Le Feu- Journal d’une Escouade

Chapitre 11Le chien

Il faisait un temps épouvantable. L’eau et levent assaillaient les passants, criblaient, inondaient etsoulevaient les chemins.

De retour de corvée, je regagnais notrecantonnement, à l’extrémité du village. À travers la pluie épaisse,le paysage de ce matin-là était jaune sale, le ciel tout noir –couvert d’ardoises. L’averse fouettait l’abreuvoir avec ses verges.Le long des murs, des formes se rapetissaient et filaient, pliées,honteuses, en barbotant.

Malgré la pluie, la basse température et levent aigu, un attroupement s’agglomérait devant la poterne de laferme où nous logions. Les hommes serrés là, dos à dos, formaient,de loin, comme une vaste éponge grouillante. Ceux qui voyaient,par-dessus les épaules et entre les têtes, écarquillaient les yeuxet disaient :

– Il en a du fusil, le gars !

– Pour n’avoir pas les grolles, i’ n’apoint les grolles !

Puis les curieux s’éparpillèrent, le nez rougeet la face trempée, dans l’averse qui cinglait et la bise quipinçait, et, laissant retomber leurs mains qu’ils avaient levées auciel d’étonnement, ils les enfonçaient dans leurs poches.

Au centre, demeura, strié de pluie, le sujetdu rassemblement : Fouillade, le torse nu, qui se lavait àgrande eau.

Maigre comme un insecte, agitant de longs brasminces, frénétique et tumultueux, il se savonnait et s’aspergeaitla tête, le cou et la poitrine jusqu’au grillage proéminent de sescôtes. Sur sa joue creusée en entonnoir l’énergique opération avaitétalé une floconneuse barbe de neige, et elle accumulait sur lesommet de son crâne une visqueuse toison que la pluie perforait depetits trous.

Le patient utilisait, en guise de baquet,trois gamelles qu’il avait remplies d’eau trouvée on ne savait oùdans ce village où il n’y en avait pas, et, comme il n’existaitnulle part, dans l’universel ruissellement céleste et terrestre, deplace propre pour poser quoi que ce fût, il fourrait, après usage,sa serviette dans la ceinture de son pantalon, et mettait, chaquefois qu’il s’en était servi, son savon dans sa poche.

Ceux qui étaient encore là admiraient cettegesticulation épique au sein des intempéries, et répétaient enhochant la tête :

– C’est une maladie de propreté qu’ila.

– Tu sais qu’i’ va avoir une citation,qu’on dit, pour l’affaire du trou d’obus avec Volpatte.

– Ben, mon vieux cochon, les a pasvolées, ses citations !

Et on mêlait, sans bien s’en rendre compte,les deux exploits, celui de la tranchée et celui-là, et on leregardait comme le héros du jour, tandis qu’il soufflait,reniflait, haletait, rauquait, crachait, essayait de s’essuyer sousla douche aérienne, par coups rapides et comme par surprise, puis,enfin, se rhabillait.

Une fois lavé, il a froid.

Il tourne sur place et se poste, debout, àl’entrée de la grange où l’on gîte. La bise glaciale tache etplacarde la peau de sa longue face creuse et basanée, tire deslarmes de ses yeux et les éparpille sur ses joues grillées jadispar le mistral ; et son nez aussi pleure et pleuvote.

Vaincu par la morsure continue du vent quil’attrape aux oreilles, malgré son cache-nez noué autour de satête, et aux mollets malgré les bandes jaunes dont ses jambes decoq sont écaillées, il rentre dans la grange, mais il en ressortaussitôt, en roulant des yeux féroces et en murmurant :« Pute de moine ! » et :« Voleur ! » avec l’accent qui éclôt aux gosiers àmille kilomètres d’ici, dans le coin de terre d’où la guerrel’exila.

Et il reste debout, dehors, dépaysé plus qu’ilne le fut jamais dans ce décor septentrional. Et le vent vient, seglisse en lui, et revient, avec de brusques mouvements, secouer etmalmener ses formes décharnées et légères d’épouvantail.

C’est qu’elle est quasi inhabitable – coquinede Dious ! – la grange qu’on nous a assignée pour vivrependant cette période de repos. Cet asile s’enfonce, ténébreux,suintant et étroit comme un puits. Toute une moitié en est inondée– on y voit surnager des rats – et les hommes sont massés dansl’autre moitié. Les murs, faits de lattes agglutinées par de laboue séchée, sont cassés, fendus, percés, sur tout le pourtour, etlargement troués dans le haut. On a bouché tant bien que mal, lanuit où l’on est arrivé – jusqu’au matin – les lézardes qui sont àportée de la main, en y fourrant des branches feuillues et desclaies. Mais les ouvertures du haut et du toit sont toujoursbéantes. Alors qu’un faible jour impuissant y demeure suspendu, levent, au contraire, s’y engouffre, s’y aspire de tous côtés, detoute sa force, et l’escouade subit la poussée d’un éternel courantd’air.

Et quand on est là, on demeure planté debout,dans cette pénombre bouleversée, à tâtonner, à grelotter et àgeindre.

Fouillade, qui est rentré encore une fois,aiguillonné par le froid, regrette de s’être lavé. Il a mal auxreins et dans le côté. Il voudrait faire quelque chose, maisquoi ?

S’asseoir ? Impossible. C’est trop sale,là-dedans : la terre et les pavés sont enduits de boue, et lapaille disposée pour le couchage est tout humide à cause de l’eauqui s’y infiltre et des pieds qui s’y décrottent. De plus, si l’ons’assoit, on gèle, et si on s’étend sur la paille, on est incommodépar l’odeur du fumier et égorgé par les émanations ammoniacales…Fouillade se contente de regarder sa place en bâillant à décrochersa longue mâchoire qu’allonge une barbiche où l’on verrait despoils blancs si le jour était vraiment le jour.

– Les autres copains et poteaux, ditMarthereau, faut pas croire qu’i’ soyent mieux ni plus bien quenous. Après la soupe, j’ai été voir un gibier à la onzième, dans laferme, près de l’infirmerie. Il faut enjamber de l’autre côté d’unmur par une échelle trop courte – tu parles d’un coup de ciseaux,remarque Marthereau qui est court sur pattes – et une fois qu’t’esdans c’poulailler et c’clapier, t’es bousculé et pigné par tout unchacun et tu gênes tout un chacun. Tu sais pas où mett’ tes pommes.J’suis filé de là en ripant.

– J’ai voulu, moi, dit Cocon, quand on aété quittes de becqueter, entrer chez l’forgeron pomper quelquechose de chaud, en l’achetant. Hier, i’ vendait du jus, mais descognes sont passés là ce matin : le bonhomme a la tremblote etil a fermé sa porte à clef.

Fouillade les a vus rentrer la tête basse etvenir s’échouer au pied de leur litière.

Lamuse a essayé de nettoyer son fusil. Mais onne peut pas nettoyer son fusil ici, même en s’installant par terre,près de la porte, même en soulevant la toile de tente mouillée,dure et glacée, qui pend devant comme une stalactite : il faittrop sombre.

– Et pis, ma vieille, si tu laissestomber une vis, tu peux t’mettre la corde pour la retrouver,surtout qu’on est bête de ses pattes quand on a froid.

– Moi, j’aurais des choses à coudre,mais, salut !

Reste une alternative : s’étendre sur lapaille, en s’enveloppant la tête dans un mouchoir ou une serviettepour s’isoler de la puanteur agressive qu’exhale la fermentation dela paille, et dormir. Fouillade qui n’est, aujourd’hui, ni decorvée, ni de garde, et est maître de tout son temps, s’y décide.Il allume une bougie pour chercher dans ses affaires, dévide leboyau d’un cache-nez, et on voit ses formes étiques, découpées ennoir, qui se plient et se déplient.

– Aux patates, là-dedans, mes petitsagneaux ! brame à la porte, dans une forme encapuchonnée, unevoix sonore.

C’est le sergent Henriot. Il est bonhomme etmalin, et tout en plaisantant avec une grossièreté sympathique, ilsurveille l’évacuation du cantonnement à cette fin que personne netire au flanc. Dehors, dans la pluie infinie, sur la routecoulante, s’égrène la deuxième section, racolée, elle aussi, etpoussée au travail par l’adjudant. Les deux sections se mêlent. Ongrimpe la rue, on gravit le monticule de terre glaise où fume lacuisine roulante.

– Allons, mes enfants, jetons-en un coup,c’est pas long quand tout le monde s’y met… Allons, qu’est-ce t’asà rouspéter, encore, toi ? Ça sert à rien.

Vingt minutes après, on rentre au trot. Dansla grange, on ne touche plus en tâtonnant que des choses et desformes trempées, humides et frigides, et une âcre senteur de bêtemouillée s’ajoute aux exhalaisons du purin que renferment noslits.

On se rassemble, debout, autour des madriersqui soutiennent la grange, et autour des filets d’eau qui tombentverticalement des trous du toit – vagues colonnes au vaguepiédestal d’éclaboussements.

– Les voilà ! crie-t-on.

Deux masses, successivement, bouchent laporte, saturées d’eau et qui s’égouttent : Lamuse et Barquesont allés à la recherche d’un brasero. Ils reviennent de cetteexpédition, complètement bredouilles, hargneux et farouches :« Pas l’ombre d’un fourneau. D’ailleurs ni bois ni charbon,même en se ruinant pour. »

Impossible d’avoir du feu.

– La commande, elle est loupée, et là oùj’ai pas réussi, personne réussira, dit Barque avec un orgueil quecent exploits justifient.

On reste immobiles, on se déplace lentement,dans le peu d’espace qu’on a, assombris par tant de misère.

– À qui c’journal ?

– Ch’est à mi, dit Bécuwe.

– Qu’est-c’qui chante ? Ah, zut, onpeut pas lire dans c’te nuit !

– I’s disent comme cha, qu’à ch’t’heure,on a fait tout ch’qu’i’ fallait pour l’soldats, et les récaufirdans s’tranchées. I’s ont toudi ch’qu’i leur faut, et d’lainages,et d’kemises, d’fourneaux, d’brasos et d’carbon à pleins tubins. Etqu’ch’est comme cha dans l’tranchées d’première ligne.

– Ah ! tonnerre de Dieu !ronchonnent quelques-uns des pauvres prisonniers de la grange, etils montrent le poing au vide du dehors et au papier dujournal.

Mais Fouillade se désintéresse de ce qu’ondit. Il a plié dans l’ombre sa grande carcasse de don Quichottebleuâtre et tendu son cou sec tressé de cordes à violon. Quelquechose est là, par terre, qui l’attire.

C’est Labri, le chien de l’autre escouade.

Labri, vague berger mâtiné à queue coupée, estcouché en rond sur une toute petite litière de poussière depaille.

Il le regarde et Labri le regarde.

Bécuwe s’approche et, avec son accent chantantdes environs de Lille :

– Il minge pas s’pâtée. Il va pas,ch’tiot kien. Eh ! Labri, qu’ch’qu’to as ? V’là tin pain,tin viande. R’vêt’ cha. Cha est bon, deslo qu’est dans t’tubin… I’s’ennuie, i’ souffre. Un d’ch’matin, on l’r’trouvera, ilo,crévé.

Labri n’est pas heureux. Le soldat à qui ilest confié est dur pour lui et le malmène volontiers, et, parailleurs, ne s’en préoccupe guère. L’animal est attaché toute lajournée. Il a froid, il est mal, il est abandonné. Il ne vit pas savie. Il a, de temps en temps, des espoirs de sortie en voyant qu’ons’agite autour de lui, il se lève en s’étirant et ébauche unfrétillement de queue. Mais c’est une illusion, et il se recouche,en regardant exprès à côté de sa gamelle presque pleine.

Il s’ennuie, il se dégoûte de l’existence.Même s’il évite la balle ou l’éclat auquel il est tout aussi exposéque nous, il finira par mourir ici.

Fouillade étend sa maigre main sur la tête duchien ; celui-ci le dévisage à nouveau. Leurs deux regardssont pareils, avec cette différence que l’un vient d’en haut etl’autre d’en bas.

Fouillade s’est assis tout de même – tantpis ! – dans un coin, les mains protégées par les plis de sacapote, ses longues jambes refermées comme un lit pliant.

Il songe, les yeux clos sous ses paupièresbleutées. Il revoit. C’est un de ces moments où le pays dont on estséparé prend, dans le lointain, des douceurs de créature. L’Héraultparfumé et coloré, les rues de Cette. Il voit si bien, de si près,qu’il entend le bruit des péniches du canal du Midi et desdéchargements des docks, et que ces bruits familiers l’appellentdistinctement.

En haut du chemin qui sent le thym etl’immortelle si fort que cette odeur vient dans la bouche et estpresque un goût, au milieu du soleil, dans une bonne brise touteparfumée et chauffée, qui n’est que le coup d’aile des rayons, surle mont Saint-Clair, fleurit et verdoie la baraquette des siens. Delà, on voit en même temps, se rejoignant, l’étang de Thau, qui estvert bouteille, et la mer Méditerranée, qui est bleu ciel, et onaperçoit aussi quelquefois, au fond du ciel indigo, le fantômedécoupé des Pyrénées.

C’est là qu’il est né, qu’il a grandi,heureux, libre. Il jouait, sur la terre dorée et rousse, et même iljouait au soldat. L’ardeur de manier un sabre de bois animait sesjoues rondes qui sont maintenant ravinées et comme cicatrisées… Ilouvre les yeux, regarde autour de lui, hoche la tête, et s’adonneau regret du temps où il avait un sentiment pur, exalté, ensoleilléde la guerre et de la gloire.

L’homme met sa main devant ses yeux, pourretenir la vision intérieure.

Maintenant, c’est autre chose.

C’est là-haut au même endroit, que, plus tard,il a connu Clémence. La première fois, elle passait, luxueuse desoleil. Elle portait dans ses bras une javelle de paille et ellelui est apparue si blonde qu’à côté de sa tête la paille avaitl’air châtain. La seconde fois, elle était accompagnée d’une amie.Elles s’étaient arrêtées toutes les deux pour l’observer. Il lesentendit chuchoter et se tourna vers elles. Se voyant découvertes,les deux jeunes filles se sauvèrent en froufroutant, avec un rirede perdrix.

Et c’est là aussi qu’ils ont, tous les deux,ensuite, établi leur maison. Sur le devant court une vigne qu’ilsoigne en chapeau de paille, quelle que soit la saison. À l’entréedu jardin se tient le rosier qu’il connaît bien et qui ne se sertde ses épines que pour essayer de le retenir un peu quand ilpasse.

Retournera-t-il près de tout cela ?Ah ! il a vu trop loin au fond du passé, pour ne pas voirl’avenir dans son épouvantable précision. Il songe au régimentdécimé à chaque relève, aux grands coups durs qu’il y a eu et qu’ily aura, et aussi à la maladie, et aussi à l’usure…

Il se lève, s’ébroue, pour se débarrasser dece qui fut et de ce qui sera. Il retombe au milieu de l’ombreglacée et balayée par le vent, au milieu des hommes épars etdécontenancés qui, à l’aveugle, attendent le soir ; il retombedans le présent, et continue à frissonner.

Deux pas de ses longues jambes le font butersur un groupe où, pour se distraire et se consoler, à mi-voix onparle mangeaille.

– Chez moi, dit quelqu’un, on fait despains immenses, des pains ronds, grands comme des roues de voiture,tu parles !

Et l’homme se donne la joie d’écarquiller lesyeux tout grands, pour voir les pains de chez lui.

– Chez nous, intervient le pauvreMéridional, les repas de fêtes sont si longs, que le pain, frais aucommencement, est rassis à la fin !

– Y a un p’tit vin… I’ n’a l’air de rien,ce p’tit vin d’chez nous, eh bien, mon vieux, s’i n’a pas quinzedegrés, il n’en a pa’ un !

Fouillade parle alors d’un rouge presqueviolet, qui supporte bien le coupage, comme s’il avait été mis aumonde pour ça.

– Nous, dit un Béarnais, y al’jurançon ; mais l’vrai, pas c’qu’on t’vend pour jurançon etqui vient d’Paris. Moi, j’connais un des propriétairesjustement.

– Si tu vas par là, dit Fouillade, j’aichez moi les muscats de tout genre, de toutes les couleurs de lagamme, tu croirais des échantillons d’étoffes de soie. Tu viendraischez moi un mois d’temps que j’t’en f’rais goûter chaque jour dupas pareil, mon pitchoun.

– Tu parles d’une noce ! dit lesoldat reconnaissant.

Et il arrive que Fouillade s’émotionne à cessouvenirs de vin où il se plonge et qui lui rappellent aussi lalumineuse odeur d’ail de sa table lointaine. Les émanations du grosbleu et des vins de liqueur délicatement nuancés lui montent à latête, parmi la lente et triste tempête qui sévit dans lagrange.

Il se remémore brusquement qu’établi dans levillage où l’on cantonne est un cabaretier originaire de Béziers.Magnac lui a dit : « Viens donc me voir, mon camarade, unde ces quatre matins, on boira du vin de là-bas, macarelle !J’en ai quelques bouteilles que tu m’en diras desnouvelles. »

Cette perspective, tout d’un coup, éblouitFouillade. Il est parcouru dans toute sa longueur d’untressaillement de plaisir, comme s’il avait trouvé sa voie… Boiredu vin du Midi et même de son Midi spécial, en boire beaucoup… Ceserait si bon de revoir la vie en rose, ne serait-ce qu’unjour ! Hé oui, il a besoin de vin, et il rêve de segriser.

Incontinent, il quitte les parleurs pour allerde ce pas s’attabler chez Magnac.

Mais il se cogne à la sortie, à l’entrée –contre le caporal Broyer, qui va galopant dans la rue comme uncamelot en criant à chaque ouverture :

– Au rapport !

La compagnie se rassemble et se forme encarré, sur la butte glaiseuse où la cuisine roulante envoie de lasuie à la pluie.

– J’irai boire après le rapport, se dîtFouillade.

Et il écoute, distraitement, tout à son idée,la lecture du rapport. Mais si distraitement qu’il écoute, ilentend le chef qui lit : « Défense absolue de sortir descantonnements avant dix-sept heures, et après vingt heures »,et le capitaine qui, sans relever le murmure circulaire des poilus,commente cet ordre supérieur :

– C’est ici le Quartier Général de laDivision. Tant que vous y serez, ne vous montrez pas. Cachez-vous.Si le Général de Division vous voit dans la rue, il vous feraimmédiatement mettre de corvée. Il ne veut pas voir un soldat.Restez cachés toute la journée au fond de vos cantonnements. Faitesce que vous voudrez, à condition qu’on ne vous voie pas,personne !

Et l’on rentre dans la grange.

Il est deux heures. Ce n’est que dans troisheures, quand il fera tout à fait nuit, que l’on pourra se risquerdehors sans être puni.

Dormir en attendant ? Fouillade n’a plussommeil ; son espoir de vin l’a secoué. Et puis, s’il dort lejour, il ne dormira pas la nuit. Ça non ! Rester les yeuxouverts, la nuit, c’est pire que le cauchemar.

Le temps s’assombrit encore. La pluie et levent redoublent, dehors et dedans…

Alors quoi ? si on ne peut ni resterimmobile, ni s’asseoir, ni se coucher, ni se balader, nitravailler, quoi ?

Une détresse grandissante tombe sur ce groupede soldats fatigués et transis, qui souffrent dans leur chair et nesavent vraiment pas quoi faire de leur corps.

– Nom de Dieu, c’qu’on est mal !

Ces abandonnés crient cela comme unelamentation, un appel au secours.

Puis, instinctivement, ils se livrent à laseule occupation possible ici-bas pour eux : faire les centpas sur place pour échapper à l’ankylose et au froid.

Et les voilà qui se mettent à déambuler trèsvite, de long en large, dans ce local exigu qu’on a parcouru entrois enjambées, qui tournent en rond, se croisant, se frôlant,penchés en avant, les mains dans les poches, en tapant la semellepar terre. Ces êtres que cingle la bise jusque sur leur paille,semblent un assemblage de miséreux déchus des villes qui attendent,sous un ciel bas d’hiver, que s’ouvre la porte de quelqueinstitution charitable. Mais la porte ne s’ouvrira pas pourceux-là, sinon dans quatre jours, à la fin du repos, un soir, pourremonter aux tranchées.

Seul dans un coin, Cocon est accroupi. Il estdévoré de poux, mais, affaibli par le froid et l’humidité, il n’apas le courage de changer de linge, et il reste là, sombre,immobile et mangé…

À mesure qu’on approche, malgré tout, de cinqheures du soir, Fouillade recommence à s’enivrer de son rêve devin, et il attend, avec cette lueur à l’âme.

– Quelle heure est-il ?… Cinq heuresmoins un quart… Cinq heures moins cinq… Allons !

Il est dehors dans la nuit noire. Par grandssautillements clapotants, il se dirige vers l’établissement deMagnac, le généreux et loquace Biterrois. Il a grand-peine àtrouver la porte dans le noir et la pluie d’encre. Bou Diou, ellen’est pas éclairée ! Bou Diou d’bou Diou, elle estfermée ! La lueur d’une allumette, qu’abrite sa grande mainmaigre comme un abat-jour, lui montre la pancarte fatidique :« Etablissement consigné à la troupe. » Magnac, coupablede quelque infraction, a été exilé dans l’ombre etl’inaction !

Et Fouillade tourne le dos à l’estaminetdevenu la prison du cabaretier solitaire. Il ne renonce pas à sonrêve. Il ira ailleurs, ce sera du vin ordinaire, et il paiera,voilà tout.

Il met la main dans sa poche pour tâter sonporte-monnaie. Il est là.

Il doit avoir trente-sept sous. Ce n’est pasle Pérou, mais…

Mais subitement, il sursaute et s’arrête neten s’envoyant une claque sur le front. Son interminable figure faitune affreuse grimace, masquée par l’ombre.

Non, il n’a plus trente-sept sous ! Hé,couillon qu’il est ! Il avait oublié la boîte de sardinesqu’il a achetée la veille, tellement les macaroni gris del’ordinaire le dégoûtaient, et les chopes qu’il a payées auxcordonniers qui lui ont remis des clous à ses brodequins.

Misère ! Il ne doit plus avoir que treizesous !

Pour arriver à s’exciter comme il convient età se venger de la vie présente, il lui faudrait bien un litre etdemi, foutre ! Ici, le litre de rouge coûte vingt et un sous.Il est loin de compte.

Il promène ses yeux dans les ténèbres autourde lui. Il cherche quelqu’un. Il existe peut-être un camarade quilui prêterait de l’argent, ou bien qui lui paierait un litre.

Mais, qui, qui ? Pas Bécuwe, qui n’aqu’une marraine pour lui envoyer, tous les quinze jours, du tabacet du papier à lettres. Pas Barque, qui ne marcherait pas ;pas Blaire, qui, avare, ne comprendrait pas. Pas Biquet, qui al’air de lui en vouloir, pas Pépin qui mendigote lui-même et nepaie jamais, même quand il invite. Ah ! si Volpatte était aveceux !… Il y a bien Mesnil André, mais il est justement endette avec lui pour plusieurs tournées. Le caporal Bertrand ?Il l’a envoyé coucher brutalement à la suite d’une observation, etils se regardent de travers. Farfadet ? Il ne lui adresseguère la parole d’ordinaire… Non, il sent bien qu’il ne peut pasdemander ça à Farfadet. Et puis, mille dious ! à quoi bonchercher des messies dans son imagination ? Où sont-ils, tousces gens, à cette heure ?

Lent, il revient en arrière, vers le gîte.Puis, machinalement il se retourne et repart en avant, à pashésitants. Il va essayer tout de même. Peut-être, sur place, descamarades attablés… Il aborde la partie centrale du village àl’heure où la nuit vient d’enterrer la terre.

Les portes et les fenêtres éclairées desestaminets se reflètent dans la boue de la rue principale. Il y ena tous les vingt pas. On entrevoit les spectres lourds des soldats,la plupart en bandes, qui descendent la rue. Quand une automobilearrive, on se range, et on la laisse passer, ébloui par les phareset éclaboussé par la vase liquide que les roues projettent surtoute la largeur du chemin.

Les estaminets sont pleins. Par les vitresembuées, on les voit bondés d’un nuage compact d’hommescasqués.

Fouillade entre dans l’un d’eux, au hasard.Dès le seuil, l’haleine tiède du caboulot, la lumière, l’odeur etle brouhaha l’attendrissent. Cet attablement est tout de même unmorceau du passé dans le présent.

Il regarde, de table en table, s’avance endérangeant les installations pour vérifier tous les convives decette salle. Aïe ! Il ne connaît personne.

Autre part, c’est pareil. Il n’a pas dechance. Il a beau tendre le cou et quêter éperdument de l’œil unetête de connaissance parmi ces uniformes qui, par masses ou parcouples, boivent en conversant, ou, solitaires, écrivent. Il al’air d’un mendiant et personne n’y fait attention.

Ne trouvant nulle âme pour venir à son aide,il se décide à dépenser au moins ce qu’il a dans sa poche. Il seglisse jusqu’au comptoir…

– Une chopine de ving et du bonn…

– Du blanc ?

– Eh oui !

– Vous, mon garçon, vous êtes du Midi,dit la patronne en lui remettant une petite bouteille pleine et unverre et en encaissant ses douze sous.

Il s’installe sur le coin d’une table déjàencombrée par quatre buveurs qu’une manille attache les uns auxautres ; il remplit la chope à ras et la vide, puis la remplitde nouveau. – Eh, à ta santé, n’casse pas le verre ! luiglapit dans le nez un arrivant en bourgeron bleu charbonneux,porteur d’une épaisse barre de sourcils au milieu de sa face blême,d’une tête conique et d’une demi-livre d’oreilles. C’est Harlingue,l’armurier.

Il n’est pas très glorieux d’être installéseul devant une chopine en présence d’un camarade qui donne lessignes de la soif. Mais Fouillade fait semblant de ne pascomprendre le desideratum du sire qui se dandine devant lui avec unsourire engageant, et il vide précipitamment son verre. L’autretourne le dos, non sans grommeler qu’ils sont « pas beaucouppartageux et plutôt goulafes, ceuss du Midi ».

Fouillade a posé son menton sur ses poings etregarde sans le voir un angle de l’estaminet où les poiluss’entassent, se coudoient, se pressent et se bousculent pourpasser.

C’était assez bon, évidemment, ce petit blanc,mais que peuvent ces quelques gouttes dans le désert deFouillade ? Le cafard n’a pas beaucoup reculé, et il estrevenu.

Le Méridional se lève, s’en va, avec ses deuxverres de vin dans le ventre et un sou dans son porte-monnaie. Il ale courage de visiter encore un estaminet, de le sonder des yeux etde quitter l’endroit en marmottant pour s’excuser :« Hildepute ! I’ n’est jamais là,c’t’animau-là ! »

Puis il rentre au cantonnement. Celui-ci esttoujours aussi bruissant de rafales et de gouttes. Fouillade allumesa chandelle, et, à la lueur de la flamme qui s’agite désespérémentcomme si elle voulait s’envoler, il va voir Labri.

Il s’accroupit, le lumignon à la main devantle pauvre chien qui mourra peut-être avant lui. Labri dort, maisfaiblement, car il ouvre aussitôt un œil et remue la queue.

Le Cettois le caresse et lui dit toutbas :

– Y a rienn à faire. Rienn…

Il ne veut pas en dire davantage à Labri pourne pas l’attrister ; mais le chien approuve en hochant la têteavant de refermer les yeux.

Fouillade se lève un peu péniblement à causede ses articulations rouillées, et va se coucher. Il n’espère plusqu’une chose maintenant : dormir, pour que meure ce jourlugubre, ce jour de néant, ce jour comme il y en aura encore tant àsubir héroïquement, à franchir, avant d’arriver au dernier de laguerre ou de sa vie.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer