer un type en harmonie parfaiteavec l’aventure qu’il veut mettre en scène, il ne photographie pasplus un individu bon ou mauvais, rencontré par hasard, qu’il necopie textuellement la situation qui, en frappant son esprit, lui adonné l’idée première de son œuvre.

Quels que soient ses vertus ou ses vices,l’homme est rarement complet ; le romancier est forcé, pourles besoins de sa cause, de faire son héros pire ou meilleur qu’ilne lui a apparu ; et il arrive que les événements réels sontsi étrangement conduits par le hasard, ils sont si souvent lapreuve que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable, quele lecteur n’ajouterait point foi au récit où les effets – ce quise produit fréquemment dans la nature – ne sembleraient pas laconséquence directe des causes.

L’écrivain qui a un but bien défini et demeuresoucieux de l’atteindre par des moyens logiques prend donc à chacundes modèles qui lui sont offerts quelques-uns de leurs défauts etquelques-unes de leurs qualités, afin de créer des personnages dansle ton des événements qu’il a résolu de peindre.

S’il arrive que, dans ces personnages fictifs,certains individus réellement existants sont reconnus, ce n’estpas, le plus souvent, parce que le romancier a tout simplementphotographié d’après nature, mais parce que la nature s’est plu,une fois par hasard, à faire aussi complet que le rêvait leromancier.

Dans ces cas de rencontres fortuites, lavérité seule y gagne ; tant pis pour ceux qui sont ainsidémasqués !

Revenons maintenant à Vermel et à l’émotionque la seule supposition du mariage américain de Raymond Deblain ycausait.

Ainsi que nous l’avons écrit plus haut, on serefusait obstinément à admettre cet événement, qui renversait tantde croyances et si bon nombre d’espérances matrimoniales, et ledocteur Plemen surtout n’y voulait pas ajouter foi ; mais unbeau jour, le doute ne fut plus possible pour personne, car, moinsd’un mois après l’arrivée de la nouvelle qui avait ainsi troubléses amis, M. Deblain rentra dans sa ville natale en compagniede la jeune femme qu’il avait bel et bien épousée de l’autre côtéde l’Océan, dans les circonstances bizarres que nous allonsraconter.

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