Le Cas du Docteur Plemen

Chapitre 5LE DOCTEUR PLEMEN S’HUMANISE

ErikPlemen fut la première personne que Raymond aperçut, en descendantde wagon. Il se promenait sur le quai, en attendant l’arrivée dutrain.

– Ma femme, fit Deblain à son ami, aprèsl’avoir embrassé et en lui présentant Rhéa.

Celle-ci tendit la main au docteur et lui ditavec grâce :

– Je vous connais, monsieur, depuislongtemps déjà. Mon mari m’a si souvent parlé de vous et del’affection mutuelle qui vous lie que j’étais certaine de voustrouver ici, pour me souhaiter la bienvenue.

– Madame, répondit Plemen, Raymond auraitpu se dispenser de vous nommer, puisqu’il m’a écrit qu’il avaitépousé la plus jolie des jeunes filles de l’Union. Celasuffisait ; je vous aurais reconnue de suite.

Il avait offert son bras àMme Deblain qu’il conduisit jusqu’à sa voiture, etil ne la quitta qu’en lui baisant galamment la main. Son mari avaitpris place auprès d’elle.

– Est-ce que tu ne retournes pas cheztoi ? demanda le manufacturier au docteur.

– Pas immédiatement, répondit Erik ;il me faut aller faire ma visite à l’hôpital ; mais jerentrerai de bonne heure.

– Tu dîneras avec nous ?

– Oh ! je ne sais trop si je doisaccepter… Un jour d’arrivée.

– Je vous en prie, monsieur, fitl’Américaine en souriant.

– Alors, c’est entendu, comptez surmoi.

Et, saluant respectueusement la jeune femme,il laissa le coupé s’éloigner, pendant qu’il murmurait :

– Si Raymond a fait une sottise, du moinsla cause en est adorable, et même trop adorable, peut-être, enraison de son caractère faible. Voilà une petite étrangère qui vamettre à l’envers toutes les cervelles de Vermel !

Au même instant, Rhéa disait à sonmari :

– Il a l’air charmant, M. Plemen. Àla bonne heure, voilà un docteur comme ils devraient êtretous ; les malades auraient moins peur des médecins !

On voit que M. Deblain avait eu raison decompter sur les sourires et les beaux yeux de sa femme pour dompterson terrible ami.

Le soir même, à table, Rhéa acheva de leséduire. Le lendemain, Erik pardonnait complètement à son anciencompagnon de plaisir de s’être marié, et quinze jours plus tard lafille du gros Elias avait fait la conquête de toutes les personnes,hommes et femmes, auxquelles son mari l’avait présentée.

On s’accordait à la trouver aussi spirituelleque jolie ; on s’attendait à la voir donner un nouvel élan àla société élégante de la ville, et comme elle eut le tact de serendre immédiatement chez le pasteur protestant et chez lesvieilles dames qui étaient à la tête de l’église réformée, pourprendre rang au milieu d’elles, ce ne fut bientôt qu’un concert delouanges à l’adresse de la belle Américaine.

De plus, on ne tarda point à savoir queMme Deblain était la fille du riche manufacturierde Philadelphie, Elias Panton, bien connu à Vermel, où sa maisonfaisait d’importantes affaires depuis longues années, et chacunalors complimenta le beau Raymond de son choix.

Ses anciens amis, vieux garçons, et les femmescoquettes que son mariage privait de ses hommages trouvaientseulement qu’il avait épousé une personne beaucoup trop jeune pourlui, et on lui prédisait charitablement quelque mésaventureconjugale, tôt ou tard. Ne méritait-il pas, d’ailleurs, la peine dutalion ?

Nous n’avons pas besoin de dire que Deblains’était bien gardé de raconter à qui que ce fût, sauf à son intime,dans quelles circonstances par trop américaines il s’était marié.Bien que cette union si lestement prononcée par le révérendJonathan Thompson, sous un bosquet de Star Tavern, eût étérégularisée selon la loi française, la pudibonderie provincialen’aurait jamais voulu prendre ce mariage au sérieux, si on en avaitconnu les bizarres incidents.

Toutefois, l’engouement pour Rhéa était loind’être unanime. D’abord, Mme Dusortois, chez quison mari l’avait conduite, tout à fait par déférence et par acquitde conscience, ne l’avait reçue que d’un air pincé, et elle n’étaitvenue lui rendre sa visite qu’à contre-cœur, sans être accompagnéede ses filles.

L’avare dame ne pouvait pardonner à son neveud’avoir mis si complètement à néant l’espérance qu’elle avaittoujours eue de devenir sa belle-mère, et, logiquement, elle sesentait remplie de haine pour celle qui avait pris la place de safille aînée.

Dans son monde bourgeois et de principessévères ou plutôt étroits, Mme Dusortois trouvaaisément des gens qui firent chorus avec elle, et si ces gens-là setinrent pendant quelque temps dans une réserve prudente, ils nedissimulèrent plus leurs sentiments envieux à l’égard de lanouvelle venue, lorsqu’ils la virent entourée, adulée, et donnantdes fêtes dont on se disputait les invitations.

Pour les femmes des petits rentiers, desfonctionnaires et de certains magistrats, obligées de vivremodestement, Mme Deblain était une coquette, unefolle ; elle ruinerait son mari en le rendant ridicule.Certainement, elle finirait mal.

Selon ces esprits jaloux, il était scandaleuxde voir une étrangère prendre ainsi le haut du pavé et braverl’opinion publique, en important ses mœurs américaines dans uneville jusque-là tranquille et en donnant de mauvais exemples auxjeunes filles.

C’est là ce que se disaient, ce que serépétaient la tante de Raymond et quelques-unes de ses amies, entreautres Mmes Lachaussée et Babou, femmes du procureurgénéral et du juge d’instruction, et d’autres encore qui, jusqu’àl’arrivée de la fille du riche Elias, avaient tenu un certain rang,mais étaient maintenant tout à fait éclipsées.

Il est vrai que la charmanteMme Deblain n’avait rien négligé, mais faisaittout, au contraire, bien inconsciemment, pour s’attirer cesinimitiés et ces jalousies mesquines.

Son mari, qui l’aimait beaucoup et dont nousconnaissons le caractère faible, l’ayant laissée maîtressed’organiser sa maison à sa guise, l’hôtel du manufacturier,seulement confortable avant son mariage, était devenu, grâce à Rhéasi remplie de goût, la plus élégante des habitations.

L’appartement particulier de la jeune femme,contigu avec celui de son époux, au premier étage, eût fait envie àla plus coquette des Parisiennes. Ce n’était partout que bibelotsde prix, objets d’art et tapisseries anciennes qu’elle rapportaitde Paris à chacun de ses voyages. On venait par curiosité visitersa salle de bain, merveille d’installation luxueuse.

Au premier grand dîner que donna Deblain pourinaugurer son hôtel restauré, la table fut semée de fleurs. Jamaison n’avait eu idée de semblable chose à Vermel.

Le jardin, tout simplement entretenu tant queRaymond était resté célibataire, avait été transformé. On y avaitconstruit, communiquant avec le rez-de-chaussée, une grande serre,qui renfermait des plantes tropicales inconnues et les fleurs lesplus rares.

La remise n’abritait plus seulement, commeautrefois, le coupé et le dogcart du maître de la maison, maisencore une calèche et un phaéton que Rhéa conduisaitelle-même ; et l’écurie, qui, jadis, ne s’était jamaiscomposée que de deux bêtes d’attelage et d’un cheval de selle,s’était augmentée de deux demi-poneys pour la voiture deMme Deblain, et d’une superbe jument anglaisequ’elle montait presque tous les matins pour courir les environs,soit avec son mari, soit avec celles de ses amies auxquelles elleavait fait prendre l’habitude de ces promenades équestres ;soit même seule, suivie à distance réglementaire par un groom,correctement vêtu. Tout cela au grand scandale des bourgeoises,qui, ne pouvant en faire autant, affirmaient que ces distractionsétaient du plus mauvais goût.

Puis la jeune femme mit à la mode le crocket,les lawn-tennis, les rallye-papers dans la superbe forêt quis’étendait autour de la Malle, cette maison de campagne que sonmari possédait à trois lieues de Vermel. Elle eut son fîveo’clok et beaucoup l’imitèrent. Elle organisa des kermesses,des fêtes de charité, des représentations théâtrales, des tableauxvivants, et alors la société de la ville se divisa définitivementen deux camps bien tranchés. Dans l’un, on adorait la belleAméricaine, l’âme des fêtes et des plaisirs ; dans l’autre, onla haïssait, on la traitait tout simplement de dévergondée et sonmari d’imbécile.

Cependant Plemen la défendait toujours etpartout, affirmant, ce qui était exact, qu’avec toutes ses alluresquelque peu excentriques, Mme Deblain était la plushonnête des femmes. Il en arriva même si vite à mettre un telempressement à rompre des lances en sa faveur, que bientôt lesbonnes langues ne craignirent pas d’insinuer que le beau docteurétait tout simplement épris de la coquette étrangère.

Et cela, alors qu’elle était mariée depuis sixà huit mois à peine.

La vérité, c’est que Plemen, qui n’avaitjusque-là payé sa dette qu’aux amours faciles, était tombé sous lecharme, qu’il trouvait Rhéa absolument séduisante, et que, vivantdans l’intimité du jeune ménage, il se laissait glisser doucement,peut-être même à son insu, sur la pente d’un de ces amoursdominateurs qui font un esclave de l’homme le plus fort.

Car rien n’avait été changé, pour ainsi dire,dans les rapports des deux amis.

Deblain, tout autant que lorsqu’il étaitgarçon, ne pouvait se passer de Plemen.

La porte du jardin qui mettait encommunication les deux hôtels n’avait pas été condamnée ; rienne se faisait chez le mari de Rhéa sans que le docteur eût étéconsulté, ce qui, parfois, humiliait un peu la fille dePanton ; le couvert d’Erik était toujours mis à la table deRaymond, et ce dernier hésitait même à aller à Paris avec sa femme,voyages qui étaient fréquents, si son inséparable ne pouvait lesaccompagner.

C’était, enfin, honnêtement, une sorte deménage à trois.

Deblain n’était point passionnément épris decelle qui portait son nom, mais il était fier de sa beauté, de sonélégance, du rôle qu’elle jouait et lui faisait jouer àVermel ; il aimait qu’on lui fît des compliments à sonadresse, surtout le docteur, que ce rôle de Gygès, auprès de ceCandaule bourgeois, naïvement vaniteux et confiant, gêna bientôt,car bientôt il fut forcé de s’avouer que la femme de son ami luiplaisait de plus en plus.

Il en était arrivé à trouver que Rhéa avaitfait une sottise en épousant un homme d’une intelligence inférieureà la sienne, d’une distinction médiocre, d’un tempérament sicomplètement opposé au sien, d’une imagination nulle, terre àterre, enfin sans ambition autre que celle d’être le premier dansson industrie.

Pourquoi n’avait-il pas fait avec Deblain levoyage de Philadelphie ? C’est lui bien certainement que lafille du riche Elias aurait choisi, et il n’aurait pas eu besoin durévérend Jonathan pour devenir son mari.

Cette union, telle qu’elle avait étéprononcée, n’était-elle pas ridicule ? Ne prouvait-elle passurabondamment que miss Panton, en se soumettant à l’ultimatum deson oncle, n’avait eu qu’un but : quitter sa famille, échapperà son cousin Archibald et habiter la France ?

Lorsqu’un ami, vivant dans l’intimité d’unménage, se livre à de telles réflexions, c’est que le désir de latrahison n’est pas loin. La pitié pour la femme mariée est souventl’excuse lâche et honteuse que se donne celui qui veut volerl’honneur d’autrui.

Dans son étrange et fatale aberration, Plemenne tarda point à aller jusqu’à se dire qu’il ne ferait, après tout,qu’une action purement humaine en consolant cette adorable créaturesi mal mariée et qui ne pouvait être heureuse.

Or, sur ce dernier point, le docteur étaitabsolument dans le faux. Mme Deblain n’était ni nese trouvait à plaindre. Elle n’avait certes aucune passion pour sonmari, mais il était loin de lui déplaire. Peut-être l’eût-ellepréféré plus jeune, plus distingué, moins prosaïque, plusambitieux ; mais si Raymond manquait de ces qualités, illaissait du moins sa femme maîtresse absolue dans sa maison ;si élevées que fussent ses dépenses, si folles que fussent parfoisses fêtes et ses excursions, jamais rien de tout cela n’était de sapart l’objet de la moindre critique.

Les choses en étaient là, lorsque Rhéa reçutde sa sœur une nouvelle que ses lettres précédentes ne lui avaientpas permis de prévoir.

« Me voilà mariée ; moi aussi, machérie, lui écrivait Jenny ; je suis depuis hier la femme ducolonel Gould-Parker, attaché militaire à l’ambassade desÉtats-Unis à Paris !

« Tu t’expliques maintenant ce mariageinattendu ! Attaché militaire en France ! Commentpouvais-je résister ! Du reste, mon mari m’a tout l’air den’être un peu rude que de forme. Les mœurs françaisesl’assoupliront, si le grand amour qu’il me témoigne ne suffit paspour le transformer.

« Si tu avais vu la figure consternée denotre cousin Archibald, lorsque mon père lui a appris qu’il avaitaccordé ma main à M. Gould ! Il allait et venait dans lamaison en levant les bras au ciel.

« On eût dit qu’il cherchait autour denotre bonne mère s’il n’y avait pas une troisième miss Panton,c’est-à-dire une troisième dot de cent mille dollars.

« Et la pauvre miss Gowentall, queldésespoir ! Elle ne s’est calmée que quand notre père lui aremis un titre de rente viagère de deux cents livres, pour laremercier des bons soins qu’elle nous a donnés. Alors, dans soneffusion de reconnaissance, elle s’est jetée dans les bras de notrevénérable oncle Jonathan, qui se trouvait là fort à propos, et en aperdu l’équilibre.

« Le révérend est veuf et sans fortune.Est-ce que miss Gowentall… ?

« Pardonne-moi tous cesenfantillages ; mais je suis si heureuse d’être mariée ;non, je veux dire, j’éprouve une telle joie à la pensée que je vaiste revoir, car nous nous embarquons dans huit jours. Le colonel al’ordre de se rendre à son poste sans retard.

« Je serai donc bientôt près detoi ; nous allons donc être réunies, chère petite sœur, et,pour comble de bonheur, notre père m’a formellement promis de venirprochainement en France avec maman. J’espère bien qu’il ne songerapas à amener l’oncle Jonathan ni le cousin Archibald !

« Donc, à bientôt, ma chérie Rhéa, car jesuis certaine que tu seras à Paris pour m’en faire les honneurs,quand j’y arriverai.

« En attendant, je t’aime toujours ett’embrasse fort, bien tendrement. J’ai beau êtreMme la colonelle, je n’en reste pas moins, n’est-cepas ? ta bonne sœur, qui n’aimera jamais vraiment quetoi ! »

« JENNY. »

On pense avec quelle joieMme Deblain lut et relut cette lettre. Peu luiimportait que sa sœur eût épousé le colonel Gould ou toutautre ! Elle était en route pour la France, elle allait lavoir, lui prouver combien son affection était restée la même. Celaseulement l’intéressait.

Aussi, dès qu’elle apprit par dépêche queM. et Mme Gould-Parker s’étaient embarqués àNew-York sur l’Amérique, arracha-t-elle Raymond à sesaffaires pour l’entraîner au Havre, où huit jours après, Jenny, dela passerelle du paquebot, reconnut, à l’extrémité de la jetée,Rhéa qui lui envoyait des baisers.

Moins d’une demi-heure plus tard, les deuxsœurs se jetaient dans les bras l’une de l’autre, sur le quai dubassin de l’Eure, pendant que le colonel américain, raide comme unpiquet, sérieux comme un soldat sous les armes, donnait unvigoureux shake-hand à M. Deblain, en lui disant,avec la gaieté qu’il aurait mise a prononcer un DeProfundis :

– Mon cher beau-frère, je suis heureux devous voir.

– Saperlotte ! pensa Raymond, enretirant ses doigts ankylosés de la large main du Yankee, lemariage n’a pas rendu folâtre ce cher colonel.

Le fait est que Gould-Parker, tout ens’efforçant d’être gracieux, ne perdait rien de son air rébarbatifordinaire. Son sourire avait quelque chose du rictus d’unfauve.

C’était un grand gaillard sec, nerveux, d’uneforce musculaire peu commune, toujours militairement boutonné, mêmelorsqu’il était vêtu d’une simple jaquette, de physionomieintelligente, mais dure.

On le disait fort épris du métier des armes,démesurément ambitieux et encore plus jaloux. C’était un de cesterribles maris constamment prêts à tordre le cou, comme à desimples poulets, à ceux qui regardent avec trop d’admiration leursfemmes, et à se rendre veufs, sur un simple soupçon d’infidélité dela part de celles qui ont le bonheur de porter leur nom.

Pendant la traversée, il avait failli avoirdix affaires, mais cependant Jenny ne souffrait pas encore trop desjalousies de cet Othello pensylvanien. Du moins, elle ne paraissaitpas s’en occuper outre mesure.

Le lendemain même, les deux ménages partirentpour Paris ; le colonel et sa femme occupèrent, au boulevardHaussmann, la chambre du docteur Plemen, en attendant qu’ilseussent arrêté et meublé un appartement, et ce fut alors, pendantune quinzaine de jours, de la part des deux sœurs, de follescourses à travers la grande ville.

C’est à peine si M. Gould-Parker pouvaitçà et là enlever Jenny à Mme Deblain pour lesvisites officielles qu’il devait faire aux membres importants de lacolonie américaine.

De guerre lasse, Raymond, que ses affairesrappelaient chez lui, était retourné seul à Vermel. Sa femme nevint le rejoindre que quand Mme Parker fut à peuprès installée dans l’appartement qu’elle avait loué rueDumont-d’Urville, tout près de la légation des États-Unis, et, àpartir de cette époque, les voyages de Rhéa furent de plus en plusfréquents, car si le colonel était venu passer quelques jours àVermel avec Jenny, sa jalousie, que la vie parisienne rendaitencore plus farouche, ne lui permettait pas de l’autoriser àquitter Paris s’il ne pouvait l’accompagner.

Mme Deblain, en véritableAméricaine, était toujours en route. Pour un oui ou pour un non,elle sautait dans le train, seule ou avec son mari, et débarquaitchez sa sœur, le matin, à midi ; le soir, souvent sans mêmes’être fait annoncer par une dépêche. Les trois heures quiséparaient Vermel de Paris par l’express n’étaient pour elle qu’unesimple promenade.

On pense aisément si ces absences continuellesde la jeune femme donnèrent prise aux cancans et aux bavardages deses ennemies, de Mme Dusortois surtout, qui savaitcependant que sa nièce allait tout simplement à Paris pourretrouver sa sœur.

Quant à celle-ci, il lui fallut à peinequelques mois pour devenir une Parisienne accomplie. On ne tardapas à la citer parmi les plus jolies et les plus élégantes desétrangères ; les petits journaux mondains parlèrent de sestoilettes, de sa hardiesse de sportswoman, et elle eut bientôt unsalon fréquenté par ces artistes, ces littérateurs, ces célébritésen tout genre, dont les riches Américains aiment à s’entourer.

Cette existence tourmentait bien un peu lecolonel ; mais son orgueil flatté imposait silence à sesterreurs conjugales. D’ailleurs la conduite de sa femme demeuraitirréprochable, selon même les plus médisants.

C’était un murmure d’admiration lorsque lesdeux sœurs arrivaient ensemble à la Comédie française, à l’Opéra oudans les salons qui s’étaient aussitôt ouverts à leur hautesituation et à leur beauté, et ces succès faisaient vivementregretter à Rhéa de ne pas habiter Paris tout à fait, de n’y passerque comme un météore, au lieu d’en être une des plus brillantesétoiles.

Lorsqu’elle était rentrée à Vermel, elleprenait volontiers Plemen pour confident. Elle lui disait alors,avec un de ces sourires irrésistibles qui étaient un de ses plusgrands charmes :

– De même que les docteurs ordonnent àleurs clientes les mieux portantes toutes les stations balnéairesoù elles ont envie de se rendre, ils devraient aussi découvrir unemaladie pour la guérison de laquelle le séjour de Paris seraitindispensable.

Et le galant praticien s’empressait derépondre en conservant dans la sienne, plus longtemps qu’il n’étaitnécessaire pour lui tâter le pouls, la petite main de la troublantejeune femme :

– Le fait est que la province est indignede vous. Si j’avais le bonheur d’être votre mari, il y a longtempsque vous ne vivriez plus ici, dans ce trou que vous avez cependanttransformé en partie. Quelle idée avez-vous eue d’épouserRaymond ? Il est vrai que cette idée-là est surtout venue àvotre oncle Jonathan ! Mais Deblain, vous aurez beaufaire ; ne sera jamais qu’un bourgeois incapable de comprendreune charmeresse telle que vous.

Parfois Rhéa, avec son esprit léger, prenaiten riant ces sorties du médecin, qui ressemblaient fort à desdéclarations ; parfois, au contraire, toute rougissante, elleretirait vivement sa main, en lui disant avec une certainefermeté :

– Vous oubliez, mon cher Plemen, queRaymond est votre ami… et mon mari.

Riposte d’honnête femme, que le savantaccueillait d’ailleurs avec un parfait cynisme, enrépondant :

– Parbleu ! non, je ne l’oubliepoint, et c’est ce dont j’enrage !

Puis il ajoutait, mais alors sur un ton desimple plaisanterie :

– Heureusement que, grâce à un petitdéputé méridional fort intelligent et des plus spirituels, nousavons le divorce, tout comme en Amérique ! Or, quand une joliefemme divorce en province, ce ne peut être que pour habiter Paris…avec l’époux de son choix.

Lorsque Plemen s’exprimait ainsi, Rhéa étaitbien forcée de rire ; mais comme la grande ville et sesplaisirs hantaient incessamment sa cervelle, elle parisianisait deplus en plus cette société de Vermel, qu’elle menait au gré de sesfantaisies, ce dont Mme Dusortois était de plus enplus scandalisée, mais ce que M. Deblain trouvait toujourscharmant.

Pour lui, sa femme ne pouvait avoir tort, etle jour où elle revint de Paris avec les plans d’une salle despectacle qu’elle voulait faire construire à la Malle, dans le fonddu jardin, à côté de la serre, il applaudit des deux mains à ceprojet, qui, dès qu’il fut connu, souleva les bravos enthousiastesdes commensaux habituels de la séduisante Américaine.

On allait donc pouvoir jouer la comédie sur unvrai théâtre, comme à Paris, chez la duchesse de X… et la marquisede Z… Les amies de Mme Deblain étaient ravies et sedisputaient déjà les rôles dans les pièces à venir.

Quant à Raymond, lorsque Rhéa lui présentaM. Félix Barthey, un peintre de grand talent dont elle avaitfait la connaissance chez sa sœur et à la légation des États-Unis,et qu’il avait souvent rencontré lui-même dans le monde, à Paris,il répondit à l’artiste :

– Arrangez-vous avecMme Deblain ; vous êtes chez vous au châteaucomme ici ; j’approuve par avance tout ce que vous ferezd’accord avec elle. Tâchez cependant de ne pas bouleverser tout monparc et de ne pas dépenser trop d’argent.

Bien qu’il eût à peine dépassé la trentaine,Félix Barthey était déjà classé parmi les artistes à la mode. Sesmoindres toiles se payaient fort cher. Les succès lui avaient étéplus faciles qu’à bon nombre de ses confrères, car il était arrivéà Paris riche de la succession de son père, grand négociant deLyon, de qui son frère aîné, Armand, avait repris la maison ;mais, entraîné par une vocation réelle, il n’en avait pas moinstravaillé assidûment, et, dès ses débuts, le public était venu àlui, à la suite de la médaille qu’il avait enlevée à sa premièreexposition.

De plus, pendant la guerre, il s’étaitbravement engagé, à moins de vingt ans, dans un bataillon de marcheet avait gagné la médaille militaire sur le champ de bataille.

Tout cela faisait que, beau garçon, pleind’esprit et d’entrain, il n’avait que des amis. Son élégant hôtelde la rue d’Offémont était le rendez-vous de toutes les célébritésparisiennes.

On conçoit que Mme Deblain etlui s’étaient rapidement entendus, et, comme la bride leur avaitété mise sur le cou par Raymond, ils s’empressèrent d’arrêter leursplans.

On était alors au mois de juin, etl’impatiente jeune femme, qui devait passer une partie de l’été àTrouville, avec sa sœur, voulait que son théâtre fût prêt pourl’hiver.

Pendant son absence, on ferait le gros œuvre,la charpente ; à son retour de la mer, M. Barthey iraits’installer au château pour peindre le rideau et les décors.

Par acquit de conscience, Rhéa fit part à sonmari de ce qu’elle avait décidé et celui-ci ayant, ainsi qued’habitude, trouvé tout cela parfait, les ouvriers se mirentaussitôt au travail.

Il aurait donc été bien impossible àMme Deblain de n’avoir pas tout au moins del’affection et de la reconnaissance pour un tel mari. Aussi tousses adorateurs, Plemen en tête, perdaient-ils leurs soupirs et leurtemps. Les mauvaises langues de Vermel continuaient à avoirabsolument tort, et Raymond vivait, avec raison, dans la pluscomplète quiétude, toujours heureux et gai, s’apercevant à peinedes changements qui s’étaient faits dans le caractère et lesallures de son ami le docteur.

Sa stupéfaction fut donc complète, lorsquePlemen lui dit brusquement un matin, alors queMme Deblain était déjà depuis plus de quinze joursà Trouville :

– Ta femme est certainementirréprochable, mais tu as tort de la laisser ainsi au bord de lamer avec Mme Gould-Parker. Ces dames sont tropjeunes et trop jolies pour vivre dans un semblable milieu sansdonner prise à la médisance.

– Es-tu fou ? répondit enfinRaymond. D’abord, Rhéa et Jenny ne sont pas seules. Est-ce que leterrible colonel n’est pas avec elles ! Et quand le colonelest là !…

– Oui ; mais le colonel va bientôtpartir, et s’il emmène sa femme, la tienne restera isolée, à lamerci de tous ces galants… qui ne disparaissent qu’à l’heure del’arrivée du train des maris.

– Le train jaune ! riposta Deblainavec le ton gouailleur que le mariage ne lui avait pasenlevé ; mais sois sans crainte, Gould partira pour le Japonsans sa femme. Il s’y est décidé bien à contre-cœur ;cependant elle restera à Paris, sous ma surveillance.

Craignant peut-être de se trahir, car c’étaitson amour pour Rhéa beaucoup plus que le souci de l’honneur de sonami qui le faisait s’inquiéter des faits et gestes de la jeunefemme, Plemen ne répondit rien. Il se contenta de hausserlégèrement les épaules et de tourner le dos à Raymond, enmurmurant :

– Colonels ou non ! tous lesmêmes !

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