Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 3OÙ LE RÉVÉREND JONATHAN SAUVE L’HONNEUR DES PANTON

MissRhéa avait dit vrai : M. Deblain songeait, en effet, àrentrer en Europe, et il avait déjà annoncé son prochain départ àmaster Elias, lorsque, le lendemain même de la dernière exhortationd’Archibald à sa cousine, vers neuf heures du matin, la femme dechambre qui était attachée au service de Raymond vint le prévenirque miss Panton l’attendait pour faire sa promenadequotidienne.

Notre ami était prêt, il descendit de suite,mais, tout surpris de ne trouver dans la cour de l’hôtel, déjà àcheval, que la plus jeune des nièces du digne Jonathan :

– Et miss Jenny ? luidemanda-t-il.

– Ma sœur a une atroce migraine, réponditRhéa ; elle ne vient pas avec nous aujourd’hui. Cela vouseffrayerait-il de sortir seul avec moi ?

Il ne protesta contre cette supposition qu’enbaisant longuement la main que l’Américaine lui tendait ; puisil sauta en selle, en disant :

– Où allons-nous ?

– À Camden place. Cela vousva-t-il ?

– Comment, si loin, au delà duWissahickon ! Parfaitement, mais nous ne serons jamais revenuspour le déjeuner.

– Alors nous déjeuneronslà-bas !

Et, rendant la main à sa monture, Rhéa sortitla première.

M. Deblain la suivit.

Après avoir dépassé le premier square,Kitte-House, ils remontèrent la vingtième rue pour gagner, parl’avenue de Pensylvanie, le parc de Fairmount, qu’il leur fallaittraverser dans toute sa longueur, avant de prendre sous bois laroute de Camden place, lieu charmant de villégiature, à unequinzaine de milles de Philadelphie, en pleine forêt vierge.

Tant qu’ils avaient été dans la ville, où,malgré l’heure matinale, les voies étaient déjà fort encombrées,les deux cavaliers, occupés à se garer des voitures et forcés demarcher, au pas, avaient à peine échangé quelques mots ; mais,une fois sous les grands arbres de cette merveilleuse avenue quiconduit au Wissahickon, la jolie rivière qui termine Fairmountpark, ils se rapprochèrent, et Raymond dit galamment àRhéa :

– Vous ne sauriez croire, miss, combienje suis heureux de cette bonne idée que vous avez eue ce matin demonter à cheval, malgré l’indisposition de votre sœur. C’estadorable ces excursions que nous faisons presque tous les jours àtrois, mais à deux, à nous deux, seuls, ainsi que deux…

Comme il s’était arrêté brusquement, lacoquette Américaine lui demanda en souriant :

– Ainsi que deux… ?

– Ma foi ! deux amoureux, puisquevous me forcez si gentiment à finir ma phrase.

– M’aimez-vous donc, monsieur Deblain, etsupposez-vous que, moi, je vous aime ?

Il serait difficile de rendre l’intonationtout à la fois enfantine et provocante avec laquelle la jolie filledu gros Elias avait prononcé ces mots.

Raymond en demeura un instant interdit ;toutefois, se remettant bien vite, il riposta :

– À la première de vos questions, missRhéa, j’ai le droit de répondre : oui, parce que je n’aijamais rencontré femme plus charmante que vous ; mais je n’aipas la fatuité de croire que je ne vous déplais pas ; je mecontente d’éprouver le vif désir de ne pas vous être indifférent.C’est à vous seule qu’il appartient de me renseigner.

– Est-ce qu’en France les jeunes fillesfont de semblables aveux ?

– Je n’en sais rien, ne leur en ayantjamais demandé.

– Ah bah ! Jamais, mais là,jamais ? Et mon cousin Archibald qui a si mauvaise opinion devous !

– Comment, M. Thompson fils dit dumal de moi ?

– Si c’est dire du mal que d’affirmer quevous êtes, ainsi que tous les Français, un homme dangereux pour lesjeunes filles.

– Propos de jaloux que, malheureusementpour moi, je ne motive guère. Est-ce que ce grave M. Archibaldn’a pas été ou même n’est pas quelque peu votre fiancé ?

– Jamais de la vie ! Oh ! cen’est pas faute de m’avoir offert de partager son existence defuture lumière de l’Église, ainsi que l’appelle son père. Hierencore, il a tenté de me séduire en me jurant que je perdais monâme. Hélas ! je ne me sens aucun penchant à être la femme d’unclergyman, devrait-il devenir illustre et atteindre aux plus hautesdignités !

– En effet, je ne vous vois pas du toutdans ce monde-là, vous si jolie, si gaie… et si bonne écuyère.

M. Deblain avait terminé sa phrase parces mots, parce que, au moment où il parlait, miss Rhéa, d’unvigoureux coup de cravache, avait corrigé sa monture d’un fauxpas.

Ils étaient arrivés au delà du Wissahickon, àla lisière du bois. La route s’étendait devant eux, libre,ombreuse, se déroulant sous les taillis.

– Maintenant, un temps de galop, et quim’aime me suive ! fit la jeune fille, en enlevant son cheval,qui partit à fond de train.

Raymond imita sa compagne et ce fut alors,pendant plus d’une demi-heure une course folle, sous les épaisombrages des arbres centenaires de cette splendide forêt quis’étend au sud de Philadelphie.

Parfois notre ami demeurait quelques pas enarrière, pour admirer tout à son aise la jeune fille, dontl’amazone moulait la taille et les superbes épaules, et qui, biencampée sur sa selle, la chevelure un peu fouettée par la brise,adorable de tournure et de hardiesse, excitait sa bête de lacravache et de la voix.

Puis il la rejoignait et la dépassait un peu,pour la trouver plus troublante encore, avec sa poitrine légèrementsoulevée, son teint brillant de jeunesse, ses lèvres souriantes etses beaux yeux aux regards francs et hardis.

Elle s’arrêta enfin, presque brusquement,comme à la manœuvre, et, pendant que sa monture écumantefrémissait, redressant ses oreilles et secouant sa crinière, ellese tourna à demi vers son compagnon pour lui demander, d’un airvainqueur :

– Eh bien ! qu’en dites-vous ?Est-ce que, s’il était mon mari, lors même qu’il ne serait encorequ’évêque, mon grave cousin m’en laisserait faire autant ?Ah ! que c’est bon, le mouvement, le grand air, laliberté !

– Je dis que vous êtes tout simplementcharmante. Je n’ai jamais admiré écuyère plus intrépide et femmeplus séduisante que vous. Vous voulez donc donner raison à ce digneM. Archibald ?

– Comment cela ?

– Dame ! chère miss, en faisant ensorte qu’il ait quelque peu le droit d’être jaloux de moi… de moiqui vous aime.

– Monsieur Deblain !

– Ah ! je vous demande pardon. Jesais bien que faire une déclaration à cheval, c’est assez bizarre.Il y a des choses qu’il faut dire tout bas, la main dans la main…et à genoux.

– Oh ! pas en Amérique, fit missPanton en éclatant de rire ; mais décidément, mon cousin n’apas tort : les Français sont gens dangereux. Si vous le voulezbien, causons d’autre chose.

Et, plus émue qu’elle ne voulait le paraître,la coquette héritière du riche Elias remit sa monture au trot.

Un quart d’heure plus tard, les deuxcavaliers, dont la conversation n’avait plus roulé que sur dessujets insignifiants, s’arrêtaient à Camden place, dans lacour de Star Tavern.

Deblain, qui avait sauté à terre avant quemiss Rhéa fût descendue de cheval, la reçut dans ses bras, où il lagarda peut-être plus qu’il n’était tout à fait utile.

Il serait impossible de rendre l’attitude toutà la fois chaste et abandonnée de la jeune fille pendant les dixsecondes que dura cet enlacement.

Le visage légèrement tourné de côté, leslèvres fermées mais souriantes, la taille un peu renversée enarrière, les yeux à demi clos, elle se laissa emporter, légèrecomme un oiseau, par cet homme qui la dévorait du regard et dontelle pouvait entendre battre le cœur.

Mais à peine eut-elle pris possession du sol,qu’elle frappait de ses petits pieds pour les dégourdir, en mêmetemps qu’elle fouettait son amazone de sa cravache, en la relevantde la main gauche, que, redevenant complètement maîtressed’elle-même, elle s’écria :

– Et maintenant, à déjeuner ; jemeurs de faim !

– Tiens, c’est vrai ! réponditRaymond sur le même ton joyeux, mais tout tiède encore du contactde la belle enfant ; nous allons déjeuner ici… tous lesdeux ?

– À moins que nous n’invitions le bravemaster Booth !

Ce Booth était le maître de Star Tavern, qui,ayant reconnu la fille du grand manufacturier Panton, un de sesbons clients, s’avançait vers elle pour prendre ses ordres, sansparaître le moins du monde étonné de la voir avec un étranger.

– Qu’allez-vous nous donner ? luidemanda Rhéa. Il s’agit de faire en sorte que M. RaymondDeblain, mon cavalier et l’ami de mon père, emporte un bon souvenirde la cuisine du premier hôtel de Camden place.

– Rapportez-vous-en à moi, miss, fit avecassurance master Booth. Déjeunerez-vous dans le jardin ou dans unsalon ?

– Oh ! dans le jardin, réponditvivement la jeune fille. Tenez, là-bas, sous ce bosquet ; nousy serons à merveille.

Elle désignait un massif de chèvrefeuille enfleurs.

– Dans dix minutes, vous serez servis,affirma le patron de la taverne.

Et il rentra bien vite dans la maison pourdonner ses ordres.

Miss Panton revint à M. Deblain, qui n’enétait plus à être surpris de rien, mais n’en demeurait pas moinssous le charme, et elle lui dit, en prenant son bras :

– Quand je pense qu’en ce moment même,s’ils déjeunent à la maison, mon grave oncle Jonathan et son nonmoins grave fils Archibald sont en train de dire du mal de vous ettentent de prouver à mon père que je me compromets en sortant ainsiavec un étranger, un Français, un… Après tout, ils ont un peuraison ! J’ai peut-être eu tort de monter à chevalaujourd’hui, puisque ma sœur ne pouvait nous accompagner ? Etcette bonne miss Gowentall, dans quel état elle doitêtre !

Rhéa disait tout cela à travers d’enfantinséclats de rire, en entraînant son cavalier et en fouettant de sacravache les rosiers et les mimosas.

Ils firent ainsi le tour du jardin jusqu’aumoment où un maître d’hôtel vint les avertir qu’ils étaientservis.

Ils gagnèrent alors le bosquet sous lequelleur couvert était mis, pour prendre place à table, en face l’un del’autre, la fille d’Elias toute souriante, ravie de son équipée,Raymond quelque peu embarrassé au contraire de se trouver seul, entête à tête, avec cette belle enfant, dont il commençait vraiment às’éprendre.

Master Booth avait tenu sa promesse. D’abordla table était élégamment ornée de fleurs ; de plus, ledéjeuner promettait d’être exquis, à en juger par le premierplat : de délicates petites truites de rivière, du plusséduisant aspect. Quant au vin, c’était, rafraîchissant dans unseau de glace, du champagne de l’une des meilleures marques deReims.

Miss Panton s’était débarrassée de sa coiffureet, d’un mouvement coquet de la main, avait relevé ses cheveux.Elle était réellement adorable de grâce, de sans gêne, de jeunesseinsouciante et épanouie.

– Ne mangez-vous pas ? dit-elle toutà coup à son compagnon, qui ne la quittait pas des yeux. Ah !je sais bien que cette bonne miss Gowentall, qui cependant nesaurait vivre de privations, trouve que cela n’est pas poétique,mais j’ai fort bon appétit. Est-ce que cela vous déplaît ?Voyons, faites comme moi ; ces poissons sont délicieux.

– Vous avez raison, miss, réponditRaymond ; mais c’est que vous êtes vraiment si jolie…

– Que vous en perdez le boire et lemanger ! Vous voulez donc devenir maigre et blême comme moncousin Archibald ? Eh bien ! je ne suis pas de même, etje vous conseille de n’en rien faire. Un peu de champagne, je vousprie !

La jeune fille tendait son verre ; cemouvement la forçait à allonger le bras et dessinait les contoursharmonieux de son buste.

Deblain se souleva et, prenant soin de neremplir que doucement, pour ainsi dire goutte à goutte, la coupe demiss Panton, il profitait de ce que sa main était là, tout près delui, pour la baiser longuement, en répétant :

– Rhéa, je vous aime ; vraiment jevous aime !

– Alors, c’est le déjeuner desfiançailles, dit soudain une voix grave.

Stupéfaits, ils levèrent tous deux les yeuxsur l’entrée du bosquet, où venaient d’apparaître Jonathan Thompsonet son fils.

C’était le révérend qui avait prononcé cesétranges paroles, en s’adressant tout à la fois à sa nièce, àM. Deblain et à un troisième personnage que la sœur de Jennyne connaissait pas et qui se tenait derrière les deuxclergymen.

– Tiens, mon oncle et mon cousin !s’écria joyeusement Rhéa, pour qui la phrase du digne presbytérienn’était qu’une plaisanterie, peut-être un peu risquée de sa part.Par quel heureux hasard ?

– Ce n’est pas par hasard que nous sommesici, répondit avec solennité Jonathan, mais par la volonté duTrès-Haut !

– Et pour l’honneur de la famille, ajoutaArchibald, avec non moins de solennité.

– La volonté du Très-Haut, l’honneur dela famille ! dit Raymond, en se levant. Qu’est-ce que tout cecharabia ? En quoi donc l’honneur de miss Panton est-ilcompromis, parce qu’elle est ici à Camden place, en train dedéjeuner avec moi, dans un jardin public, en plein air ?

Toute rougissante, la jeune fille avaitégalement quitté son siège. Son visage trahissait une émotionviolente, une sorte de révolte d’orgueil.

– Il est possible, reprit Jonathan, d’unton monocorde, comme s’il débitait un sermon, que ces sortes dechoses soient sans importance dans votre pays ; mais il n’enest pas de même ici, dans les États de l’Union. Un homme qui, aprèsavoir été le cavalier d’une jeune fille pendant près d’un mois,l’emmène loin du toit paternel et lui dit : « Je vousaime, » cet homme se déclare son fiancé ; il prend ce quenous appelons « un engagement », et doit s’unir à ellepar les liens sacrés du mariage. Devant M. Macdonald, sheriffdu district – le clergyman désignait cet inconnu qui l’accompagnait– j’ai le droit et le devoir, monsieur Deblain, de vous demander sivous avez l’intention de réparer, en l’épousant, le préjudice moralque vous avez fait à ma nièce.

– Mais vous êtes fou, mon oncle !s’écria Rhéa avec indignation.

– Vous manquez de respect à un ministredu Seigneur, miss, observa Jonathan avec componction. C’est àmonsieur que je m’adresse ; c’est à lui de me répondre.

– Oui, c’est à lui de nous répondre,répéta le long Archibald, avec un accent de tristesse et un longregard suppliant à sa cousine.

– Messieurs, dit Raymond, revenu de sonpremier étonnement, je ne comprends pas…

La jeune fille l’arrêta vivement pourriposter :

– Moi, je réponds pour lui : Non,M. Deblain ne m’a jamais rien promis ; c’est moi qui l’aiconduit ici, c’est moi qui l’ai, en quelque sorte, forcé dem’accompagner, ainsi, d’ailleurs, qu’il le fait presque tous lesjours.

– Jusqu’à présent vous sortiez avec votresœur ou miss Gowentall, insinua le révérend. Aujourd’hui vous êtesseule avec monsieur, dans un endroit écarté, et nous sommes arrivésjuste au moment où il vous baisait la main en vous affirmant sonamour. Est-ce vrai ?

– C’est vrai, dit l’hôte d’Elias,désireux de mettre fin à cette scène ridicule dont miss Pantonsemblait fort humiliée. Eh bien ! oui, j’ai avoué àmademoiselle que je l’aime, et il est également exact que, si ellele veut, je deviendrai son mari. En quoi cela vousregarde-t-il ?

Les deux clergymen levèrent les bras au ciel,comme pour le prendre à témoin du blasphème de l’étranger.

– Est-ce M. Panton qui vousenvoie ? continua Raymond. Si c’est lui, dans une heure, jelui demanderai la main de sa fille ; si ce n’est pas lui,retournez à vos affaires et laissez-nous tranquilles.

– Vous me paraissez ignorer nos lois,monsieur, observa le sheriff. Un gentleman surpris avec une jeunefille dans l’intimité où nous vous avons trouvé avec miss Rhéa doitson nom à cette jeune fille. This is an engagement on hispart ! C’est un engagement qu’il a contracté.

– À moins que cette jeune fille ne refuseelle-même ce nom, dit fièrement la nièce du révérend.

– Oh ! oui, refusez, murmuravivement Archibald à l’oreille de sa cousine, près de qui ils’était avancé. Je n’ai jamais douté de votre pureté, je vous aime,vous serez ma femme et, de cette façon, personne n’aura le moindreblâme à vous adresser.

– Ah ! je comprends maintenant votrepetite combinaison, lui répondit tout haut miss Panton, en serapprochant de Raymond, comme pour se mettre sous saprotection ; vous avez supposé que, comme je refuseraiscertainement d’être votre complice dans ce mariage par surprise, jeserais trop heureuse de me tirer d’embarras en acceptant de devenirvotre femme. Vous vous êtes trompé, mon cousin : je ne veuxpas de vous, parce que je ne vous aime pas, et M. Deblain nem’épousera pas, parce que…

– Si je n’ai pas le bonheur de devenirvotre mari, interrompit l’ami du docteur Plemen, en prenantgalamment la main de Rhéa, ce sera seulement parce que vous nevoudrez pas de moi. Acceptez mon nom et je bénirai l’interventiontout au moins bizarre de ces messieurs.

Sans retirer sa main de celle de Raymond, maisaussi sans prononcer un seul mot, la sœur de Jenny baissait latête.

– Ainsi, vous êtes prêt à épouser missPanton ? demanda Jonathan à M. Deblain.

– Certes, si elle veut bien de moi pourmari !

– Et vous, Rhéa ?

L’adorable enfant leva les yeux sur soncompagnon et, en lui voyant la physionomie souriante ainsi que lesregards affectueux, elle répondit de suite :

Moi, je ferai selon le désir deM. Raymond.

Le blême Archibald devint plus blême encore,le sheriff esquissa une grimace de satisfaction, et quant aurévérend Thompson, tirant des incommensurables profondeurs de l’unede ses poches une Bible, il l’ouvrit lentement, se redressa detoute sa hauteur, ce qui le fit paraître plus grand encore, et ditavec componction :

Alors, tout est selon les vues duSeigneur !

Puis, s’adressant à l’étranger, il psalmodia,en lisant dans son livre :

– Veux-tu avoir cette femme pour ta femmeépouse (to thy wedded wife) ; veux-tu vivre avec elleselon l’ordonnance de Dieu, dans le saint état du mariage ?Veux-tu…

– Pardon, cher monsieur Jonathan,interrompit l’hôte de master Panton, mais pourquoi me dites-voustout cela, puisque je vous ai déjà affirmé que c’était choseconvenue et qu’aussitôt rentré à Philadelphie, je demanderaiofficiellement à votre beau-frère la main de sa fille ?

– Ce sera inutile ; je vousmarie.

– Vous nous mariez, comme ça, sans plusde façon, au milieu d’un déjeuner, en plein air ?

– Le moment et le lieu pour célébrerl’union sainte de deux de ses créatures sont indifférents auTrès-Haut. Je vous prie de ne pas m’interrompre.

M. Deblain haussa légèrement les épauleset se tourna en souriant vers miss Panton, comme pour luidire : Écoutons votre oncle, puisque ça lui fait plaisir.

Debout et les deux mains appuyées sur ledossier de son siège, la jeune fille acquiesça du regard.

Le révérend continua :

– Veux-tu l’aimer, l’entourer de tessoins, la garder en état de maladie comme en bonne santé, et,éloignant de ta pensée toutes les autres, t’en tenir à elle aussilongtemps que vous vivrez tous les deux ?

Puis, parlant à miss Rhéa, il lui lut la mêmeallocution, sauf que le mot « femme » y était remplacépar le mot « époux », et qu’indépendamment de cettephrase : « Veux-tu l’aimer et l’entourer de tessoins », il y avait, de plus : « Veux-tu lui obéir,l’honorer et le servir ? »

Cela fait, il mit dans la main droite de sanièce celle de Raymond et dit à ce dernier, qui ne résistaitplus :

– Veuillez répéter avec moi :« Je te prends pour ma femme épouse et veux te garder et techérir dès aujourd’hui en bien ou en mal, en état de richesse ou depauvreté, en bonne santé ou en maladie, pour t’aimer et t’estimerjusqu’à ce que la mort nous sépare, selon l’ordre de Dieu. Dans cetesprit, je te donne ma foi. »

Ces mots prononcés et redits complaisammentpar M. Deblain, le long Jonathan retira la main de celui-ci decelle de Rhéa, mais pour remettre aussitôt la main de la jeunefille dans celle de celui qu’elle épousait, et il lui fit répéterla même formule, ce qu’exécuta miss Panton d’une voix douce etgrave qui émut singulièrement le Français.

Quand elle eut terminé, le brave Thompson,tirant un anneau d’or de son gousset, le passa, au quatrième doigtde sa nièce, en disant à M. Deblain, qui murmurait :« Sapristi ! le révérend n’a rienoublié ! »

– Répétez encore ces derniers mots :« Avec cette bague, je t’épouse ; avec mon corps, je terévère, et tous mes biens, je te les fais partager, au nom du Père,du Fils et du Saint-Esprit. Amen. »

L’ami du docteur Plemen obéit, pendant que lasœur de Jenny tremblait un peu ; puis le clergyman ferma saBible et, soulevant son chapeau :

– Ma chère nièce, mon cher neveu, dit-il,vous pouvez vous remettre à table.

Et, faisant signe à son fils et au sheriff dele suivre, l’honorable pasteur se retira aussi gravement qu’ilétait venu.

La cérémonie avait duré dix minutes.

– Alors nous sommes donc vraimentmariés ? demanda Raymond à miss Rhéa, dès qu’il se vit seulavec elle.

– J’en ai peur pour vous, répondit missPanton avec un sourire.

– Peur pour moi ! Pour moiseul ? Et pour vous ?

– Oh ! non. Je ne crains qu’unechose, c’est que vous ne pensiez que nous étions d’accord, mononcle, mon cousin et moi, pour vous jouer ce mauvais tour.

– Ce mauvais tour ! Miss, cetteexpression-là mérite un châtiment sévère.

Il l’avait attirée doucement à lui etl’embrassait avec tendresse.

– Monsieur Deblain, fit la jeune fille ense défendant un peu.

– Madame Deblain, répondit gaiementRaymond, vous oubliez bien vite ces mots que vous venez deprononcer : « Je veux lui obéir et l’aimer. »M’aimer, cela viendra peut-être ; mais m’obéir, il faut lefaire de suite.

– Alors vous ne m’en voulezpas ?

– D’être devenue ma femme ?

– Oui, d’être devenue votre femme… un peumalgré vous.

– Le fait est qu’en partant ce matin deWalnut street avec vous, je ne me doutais guère que je reviendraisde ma promenade bel et bien marié. Cependant pourvu que cela nevous fasse pas trop de peine.

– Vous ne le pensez pas ?

La charmante enfant avait mis ses deux petitesmains sur les épaules de son époux et laissait son front à la mercide ses lèvres.

– Mais alors, hurrah ! forthe reverend Jonathan and his son, without forgetting thesheriff. Hip, hip,hurrah !

Il accentuait chacune de ses exclamations parun tendre et long baiser que la jeune femme ne refusait plus.

– Maintenant, dit-il ensuite, comme nousdevons tous deux obéissance à votre digne oncle, remettons-nous àtable, non plus en face l’un de l’autre, cérémonieusement, mais là,tout près. Notre déjeuner des fiançailles est devenu notre repas denoce !

Il plaça son siège à côté de celui de missRhéa, qui s’était assise sans se faire prier, et il lui servit uneaile de perdreau, en ajoutant :

– C’est votre père qui va êtrestupéfait ! Pourvu qu’il ne se fâche pas !

– Il ne se fâcherait que s’il m’avait étéfait violence, répondit coquettement la fille d’Elias.

Vous ne me détestez donc pas trop ?

– Ma foi, non ! J’avais mis dans matête d’épouser un Français ; c’est tant pis pour vous, si vousvous êtes trouvé là.

La glace, bien légère, d’ailleurs, quiexistait entre eux, était rompue.

Cinq minutes après, les deux nouveaux épouxétaient tout à fait d’accord et quand, une demi-heure plus tard,ils remontèrent à cheval pour regagner la ville, ils eussentscandalisé par leur entrain le grave Thompson, s’il avait pu lesentendre.

La vérité, c’est que miss Rhéa était ravied’être devenue Française. Elle allait donc aller à Paris, vivreentièrement à sa guise, elle le pensait du moins, se faire habillerpar les premiers couturiers de la grande ville et ne plus êtreexposée aux jérémiades de miss Gowentall, aux sermons de son oncleJonathan et aux soupirs de son cousin Archibald.

Quant à M. Deblain, s’il s’avouaitsincèrement qu’il n’aurait jamais eu le courage de se marierlui-même, en même temps parce qu’il était accoutumé à sa vie devieux garçon et parce qu’il n’aurait osé affronter lesplaisanteries de son ami Plemen, il était enchanté qu’on lui eûtforcé la main, surtout pour lui faire épouser une adorable créaturequ’il se sentait porté à aimer de tout son cœur.

Aussi Raymond et Rhéa firent-ils la route leplus agréablement du monde. Ce fut seulement lorsqu’ils eurent mispied à terre dans la cour de l’hôtel de Walnut street, que, seregardant tous deux, en se demandant, l’un et l’autre, comment ilsallaient apprendre à M. Panton ce qui s’était passé, ils nepurent retenir, un éclat de rire.

– Ah ! c’est votre affaire, dit lajeune femme ; moi, je vais changer de costume. Vous savez, àcette heure-ci, mon père est toujours dans son bureau !

Elle envoya de la main un baiser à son mari ets’esquiva, pour monter dans son appartement.

– Sapristi ! murmuraM. Deblain, une fois seul, ça n’est pas déjà si commode àraconter, cette histoire-là. Quel singulier pays ! Rhéa estcharmante ainsi que sa sœur ; mais les autres, quelle drôle defamille ! Heureusement que l’oncle Jonathan, car je suis sonneveu à cet original-là, et mon cousin Archibald ne nousaccompagneront pas en France.

Tout en se livrant à cet aparté, l’époux de lajolie miss Panton avait traversé le hall et il était entré dans lecabinet particulier du chef de la maison.

Le bonhomme Elias était à sacorrespondance.

– Tiens, vous voilà déjà, dit-il à sonhôte, en relevant la tête ; mais par Guillaume Peen, vousarrivez fort à propos : j’écris justement à Roubaix pour cetteaffaire de draps dont je vous ai entretenu, vous allez me donnervotre avis.

– Pardon, cher monsieur Panton, observaRaymond, c’est que j’ai, moi, à vous parler d’une chose délicatequi vous intéresse plus directement.

– Ah ! bah ! De quoidonc ?

– Vous n’ignorez pas que je suis sorti cematin à cheval avec votre fille miss Rhéa ; or, là-bas, àCamden place…

– Vous l’avez épousée.

– Comment, vous le savez ?

– Parbleu ! C’est mon beau-frèreJonathan lui-même qui me l’a appris. Pendant que vous terminieztranquillement votre déjeuner, il est revenu par le chemin de feret m’a raconté l’aventure !

– Et vous trouvez cela toutsimple ?

– Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ?Vous faisiez la cour à ma fille, vous ne lui déplaisiez pas, ellevous a pris pour mari, vous êtes un brave garçon que j’aimebeaucoup. Ce sont là vos affaires et non pas les miennes. Je saisbien que ça n’a pas dû être d’une gaieté folle d’être marié par monlong beau-frère ; mais j’espère que cela ne vous portera pasmalheur. Estimez-vous bien heureux s’il ne vous a pas débité uninterminable et incompréhensible discours ! Oh ! vous n’yperdez rien pour lui avoir échappé cette fois-ci ; il saurabien vous rattraper ! En attendant, touchez là, mon gendre.Ah ! vous me devez vingt dollars pour la bague que Thompson apassée au doigt de Rhéa. Il m’en a remis la facture ; jeretiendrai ça sur la dot.

Absolument ahuri, mais enchanté, le mari demiss Panton serra cordialement la large main que lui tendait sonbeau-père, puis il courut rejoindre sa femme.

Le lendemain, cette étrange union étaitrégularisée à la légation française. Quinze jours plus tard,M. et Mme Doblain s’embarquaient pour laFrance.

Tout ravi qu’il fût de son sort, Raymondn’avait osé annoncer son mariage au docteur Plemen ; il nevoulait le faire qu’en débarquant au Havre, par une simpledépêche.

Naturellement l’excellenteMme Panton avait beaucoup pleuré en se séparant desa fille, et le digne Jonathan s’était vengé du mariage qu’il avaitfait lui-même, en adressant un long sermon aux deux époux et enbourrant la malle de son neveu Raymond d’une foule de religioustracts.

Quant à Jenny, qui restait seule, livrée àmiss Gowentall, elle avait murmuré à l’oreille de sa sœur, enl’embrassant avec tendresse :

– Que tu es heureuse d’aller en France,de voir Paris ! Ah ! je ne tarderai pas à te rejoindre,même s’il me faut, pour cela, devenir la femme du colonelParker.

Voilà comment, moins de trois mois après avoirquitté Vermel, célibataire endurci, l’ami du docteur Plemen yrentra marié et fort amoureux de celle à laquelle il avait donnéson nom, entre des truites meunières et des perdreaux froids, sousun des bosquets du jardin de Star Tavern, à Camden place, dansl’État de Pensylvanie.

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