Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 8 «FROUFROU » CHEZ LES DEBLAIN

Le 26décembre, à partir de sept heures, par une soirée glaciale maissuperbe, sous un ciel scintillant d’étoiles, la grande route quiconduisait de Vermel à la Malle présentait une animationinaccoutumée.

Franchissant les longues ombres des arbresdépouillés que projetaient sur le sol, nettes comme les eût faitesun soleil d’été, les rayons de la lune ; marchant à fond detrain, ainsi qu’en un steeple-chase, éclairant des éclatanteslueurs de leurs lanternes aux vitres bizeautées les moindresaccidents du chemin, ce n’étaient que calèches, landaus, coupés,auxquels s’empressaient de livrer passage les rouliers stupéfaits,en rangeant leurs lourds véhicules sur les revers de lachaussée.

Ces voitures-là emportaient ceux des invitésde Rhéa qui ne venaient à la Malle que pour la représentation. Lesautres, les intimes et ceux qui jouaient dans Froufrou,avaient dîné au château de bonne heure, afin d’être en possessionde tous leurs moyens au moment d’entrer en scène.

Certains, tels que le baron de Manby, avaientpoussé le dévouement à l’art jusqu’à manger à peine.

– L’acteur sérieux, s’était écrié d’unton convaincu l’excellent Brigard, en refusant avec un soupir unegrive du plus savoureux aspect, doit dîner fort peu ; mais ilse rattrape au souper. Les acteurs soupent toujours !

– Oh ! vous souperez, noussouperons, mon cher baron, s’était empressée de répondreMme Deblain, qui jamais n’avait été plus gaie niplus en beauté.

M. de Manby était à sa droite,Plemen à sa gauche. En face d’elle, son mari, ayant près de lui,d’un côté, sa belle-sœur, Mme Parker, chargée durôle de la baronne de Cambri, de l’autre, l’une des meilleuresamies de Rhéa, la jeune et jolie Mme Mortier, femmede l’un des riches usiniers de Vermel, qui jouait Louise ;puis la charmante Mme Langerol, qui avait bienvoulu accepter le rôle de Pauline et dont le mari, l’un despremiers avocats de Vermel, était l’ami d’enfance deM. Deblain.

À sept heures, Mme Deblainavait donné l’exemple à ses artistes en se levant de table.Raymond, que tout cela amusait fort, mais à qui on n’avaitdistribué aucun rôle, était resté dans la salle à manger avec ceuxde ses amis qui, comme lui, ne devaient être que spectateurs,jusqu’au moment où il avait dû payer, lui aussi, de sa personne, enrecevant ses invités, ou plutôt les invités de sa femme.

Le parterre qui s’étendait devant l’habitationétait illuminé a giorno. À droite du premier vestibule setrouvait un vaste et coquet vestiaire réservé aux dames. Ellespouvaient là jeter un dernier coup d’œil à leur toilette et quittermanteaux et fourrures, car le théâtre était réuni à la maison parune longue galerie couverte, bien close, traversant le parc, commeune allée de fleurs de jardin d’hiver.

La représentation devait commencer à huitheures et demie. À huit heures, les premières voitures franchirentla grille au pas de leurs attelages hennissants, que les lumièreseffrayaient, et bientôt les salons du rez-de-chaussée ainsi que lehall offrirent un coup d’œil éblouissant.

Toute la haute société de Vermel étaitreprésentée à la Malle par ses femmes les plus élégantes et lesplus jolies.

On s’était arraché les invitations à cettesoirée sans précédente dans le pays et Rhéa, complètement débordée,avait dû décider, de concert avec les organisateurs de sa fête, queles trois cents places dont elle pouvait disposer dans son théâtreseraient occupées par les dames. Les hommes se caseraient ensuitede leur mieux.

Il n’avait été réservé au premier rang quequelques fauteuils, pour deux ou trois personnes âgées del’aristocratie et certains grands fonctionnaires accompagnés deleurs femmes.

Car Mme Deblain, qui songeaitconstamment à la candidature de son mari, avait profité del’occasion pour se faire des amis dans tous les camps. Sesinvitations s’étaient étendues au monde officiel aussi bien qu’à lamagistrature et à l’armée.

Elle était même allée insister auprès deMme Dusortois pour qu’elle vînt à la Malle avec sesjeunes cousines, et comme Raymond avait appuyé la visite de safemme d’un cadeau de cent louis, afin que la terrible tante ne pûtmettre en avant, pour s’excuser, l’impossibilité où elle setrouvait de donner à ses filles des toilettes convenables, la mèrede Berthe, d’un ton aigre-doux, avait remercié son neveu et elleétait venue, un peu par vanité, beaucoup pour se donner le plaisirde tout critiquer.

Mme Dusortois n’étaithélas ! pas seule dans ces dispositions d’esprit. Elle savaitqu’elle pourrait faire chorus, sinon dans la soirée même, du moinsle lendemain, avec sa meilleure amie, Mme Babou, lafemme du juge d’instruction, que Rhéa avait également invitée. Maiscelle-ci avait refusé, en répondant qu’elle n’avait pas, elle,d’équipage pour se rendre à la campagne, la nuit, en pleinhiver.

La vérité surtout, c’est que l’envieuse épousedu magistrat avait pris en haine toujours croissanteMme Deblain, non seulement parce que, fortcoquette, elle ne pouvait lutter d’élégance avec elle et que,lorsqu’elle s’inscrivait pour cinq francs sur une de ces listes decharité forcée si fréquentes en province, elle trouvait toujours,comme par fatalité, le nom de Rhéa au-dessus du sien, avec cinq oudix louis d’offrande, mais encore parce que son mari, dont elleétait stupidement jalouse et qui était, lui, fort taquin, s’amusaitsouvent à parler devant elle de la beauté et de l’esprit de lamaudite Américaine.

Ainsi, M. Babou, ce soir-là, était venu àla Malle, tout à la fois par curiosité, pour faire pièce à safemme, et aussi pour accompagner son chef hiérarchique, le premierprésident Monsel, ce magistrat tout à la fois sévère et des plusmondains, qui, à l’occasion, tournait galamment autour de la belleétrangère.

Toutefois la grande majorité, l’unanimité pourainsi dire des invités de Rhéa n’avait pour elle que la plus vivesympathie ; aussi fut-elle un peu effrayée lorsqu’elle putprévoir, aux réponses qui lui étaient faites, l’invasion de laMalle le 26 décembre. Mais, en songeant que la représentationserait suivie d’un bal et d’un souper assis pour tout le monde,elle se rassura et se borna, ainsi que nous l’avons dit, à prendreles mesures nécessaires pour que les dames fussent placées lespremières.

Tout se passa selon ses instructions et dansun ordre parfait. À huit heures et demie, il n’y avait plus unfauteuil à donner. En attendant le lever du rideau, les spectateursétaient tout à l’admiration que leur causait le mignon théâtreconstruit sur les plans de Félix Barthey et décoré par lui avec ungoût exquis.

La salle, en fer à cheval, n’avait ni loges nibalcon, mais seulement, sur un plan légèrement incliné, unequinzaine de rangées de fauteuils confortables, espacés au milieuet autour desquels était réservé un passage, comme dans lesorchestres des théâtres en Italie ; de sorte qu’on pouvaitaisément gagner tous les sièges. Puis, indépendamment de cesfauteuils faisant face à la scène, il en existait encore d’autres,adossés à la muraille, dans tout le pourtour de la salle.

La décoration était gaie, sans être éclatante.Le rideau, pastiche du célèbre tableau de Winterhalter,représentait les personnages du Décaméron écoutantFiammetta, à laquelle Félix Barthey avait donné les traits de lamaîtresse de la Malle, ce qui fit pincer les lèvres à la bonneMme Dusortois.

Tout cela, éclairé à l’électricité, était sifrais, si coquet, si pimpant, que les invités des Deblain n’étaientpas encore revenus de leur surprise, lorsque les trois coupsréglementaires leur annoncèrent que la pièce allait commencer.

Le rideau se leva. Deux minutes après,l’entrée de Rhéa était accueillie par des bravos enthousiastes.

La jeune femme était vraiment adorable.

Dans l’amazone qui moulait son buste, avec saphysionomie mutine sous son chapeau de cheval, elle était bien laFroufrou rêvée. Quand, un peu plus émue qu’elle ne voulait leparaître et devant le coloris de son teint à cette émotion plutôtqu’au maquillage ou à la course qu’elle était censée avoir faite,elle s’écria gaiement, plus franchement que quelques semainesauparavant, dans le salon de son hôtel, après avoir échappé àPlemen : « C’est moi, c’est moi, voici leMoniteur ! » les bravos recommencèrent.

Tout y était : les attitudes, le charme,la voix.

Lancée de la sorte, la pièce marcha àmerveille. Chacun des artistes-amateurs interprétait fort bien sonrôle, avec un naturel qui manque souvent aux plus vieuxcomédiens.

Barthey était un Valréas superbe et pleind’entrain ; le baron de Manby, un Brigard amusant, trèsparisien ; Mme Parker, une élégante etremarquablement belle baronne de Cambri, et Plemen, un sombre etsympathique Sartorys.

Au fur et à mesure que les spectateursreconnaissaient leurs amis dans les acteurs, les applaudissementsredoublaient.

On rit beaucoup, au second acte, pendant lascène de la répétition d’Indiana et Charlemagne, queMme Deblain, sa sœur et le peintre jouèrent àravir, et, dans la scène d’amour du troisième acte, Valréas-Bartheyfut si vrai et si tendre pour Rhéa-Froufrou que des souriress’échangèrent entre certains qui n’avaient pas foi absolue dans lavertu de la jolie Américaine.

Le galant premier président, clignant del’œil, murmura à l’oreille de M. Babou, son voisin :

– Elle est vraiment ravissante, cettepetite femme-là. L’artiste parisien ne doit pas s’ennuyer. PauvreM. Deblain !

Pensée un peu leste peut-être de la part d’unmagistrat aussi moral qu’affectait de l’être M. Monsel, maisqu’exprimait en même temps Mme Dusortois, en sedisant :

– Et mon imbécile de cousin croit qu’ilsjouent la comédie !

Puis vinrent le quatrième acte et cette scèneoù Sartorys, résistant aux prières de Gilberte, s’arrache à sonétreinte et, la repoussant jusqu’au canapé, s’enfuit pour aller sebattre avec Valréas.

Plemen y fut réellement fort beau ; unétrange éclair s’échappa de ses yeux à ce cri de désespoir del’épouse adultère : « N’y va pas, jet’aimerai ! » et il lança si brusquement, avec un telmouvement de colère et une telle force, Rhéa jusqu’au divan, que cefut dans l’auditoire comme un frisson d’épouvante, avant lesapplaudissements qui éclatèrent, aussitôt cette émotion calmée.

La scène avait été rendue avec une sipoignante vérité que M. Deblain, craignant que sa femme ne sefût blessée, attendit à peine la fin de l’acte pour accourir dansles coulisses.

Le rideau venait de tomber et Rhéa, plus émuequ’elle ne l’avait été depuis le commencement de la pièce,s’échappait de scène pour aller faire son dernier changement danssa loge, lorsqu’elle se trouva face à face avec Plemen, derrière unportant.

– Vous m’avez fait mal, lui dit-elle, ens’efforçant de sourire et en lui montrant ses poignets cerclés derouge.

– Pardonnez-moi, répondit Erik àdemi-voix et en lui fermant le passage, pardonnez-moi ; maisdepuis le moment où je vous avais entendue dans votre scène avecBarthey, j’étais à moitié fou, et quand vous m’avez dit, tout àl’heure, alors que mon rôle m’ordonnait de vous fuir :« N’y va pas, je t’aimerai ! » j’ai failli resterprès de vous et vous prendre dans mes bras, en face de tout cemonde qui nous regardait. Il me semblait que la raisonm’abandonnait !

– Oh ! mais, il n’est pas prudent dejouer la comédie avec vous. Voyons, laissez-moi passer ! fitMme Deblain, d’un ton léger, bien qu’elletremblât.

– « N’y va pas, jet’aimerai ! » Que ne donnerais-je pour vous entendrem’adresser ces mots-là, dit le docteur en lui saisissant de nouveaules mains.

– Prenez garde, voici mon mari !fit-elle brusquement, en tentant de se dégager.

Raymond, qui cherchait sa femme, venait, eneffet, de l’apercevoir.

Il s’approcha en disant à Plemen, avec son airbon enfant accoutumé :

– Ah ! tu n’es pas un époux commode.Si nous étions tous ainsi ! J’ai cru un instant que tu avaisblessé Froufrou. Je suis sûr qu’elle a les brasmeurtris.

– C’est ce dont je m’excusais, réponditErik, redevenu subitement maître de lui-même et en affectant deregarder de près les poignets de la sœur de Jenny, comme s’il neles eût pris entre ses mains que dans ce but. Un peu de blanc, etil n’y paraîtra plus ! Ta femme prétend qu’il n’est pasprudent de jouer la comédie avec moi. Elle a raison, je suis tropnerveux. Il me semble que c’est arrivé, pour me servir del’expression consacrée !

Mme Deblain n’avait pu retenirun frisson en entendant le docteur s’exprimer avec un semblablesang-froid et elle s’était échappée, pendant que son mari, prenantle bras de son ami, lui disait avec son bon rire d’honnêtehomme :

– Si je n’adorais pas ma femme, je crois,Dieu me pardonne, que j’en deviendrais amoureux aujourd’hui !A-t-elle été assez charmante ! Il n’y a vraiment que lesAméricaines pour avoir ainsi le diable au corps ! C’est latante Dusortois qui n’en revient pas ! Je parierais qu’elle secroit damnée parce qu’elle a une nièce qui joue la comédie.

Quelques instants après, le rideau se levapour le dernier acte, où Rhéa, absolument touchante, émut à cepoint son auditoire que, après l’avoir applaudie et rappelée avecenthousiasme, ainsi que tous les autres artistes, on trouva quec’était un dénouement bien triste pour une fête qui allait secontinuer par un bal.

Mais moins d’une demi-heure plus tard, lorsqueles danses commencèrent, on ne se rappelait plus la scène deFroufrou que pour complimenter Mme Deblainqui, dans une toilette adorable, plus jolie, plus gaie, plus folleque jamais, faisait son entrée dans les salons, au bras de FélixBarthey.

– Ils continuent la pièce, ditmalicieusement M. Monsel au juge d’instruction. Comme ceserait amusant d’avoir à interroger une petite femme commecelle-là, en son cabinet, sans greffier, dans une simple affaired’adultère !

M. Babou, magistrat prudent, se contentade répondre par un sourire prétentieux à cette plaisanteriegauloise de son premier président.

À quatre heures du matin, on servit le souper,et trois heures plus tard, alors que le petit jour commençait àpoindre, la route de la Malle à Vermel était encore sillonnée parles voitures qui ramenaient en ville ceux des invités de Rhéa qu’ilavait fallu pour ainsi dire mettre à la porte du château, tant ilss’y trouvaient bien.

Pendant qu’on s’amusait ainsi chez sonbeau-frère et que sa femme se consolait aisément de son absence, leterrible colonel Gould-Parker, torturé par la jalousie, visitaitconsciencieusement les établissements militaires du Japon, où ilétait arrivé depuis déjà plusieurs semaines.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer